EVANGILE DE RABELAIS
Gargantua François RabelaisCOMMENT GARGANTUA FUT ONZE MOIS PORTÉ ON VENTRE DE SA MÈRE.
Ma genèse
la création de la terre
ISRAEL (Isis, Râ, ciel)
SHAMBALLA (Shamba ou maman, Alla ou papa, Ile divine)
TERRE SAINTE pour les Catholique
CAPITAL DE L'ATLANTIDE AVANT LE DELUGE
CAPITAL DES PICTONS APRES LE DELUGE
LE CHATEAU DE LA FAMILLE DU ROI DE JUDEE GABRIEL ENOCH JOSEPH GAUDIN PERE ADOPTIF DE CHRISTOPHE (JESUS) ET SAMAEL LAZARD (FRERE JUMEAU) ENFANTS DE LUCIE MARIE GAUDIN DIT LA VIERGE
les deux enfants de marie et l'enfant de Joseph dit Barabas ( fils du roi) ont grandi jusqu'à leur ces 7 ans pour partir vers l'Atlas lieu des maîtres Atlantes dit Berbère où ils devenaient élève atlantes dit JUIF et cette enseignement durais 26 ans
l'endroit où les sirènes se baignaient donnant une lumière argenté sur cette plage comme Argenton et Vitré
THERESE MARIE GAUDIN ET MICHEL UTHER PENDRAGON JOSEPH GAUDIN (RESIDENCE DE MOCONTOUR POUR THERESE ET SANZAY POUR UTHER) /MELCHIOR
1er enfant
JEAN/ SALMANAZAR/SOCRATE
2eme enfant
GERMAIN/MATHUSALEM/ JACQUE LE MAJEUR
3eme enfant
MAGDALA FEMME DE CONAN DIT JESUS
4eme enfant
LOUIS CHARLES PERCEVAL JOSEPH GAUDIN
JEAN ET THERESE
1 enfant
LANCELOT
LANCELOT ET THERESE
1 enfant
Galaad
GALAAD ET LUCIE
1 enfant
Bohort
Perceval /Lucie (résidence Moncontour )
1er enfant
Gauvain
2eme enfant
Agravain ( maison de Evreux blason les trois fleur de lys)
3eme enfant
Gareth
4eme enfant
Gaheris
5eme enfant
Gueherret
Thérèse et Perceval (résidence Vitré)
1er enfant
Yvain (résidence du Léon)
2eme enfant
Mordred (résisdence des Penthièvres)
Germain/Lucie (résidence Germain la Pinel)
1er enfant
Caradoc ( maison de Vannes, de Quintin, St Brévin, Penmarch, Clisson, Pornic)
2ème enfant
Calogronan (maison de Blois, Huelgoat, Trégor)
CHRISTOPHE CONAN JOSEPH GAUDIN ET MAGDALA MARIE GAUDIN
1er enfant
NICOLE
2ème enfant
GUENIEVRE
3eme enfant
MORGANE
NICOLE ET GAUVAIN
1er enfant
Viviane
GUENIEVRE ET LANCELOT
Fée ELAINE
MORGANE ET BOHORT
Fée Morgan
FRERE DE MICHEL/NABUCHODONOSOR
MICHEL GABRIEL ENOCH JOSEPH GAUDIN /LUCIE
1 enfant
BARABAS
MERLIN ET LUCIE
ENFANT JUMEAU
CHRISTOPHE CONAN JOSEPH GAUDIN/JEROBOAM/JESUS
SAMAEL LAZARD JOSEPH GAUDIN /REHOBOAM/LUCIFER
CHRONOLOGIE DEPUIS LE DEBUT CREATION DE LA TERRE
3021 Le 3ème jour divin création de l'Atlantide
3895 Le Déluge
4023 notre l'an 0 la naissance de Jésus pour les catholiques et pour la Croix Rose Michel la prise du Mont Arthur
4028 date du Chemin de croix l'an 5 chronologie Catholique
Eglise Notre Dame de Chemillé
la Croix Rose Michel
lieu du Cerveau de la terre et l'emplacement de l'arche d'alliance
sur le mur la peinture d'un Hermite donne l'indice que ce lieu est relié à l'arche d'alliance
l'hermite est le gardien de l'arche voir aussi sur le disque de phaisto un personnage avec une lanterne parlant de l'hermite sur cette peinture l'hermite avec la lanterne
Disque Phaisto
Ce disque de deux faces retrouvé en Crète donne le programme(entre chaque trait indique une séquence d'évènement avec les acteurs qui joue un rôle representé par des formes ou dessin souvent les prophètes) que l'homme va vivre sur terre. Ce disque était représenté dans les relais des villages des territoires de Uther Pendragon du peuple Picton et de Judée.
Sur la carte J.Cassini représente les terres connus
les contrés Picton sont la Crète, le Portugal, la Galles, l'Ecosse, Islande, Quebec, Chili.
Les contrés de Judée sont de l'Afrique du sud jusqu'à la Scandinavie du sud au nord et de Hong Kong au Dauphiné en France et les Flandres de l'est à l'ouest sont roi était Gabriel Enoch (second) Joseph (père ou roi) Gaudin (nom de la famille du Divin sur terre)
L'ensemble des deux continents sont l'Atlantide de Platon avant le Déluge en -128 de notre chronologie.
La Sibérie et Alaska étaient le continent Mü du roi Mü.
Je voulais raconter une histoire qui est la mienne. Je commencerai par la vie de Jésus. Pendant sa jeunesse, il viva dans la contré d'Argenton dit le Château proche du village Coron. Dans une demeure qui est devenu le château de la Roche des Aubiers. C'est le lieu de la vie de l'enfance de Jésus le nom de Christophe Conan Joseph Gaudin, frère de Jean Baptiste, son demi frère, fils de Joseph Gaudin, roi de Judée. Il grandit jusqu'à ces sept ans avant de partir en Judée dont sa capital est Troie. Aujourd'hui en Turquie. La mère de Christophe Conan est Marie. Son nom complet est Lucie Marie Gaudin, Reine de Judée.Le château principal de L'Argentonnay était Sanzay, appartenant aux Rois de Bretagne et de la Vendée. Le nom est Uther Pendragon Bernabet Joseph Gaudin. Il fut appelé par la suite Martin, Antoine, Gille, Michel, Elie, Salomon.
Christophe Conan est né en -28 de notre ères et mourra en l'an 5. L'an 5 fut l'année du retour de Conan en Bretagne
La raison du retour de la famille de Joseph, Gabriel Enoch Joseph Gaudin.
A l'époque, une guerre existait entre les Pictons et les Vikings, alliés avec les Goths. Les vikings venaient de Norvège la ville, Oslo. Le roi était Baslin appelé dans la chrétienneté, Saint Sébastien. Les Goths venaient de Split. Le peuple de Samael se trouve dans ma carte. Ils envahiront le nord de l'Italie puis Florence et puis ensuite la création de Rome chez les Etrusques ou les Pictons. Le territoire de Toscane s'étendais entre Pise, florence, Sienna sa capital , jusqu'à Pompeï. César veut dire Chef ou Roi des Goths peuple de Samael Lazard joseph Gaudin frère jumeau de Christophe Conan.
A l'époque, la bretagne était un empire. De l'Atlas, Portugal, jusqu'à Les Flandre, le Danemark, et les îles Britaniques. L'autre empire fut la Judée. L'Afrique, le Moyen Orient, la Chine, L'Afghanistan, Inde, la Russie jusqu'au Mont Oural, les Balkans, la Prusse, les Helvétiques jusqu'à la Scandinavie.
Ces deux empires fut les les restes de la moitié de l'Atlantide. L'autre était l'Amérique. Sa disparition vient du Délugede -128 dates de la percution d'une météorite sur la terre aujourd'hui au Méxique qui a fait modifié l'axe de la terre et la fait ralentir la rotation modifiant la hauteur des océans de 100 mètres engloutissant des villes dans le monde et commencera à descendre 5 ans après jusqu'à l'an 478, le niveau de l'eau se stabilisera à 50 mètre par rapport à avant le déluge.
Les vikings vient du centre de la Sibérie, accostèrent à Oslo en – 128 au moment du déluge.
Les vikings s'étendent, commençant à prendre les places fortes des Bretons et des pictes. La première fut Edinburgh et York. Ensuite le long de la Tamise où se trouve Londres. Il s'installe en France, après la Rance vallée du Mont Michel devenant la Normandie, les Norman ou homme du nord édifiant des villes comme Amiens, Rouen. Le bassin parisien encore une mer, il envahiront les berges jusqu'au bassin Armoricain ou aujourd'hui Aquitain. Par la suite le Pays Basque, la Catalogne, la Castille , Aragon jusqu'à Madrid. Le drapeau au bande rouge et jaune était le drapeau des vikings que l'on retrouve pour le drapeau Celte, du blason des Plantagenêt et le drapeau de l'Espagne.
Poitiers, Thouars, Chinon seront des garnisons des vikings pour prendre en tenaille le Avalonnais dont sa capital est Loudun et le château de la reine, Moncontour et le château du roi, Sanzay, le Senat à Voultegon après le Déluge et Chemillé à lépoque de l'Atlantide. Beaucoup des villes lorsque celle ci est separé par une rivière avait un coté Picton avec par exemple les quartier st Jean, st Jacques et l'autre côté de la berge avant d'avoir des ponts la construction de forteresse des vikings. Avant l'arrivé des Vikings les forteresses n'existaient pas. Biensûre les Pictons se mettrons aussi à construire des Forteresse comme Toulouse, Vitré, Sanzay, Loudun et le tour des rivages armoricains et allant jusqu'à Arcachon où avait été entreposé la représentation du dit Arche d'alliance par Uter Pendragon. La dune du Pillat est caché par une pyramide où elle était placé. Des pélerinages qui sont cité dans les écrits dit César avec les helvètes qui déménageaient l'ensemble de leur village pour aller dans le Saintonge. La ville Cap Breton nom donné par les vikings est un exemple de séparation entre les vikings et les Pictons.
Une deuxième place forte que Loudun est Vitré existait car le lieu de résidence de Perceval. En 499, une bataille entre les Pictons dit Bretons par les Vikings a eu lieu à Vitré lieu de commandement mais défendait une ligne frontière qui correspondait de Cherbourg, Fougère, Angers, Mirebeau, Charroux, Lusignan , Melle, Saintes, Arcachon jusqu'à Toulouse. Le cœur de la bataille sera dans la régions de Vitré.
racontons l'histoire de l'Armaggedon
En 478 de notre chronologie la mer du bassin parisien et armoricain ou aquitain,aujourd'hui, disparaît. Le processus commença à Poitiers, les deux mers se retira à cette endroit donnant l'histoire de la mer rouge qui se coupa en deux. Les Vikings s'intalèrent à Tours construisant la première Tour dit de Babel par la suite devenant leur capital, la Rome des Visigoths avec Grégoire de Tours.
L'ensemble des armées de Sibérie ou Mü se préparent pour cette ultime confrontation avec les pictons et judéens ou les Atlantes. Une guerre entre le continent Mü et l'Atlantide.
Du coté des Atlantes, la Judée prépare le rassemblement avec les armées de confucius, de Lao Tseu dit Attila, des koushs avec Balthazar dit Pythagore et des Doggons, grotte de Dieu avec Mahomet où il a apparu dans cette grotte, des Troyens avec Socrate, roi de Rhode.,,
Cette événement est inscrit dans le disque de Phaisto. Chaque symbole représente un des rois que je viens de présenter comme pour Pythagore, une tête africaine, pour Attila ou Lao Tseu avec un bouclier ...etc
Damas sera le lieu de rassemblement de toutes ces Armées pour ensuite se diriger vers Izmir pour embarquer en direction des Vénètes, la baie d'Aurai et Vannes.
L'ensemble de l'armée des Atlantes sera constitué de 85 millions combattants. Le continent MÜ de son côté sera constitué de 250 millions de combattants.
Voilà la situation en 499 de cette chronologie avant la guerre de l'Armaggedon.
Au cours de cette guerre le roi Baslin se fera contraindre de suivre les Pictons qui le conduira au Pont d'Etrelle vers Vitré ou il subira une mort lente attaché à un arbre, des fléchettes de plume piqué dans sa chair fera coulé le sang, lentement. Il perdra la vie au bout de 3 jours de souffrance. Dans l'église de Argentré, une statue représente un homme avec une tenue de Philistin ou Macédonien dit Romain avec des flèches. Les reliques se trouve dans les fin fonds de cette église. Cette homme est le roi Baslin et deviendra chez les catholiques St Sébastien. Le pape Jean 23 est allé dans cette église comme Jean Paul II car ils étaient tout les deux de grade élève Rose Croix Michel ou Croix Rose Michel. Christophe Conan le dit Jésus qui était ressuscité déjà deux fois, perdra la vie à Moustier à 2 km de la Guerche et ressuscitera une troisième fois ou une quatrième fois si on prend en compte aussi son changement d'âme pendant ces 40 jours à l'âge de 26 ans dans le désert avant sa crucifixion à l'âge de 33 ans comme inscrit dans les écrits à Pierre du Bois aujourd'hui St Paul du Bois, Maine et Loire. Une autre représentation de Baslin avec un chapeau phrygien et d'ailleur avec la tenue de l'époque des vikings ou des Nor Man ou normand ou homme du nord, dans l'église de Moustier lieu de la mort de Conan. Moustier était un métier aujourd'hui c'est vigneron. préparateur du mous. le métier de Conan. Aujourd'hui serait ingénieur agronome spécialité la vigne. Il voyageait pour donner son expertise dans l'ensemble du territoire des atlantes. Ces vignes se trouvaient par exemple aux Champs sur Layon, St Estèphe, Vezelay.... beaucoup de localité possèdent le nom de Moustier qui indique le lien que Conan avait pour ces lieux.
18 mars 2025 19:42
Gargantua François RabelaisCOMMENT GARGANTUA FUT ONZE MOIS PORTÉ ON VENTRE DE SA MÈRE.
Gargantua
François Rabelais
COMMENT GARGANTUA FUT ONZE MOIS PORTÉ ON VENTRE DE SA MÈRE.
Grangousier était bon raillard en son temps, aimant à boire net autant qu’homme qui pour lors fût au monde, et mangeait volontiers salé. À cette fin, avait ordinairement bonne munition de jambons de Mayence et de Bayonne, force langues de bœuf fumées, abondance d’andouilles en la saison et bœuf salé à la moutarde, renfort de boutargues, provision de saucisses, non de Bologne, car il craignait li boucon de Lombard, mais de Bigorre, de Longaunay, de la Brenne et de Rouergue. En son âge virile, épousa Gargamelle, fille du roi des Parpaillos, belle gouge et de bonne trogne, et faisaient eux deux souvent ensemble la bête à deux dos, joyeusement se frottants leur lard, tant qu’elle engrossa d’un beau fils, et le porta jusques à l’onzième mois.
Car autant, voire davantage, peuvent les femmes ventre porter, mêmement quand c’est quelque chef-d’œuvre et personnage que doive en son temps faire grandes prouesses, comme dit Homère que l’enfant duquel Neptune engrossa la nymphe, naquit l’an après révolu : ce fut le douzième mois. Car (comme dit A. Gelle, lib. III) ce long temps convenait à la majesté de Neptune, afin qu’en icelui l’enfant fût formé à perfection. À pareille raison, Jupiter fit durer xlviii heures la nuit qu’il coucha avec Alcmène, car en moins de temps n’eût-il pu forger Hercules, qui nettoya le monde de monstres et tyrans.
Messieurs les anciens Pantagruélistes ont conformé ce que je dis, et ont déclaré non seulement possible, mais aussi légitime, l’enfant né de femme l’onzième mois après la mort de son mari.
Hippocrates, lib. de Alimento, Pline, lib. VII, cap. v, Plaute, in Cistellaria, Marcus Varro en la satire inscrite le Testament, alléguant l’autorité d’Aristotèles à ce propos, Censorinus, lib. de Die natali, Aristotèles, lib. VII, cap. iii et iv de Nat. animalium, Gellius, lib. III, cap. xvi, Servius, in Egl. exposant ce mètre de Virgile : « Matri longa decem, etc. », et mille autres fols, le nombre desquels a été par les légistes accru : ff. de suis et legit. l. intestato § fi., et in Autent. de Restitut. et ea quæ parit in xi mense. D’abondant en ont chaffouré leur robidilardiques loi Gallus, ff. de lib. et posthu., et l. septimo ff. de Stat. homi. et quelques autres que pour le présent dire n’ose. Moyennant lesquelles lois, les femmes veuves peuvent franchement jouer du serre-croupière à tous envis et toutes restes, deux mois après le trépas de leurs maris.
Je vous prie par grâce, vous autres mes bons averlans, si d’icelles en trouvez que vaillent le débraguetter, montez dessus et me les amenez. Car si au troisième mois elles engrossent, leur fruit sera héritier du défunt, et la grosse connue poussent hardiment outre, et vogue la galée puisque la panse est pleine ! Comme Julie, fille de l’empereur Octavian, ne s’abandonnait à ses taboureurs sinon quand elle se sentait grosse, à la forme que la navire ne reçoit son pilote que premièrement ne soit calfatée et chargée.
Et si personne les blâme de soi faire rataconniculer ainsi sur leur grosse, vu que les bêtes sur leurs ventrées n’endurent jamais le mâle masculant, elles répondront que ce sont bêtes, mais elles sont femmes, bien entendantes les beaux et joyeux menus droits de superfétation, comme jadis répondit Populie, selon le rapport de Macrobe, lib. II, Saturnal.
Si le diavol ne veut qu’elles engrossent, il faudra tordre, le douzil, et bouche close.
COMMENT GARGAMELLE, ÉTANT GROSSE DE GARGANTUA, MANGEA GRAND PLANTÉ DE TRIPES.
L’occasion et manière comment Gargamelle enfanta fut telle, et si ne le croyez, le fondement vous escappe. Le fondement lui escappait une après-dînée, le iiie jour de février, par trop avoir mangé de gaudebillaux. Gaudebillaux sont grasses tripes de coiraux. Coiraux sont bœufs engraissés à la crèche et prés guimaux. Prés guimaux sont qui portent herbe deux fois l’an. D’iceux gras bœufs avaient fait tuer trois cent soixante-sept mille et quatorze pour être à mardi-gras salés, afin qu’en la prime vère, ils eussent bœuf de saison à tas, pour, au commencement des repas, faire commémoration de salures et mieux entrer en vin.
Les tripes furent copieuses, comme entendez, et tant friandes étaient que chacun en léchait ses doigts. Mais la grande diablerie à quatre personnages était bien en ce que possible n’était longuement les réserver, car elles fussent pourries, ce qui semblait indécent. Dont fut conclu qu’ils les bâfreraient sans rien y perdre. À ce faire convièrent tous les citadins de Sinais, de Seillé, de la Roche-Clermaud, de Vaugaudray, sans laisser arrière le Coudray, Montpensier, le Gué de Vède, et autres voisins, tous bons buveurs, bons compagnons et beaux joueurs de quille là. Le bonhomme Grandgousier y prenait plaisir bien grand et commandait que tout allât par écuelles. Disait toutefois à sa femme qu’elle en mangeât le moins, vu qu’elle approchait de son terme et que cette tripaille n’était viande moult louable : « Celui, disait-il, a grande envie de mâcher merde, qui d’icelle le sac mange. » Nonobstant ces remontrances, elle en mangea seize muids, deux bussarts et six tupins. Ô belle matière fécale qui devait boursoufler en elle !
Après dîner, tous allèrent pêle-mêle à la Saulsaie, et là, sur l’herbe drue, dansèrent au son des joyeux flageolets et douces cornemuses, tant baudement que c’était passe-temps céleste les voir ainsi soi rigoler.
LES PROPOS DES BIEN-IVRES.
Puis entrèrent en propos de réciner on propre lieu.
Lors flacons d’aller, jambons de trotter, gobelets de voler, breusses de tinter.
« Tire.
— Baille.
— Tourne.
— Brouille.
— Boute à moi sans eau ; ainsi, mon ami.
— Fouette-moi ce verre galantement.
— Produis-moi du clairet, verre pleurant.
— Trêves de soif.
— Ha ! fausse fièvre, ne t’en iras-tu pas ?
— Par ma fi ! ma commère, je ne peux entrer en bette.
— Vous êtes morfondue, m’amie ?
— Voire.
— Ventre Saint-Quenet, parlons de boire.
— Je ne bois qu’à mes heures, comme la mule du pape.
— Je ne bois qu’en mon bréviaire, comme un beau père gardien.
— Qui fut premier, soif ou beuverie ?
— Soif, car qui eût bu sans soif durant le temps d’innocence ?
— Beuverie, car privatio præsupponit habitum. Je suis clerc : Fæcundi calices quem non fecere disertum ?
— Nous autres innocents ne buvons que trop sans soif.
— Non moi, pêcheur, sans soif, et sinon présente, pour le moins future, la prévenant comme entendez. Je bois pour la soif à venir.
— Je bois éternellement. Ce m’est éternité de beuverie et beuverie d’éternité.
— Chantons, buvons ; un motet entonnons.
— Où est mon entonnoir ?
— Quoi ? je ne bois que par procuration !
— Mouillez-vous pour sécher, ou vous séchez pour mouiller ?
— Je n’entends point la théorique ; de la pratique je m’aide quelque peu.
— Hâte !
— Je mouille, j’humecte, je bois, et tout de peur de mourir.
— Buvez toujours, vous ne mourrez jamais.
— Si je ne bois, je suis à sec, me voilà mort. Mon âme s’enfuira en quelque grenouillère. En sec jamais l’âme n’habite.
— Sommeliers, ô créateurs de nouvelles formes, rendez-moi de non buvant buvant.
— Pérennité d’arrosement par ces nerveux et secs boyaux.
— Pour néant boit qui ne s’en sent.
— Cetui entre dedans les veines, la pissotière n’y aura rien.
— Je laverais volontiers les tripes de ce veau que j’ai ce matin habillé.
— J’ai bien saburré mon estomac.
— Si le papier de mes cédules buvait aussi bien que je fais, mes créditeurs auraient bien leur vin quand on viendrait à la formule d’exhiber.
— Cette main vous gâte le nez.
— Ô quants autres y entreront, avant que cetui-ci en sorte !
— Boire à si petit gué, c’est pour rompre son poitrail.
— Ceci s’appelle pipée à flacons.
— Quelle différence est entre bouteille et flacon ?
— Grande, car bouteille est fermée à bouchon et flacon à vis.
— De belles ! Nos pères burent bien et vidèrent les pots.
— C’est bien chié, chanté, buvons !
— Voulez-vous rien mander à la rivière ?
— Cetui-ci va laver les tripes.
— Je ne bois en plus qu’une éponge.
— Je bois comme un templier.
— Et je tanquam sponsus.
— Et moi sicut terra sine aqua.
— Un synonyme de jambon ?
— C’est un compulsoire de buvettes.
— C’est un poulain. Par le poulain, on descend le vin en cave, par le jambon en l’estomac.
— Or çà, à boire, boire çà !
— Il n’y a point charge. Respice personam, pone pro duos ; bus non est in usu.
— Si je montais aussi bien comme j’avale, je fusse piéça haut en l’air.
— Ainsi se fit Jacques Cœur riche.
— Ainsi profitent bois en friche.
— Ainsi conquêta Bacchus l’Inde.
— Ainsi philosophie Mélinde.
— Petite pluie abat grand vent.
— Longues buvettes rompent le tonnerre.
— Mais si ma couille pissait telle urine, la voudriez-vous bien sucer ?
— Je retiens après.
— Page, baille ; je t’insinue ma nomination en mon tour.
— Hume, Guillot ! Encores y en a il un pot.
— Je me porte pour appelant de soif comme d’abus. Page, relève mon appel en forme.
— Cette rognure ! Je soulais jadis boire tout ; maintenant, je n’y laisse rien.
— Ne nous hâtons pas et amassons bien tout.
— Voici tripes de jeu et gaudebillaux d’envi.
— De ce fauveau à la raie noire.
— Ô, pour Dieu ! étrillons-le à profit de ménage.
— Buvez, ou je vous…
— Non, non !
— Buvez, je vous en prie.
— Les passereaux ne mangent sinon qu’on leur tape les queues. Je ne bois sinon qu’on me flatte.
— Lagona edatera !
— Il n’y a rabouillère en tout mon corps où cetui vin ne furette la soif.
— Cetui-ci me la fouette bien.
— Cetui-ci me la bannira du tout.
— Cornons ici, à son de flacons et bouteilles, que quiconque aura perdu la soif n’ait à la chercher céans.
— Longs clystères de beuverie l’ont fait vider hors le logis.
— Le grand Dieu fit les planètes, et nous faisons les plats nets.
— J’ai la parole de Dieu en bouche : Sitio !
— La pierre dite ἂσβεστος n’est plus inextinguible que la soif de ma paternité.
— L’appétit vient en mangeant, disait Angest on Mans ; la soif s’en va en buvant.
— Remède contre la soif ?
— Il est contraire à celui qui est contre morsure de chien : courez toujours après le chien, jamais ne vous mordra ; buvez toujours avant la soif, et jamais ne vous adviendra.
— Je vous y prends, je vous réveille.
— Sommelier éternel, garde-nous de somme. Argus avait cent yeux pour voir ; cent mains faut à un sommelier, comme avait Briareus, pour infatigablement verser.
— Mouillons, hé ! il fait beau sécher.
— Du blanc. Verse tout, verse, de par le diable ! verse deçà, tout plein. La langue me pèle.
— Lans, tringue !
— À toi, compain, de hait, de hait !
— Là, là, là ! c’est morfiaillé, cela.
— O lacryma Christi ! C’est de la Devinière, c’est vin pineau.
— Ô le gentil vin blanc ! et, par mon âme, ce n’est que vin de taffetas.
— Hen, hen, il est à une oreille, bien drapé et de bonne laine
— Mon compagnon, courage !
— Pour ce jeu, nous ne volerons pas, car j’ai fait un levé.
— Ex hoc, in hoc. Il n’y a point d’enchantement ; chacun de vous l’a vu. J’y suis maître passé.
— À brum, à brum, je suis prêtre Macé.
— Ô les buveurs !
— Ô les altérés !
— Page, mon ami, emplis ici et couronne le vin, je te prie. À la cardinale. Natura abhorret vacuum. Diriez-vous qu’une mouche y eût bu ?
— À la mode de Bretagne !
— Net, net, à ce piot.
— Avalez, ce sont herbes. »
COMMENT GARGANTUA NAQUIT EN FAÇON BIEN ÉTRANGE.
Eux tenants ces menus propos de beuverie, Gargamelle commença se porter mal du bas ; dont Grandgousier se leva dessus l’herbe et la réconfortait honnêtement, pensant que ce fût mal d’enfant, et lui disant qu’elle s’était là herbée sous la Saulsaie, et qu’en bref elle ferait pieds neufs. Par ce, lui convenait prendre courage nouveau, au nouvel avènement de son poupon, et, encore que la douleur lui fût quelque peu en fâcherie, toutefois que icelle serait brève, et la joie, qui tôt succéderait, lui tollirait tout cet ennui, en sorte que seulement ne lui en resterait la souvenance :
« Je le prouve, disait-il. Notre Sauveur dit en l’Évangile Joannis XVI : « La femme qu’est à l’heure de son enfantement a tristesse, mais lorsqu’elle a enfanté, elle n’a souvenir aucun de son angoisse.
— Ha ! dit-elle, vous dites bien et aime beaucoup mieux ouïr tels propos de l’Évangile, et mieux m’en trouve que de ouïr la vie de sainte Marguerite ou quelque autre cafarderie.
— Courage de brebis, disait-il. Dépêchez-vous de cetui-ci et bientôt en faisons un autre.
— Ha ! dit-elle, tant vous parlez à votre aise, vous autres hommes ! Bien, de par Dieu, je me parforcerai, puisqu’il vous plaît. Mais plût à Dieu que vous l’eussiez coupé !
— Quoi ? dit Grandgousier.
— Ha ! dit-elle, que vous êtes bon homme ! Vous l’entendez bien.
— Mon membre ? dit-il. Sang de les cabres ! si bon vous semble, faites apporter un couteau.
— Ha ! dit-elle, à Dieu ne plaise ! Dieu me le pardonne, je ne le dis de bon cœur, et, pour ma parole, n’en faites ne plus ne moins. Mais j’aurai prou d’affaires aujourd’hui, si Dieu ne m’aide, et tout par votre membre, que vous fussiez bien aise !
— Courage, courage ! dit-il. Ne vous souciez au reste, et laissez faire aux quatre bœufs de devant. Je m’en vais boire encore quelque veguade. Si cependant vous survenait quelque mal, je me tiendrai près : huchant en paume, je me rendrai à vous. »
Peu de temps après, elle commença à soupirer, lamenter et crier. Soudain vinrent à tas sages-femmes de tous côtés, et, la tatant par le bas, trouvèrent quelques pellauderies assez de mauvais goût, et pensaient que ce fut l’enfant ; mais c’était le fondement qui lui escappait, à la mollification du droit intestin, lequel vous appelez le boyau culier, par trop avoir mangé des tripes, comme nous avons déclaré ci-dessus.
Dont une orde vieille de la compagnie, laquelle avait réputation d’être grande médecine, et là était venue de Brisepaille d’auprès Saint-Genou, devant soixante ans, lui fit un restrinctif si horrible que tous ses larrys tant furent oppilés et resserrés qu’à grande peine avec les dents vous les eussiez élargis, qui est chose bien horrible à penser, mêmement que le diable, à la messe de saint Martin, écrivant le caquet de deux galoises, à belles dents allongea son parchemin.
Par cet inconvénient furent au dessus relâchés les cotylédons de la matrice, par lesquels sursauta l’enfant, et entra en la veine creuse, et gravant par le diaphragme jusques au-dessus des épaules, où la dite veine se part en deux, prit son chemin à gauche et sortit par l’oreille senestre. Soudain qu’il fut né, ne cria comme les autres enfants : « Mies ! mies ! » ; mais, à haute voix, s’écriait : « À boire, à boire, à boire ! » comme invitant tout le monde à boire, si bien qu’il fut ouï de tout le pays de Beusse et de Bibarois.
Je me doute que ne croyez assurément cette étrange nativité. Si ne le croyez, je ne m’en soucie, mais un homme de bien, un homme de bon sens, croit toujours ce qu’on lui dit, et qu’il trouve par écrit. Ne dit pas Salomon, Proverbium XIV : Innocens credit omni verbo, etc… ? Et saint Paul, prime Corinthio. XIII : Charitas omnia credit ? Pourquoi ne le croiriez-vous ? Pour ce, dites vous, qu’il n’y a nulle apparence. Je vous dis que, pour cette seule cause, vous le devez croire en foi parfaite, car les sorbonistes disent que foi est argument des choses de nulle apparence.
Est-ce contre notre loi, notre foi, contre raison, contre la Sainte Écriture ? De ma part je ne trouve rien écrit ès bibles saintes qui soit contre cela. Mais si le vouloir de Dieu tel eût été, diriez-vous qu’il ne l’eût pu faire ? Ha ! pour grâce, n’emburelucoquez jamais vos esprits de ces vaines pensées, car je vous dis qu’à Dieu rien n’est impossible, et, s’il voulait, les femmes auraient dorénavant ainsi leurs enfants par l’oreille.
Bacchus ne fut-il pas engendré par la cuisse de Jupiter ? Roquetaillade naquit-il pas du talon de sa mère ? Croquemouche, de la pantoufle de sa nourrice ? Minerve naquit-elle pas du cerveau par l’oreille de Jupiter ? Adonis, par l’écorce d’un arbre de myrrhe ? Castor et Pollux, de la coque d’un œuf pont et éclos par Léda ?
Mais vous seriez bien davantage ébahis et étonnés si je vous exposais présentement tout le chapitre de Pline, auquel parle des enfantements étranges et contre nature, et toutefois je ne suis point menteur tant assuré comme il a été. Lisez le septième de sa Naturelle Histoire, capi. III, et ne m’en tabustez plus l’entendement.
COMMENT LE NOM FUT IMPOSÉ À GARGANTUA, ET COMMENT IL HUMAIT LE PIOT.
Le bonhomme Grandgousier, buvant et se rigolant avec les autres, entendit le cri horrible que son fils avait fait entrant en lumière de ce monde, quand il bramait demandant : « À boire, à boire, à boire ! », dont il dit : « Que grand tu as (supple le gosier). » Ce que oyants, les assistants dirent que vraiment il devait avoir par ce le nom Gargantua, puisque telle avait été la première parole de son père à sa naissance, à l’imitation et exemple des anciens Hébreux. À quoi fut condescendu par icelui et plut très bien à sa mère. Et pour l’apaiser, lui donnèrent à boire à tire larigot, et fut porté sur les fonts, et là baptisé, comme est la coutume des bons christiens.
Et lui furent ordonnées dix et sept mille neuf cents treize vaches de Pautille et de Bréhémond, pour l’allaiter ordinairement. Car de trouver nourrice suffisante n’était possible en tout le pays, considéré la grande quantité de lait requis pour icelui alimenter, combien qu’aucuns docteurs scotistes aient affirmé que sa mère l’allaita, et qu’elle pouvait traire de ses mamelles quatorze cents deux pipes neuf potées de lait pour chacune fois, ce que n’est vraisemblable, et a été la proposition déclarée par Sorbonne mammallement scandaleuse, des pitoyables oreilles offensive, et sentant de loin hérésie.
En cet état passa jusques à un an et dix mois, onquel temps, par le conseil des médecins, on commença le porter, et fut faite une belle charrette à bœufs par l’invention de Jean Deniau. Dedans icelle on le promenait par ci par là, joyeusement, et le faisait bon voir, car il portait bonne trogne et avait presque dix et huit mentons, et ne criait que bien peu ; mais il se conchiait à toutes heures, car il était merveilleusement flegmatique des fesses, tant de sa complexion naturelle que de la disposition accidentale qui lui était advenue par trop humer de purée septembrale. Et n’en humait goutte sans cause, car s’il advenait qu’il fût dépit, courroucé, fâché ou marri, s’il trépignait, s’il pleurait, s’il criait, lui apportant à boire l’on le remettait en nature, et soudain demeurait coi et joyeux.
Une de ses gouvernantes m’a dit, jurant sa fi, que de ce faire il était tant coutumier, qu’au seul son des pintes et flacons, il entrait en extase, comme s’il goûtait les joies de paradis. En sorte qu’elles, considérants cette complexion divine, pour le réjouir au matin, faisaient devant lui sonner des verres avec un couteau, ou des flacons avec leur toupon, ou des pintes avec leur couvercle, auquel son il s’égayait, il tressaillait, et lui même se bressait en dodelinant de la tête, monocordisant des doigts et barytonnant du cul.
DE L’ADOLESCENCE DE GARGANTUA.
Gargantua, depuis les trois jusques à cinq ans, fut nourri et institué en toute discipline convenante, par le commandement de son père, et celui temps passa comme les petits enfants du pays : c’est à savoir à boire, manger et dormir ; à manger, dormir et boire ; à dormir, boire et manger.
Toujours se vautrait par les fanges, se mascarait le nez, se chaffourait le visage, aculait ses souliers, bâillait souvent aux mouches et courait volontiers après les parpaillons, desquels son père tenait l’empire. Il pissait sur ses souliers, il chiait en sa chemise, il se mouchait à ses manches, il morvait dedans sa soupe, et patrouillait par tous lieux, et buvait en sa pantoufle, et se frottait ordinairement le ventre d’un panier. Ses dents aiguisait d’un sabot, ses mains lavait de potage, se peignait d’un gobelet, s’asseyait entre deux selles le cul à terre, se couvrait d’un sac mouillé, buvait en mangeant sa soupe, mangeait sa fouace sans pain, mordait en riant, riait en mordant, souvent crachait on bassin, petait de graisse, pissait contre le soleil, se cachait en l’eau pour la pluie, battait à froid, songeait creux, faisait le sucré, écorchait le renard, disait la patenôtre du singe, retournait à ses moutons, tournait les truies au foin, battait le chien devant le lion, mettait la charrette devant les bœufs, se grattait où ne lui démangeait point, tirait les vers du nez, trop embrassait et peu étreignait, mangeait son pain blanc le premier, ferrait les cigales, se chatouillait pour se faire rire, ruait très bien en cuisine, faisait gerbe de feurre aux dieux, faisait chanter Magnificat à matines et le trouvait bien à propos, mangeait choux et chiait poirée, connaissait mouches en lait, faisait perdre les pieds aux mouches, ratissait le papier, chaffourait le parchemin, gagnait au pied, tirait au chevrotin, comptait sans son hôte, battait les buissons sans prendre les oisillons, croyait que nues fussent pailles d’airain et que vessies fussent lanternes, tirait d’un sac deux moutures, faisait de l’âne pour avoir du bren, de son poing faisait un maillet, prenait les grues du premier saut, ne voulait que maille à maille on fit les haubergeons, de cheval donné toujours regardait en la gueule, sautait du coq à l’âne, mettait entre deux vertes une mûre, faisait de la terre le fossé, gardait la lune des loups, si les nues tombaient espérait prendre les allouettes toutes rôties, faisait de nécessité vertu, faisait de tel pain soupe, se souciait aussi peu des rais comme des tondus, tous les matins écorchait le renard. Les petits chiens de son père mangeaient en son écuelle ; lui de même mangeait avec eux. Il leur mordait les oreilles, ils lui grafinaient le nez ; il leur soufflait au cul, ils lui léchaient les badigoinces.
Et sabez quoi, hillots ? Que mau de pipe vous bire ! ce petit paillard toujours tâtonnait ses gouvernantes c’en dessus dessous, c’en devant derrière, harri bourriquet, et déjà commençait exercer sa braguette, laquelle un chacun jour ses gouvernantes ornaient de beaux bouquets, de beaux rubans, de belles fleurs, de beaux flocquars, et passaient leur temps à la faire revenir entre leurs mains, comme un magdaléon d’entrait, puis s’esclaffaient de rire quand elle levait les oreilles, comme si le jeu leur eût plu. L’une la nommait ma petite dille, l’autre ma pine, l’autre ma branche de corail, l’autre mon bondon, mon bouchon, mon vibrequin, mon poussoir, ma tarière, ma pendilloche, mon rude ébat raide et bas, mon dressoir, ma petite andouille vermeille, ma petite couille bredouille :
« Elle est à moi, disait l’une.
— C’est la mienne, disait l’autre.
— Moi, disait l’autre, n’y aurai-je rien ? Par ma foi, je la couperai donc.
— Ha ! couper ! disait l’autre, vous lui feriez mal, madame ; coupez-vous la chose aux enfants ? Il serait Monsieur sans queue. »
Et pour s’ébattre comme les petits enfants du pays, lui firent un beau virolet des ailes d’un moulin à vent de Mirebalais.
DES CHEVAUX FACTICES DE GARGANTUA.
Puis, afin que toute sa vie fût bon chevaucheur, l’on lui fit un beau grand cheval de bois, lequel il faisait penader, sauter, voltiger, ruer et danser tout ensemble, aller le pas, le trot, l’entrepas, le galop, les ambles, l’aubin, le traquenard, le camelin et l’onagrier. Et lui faisait changer de poil (comme les moines de courtibaux, selon les fêtes) de bai-brun, d’alezan, de gris pommelé, de poil de rat, de cerf, de rouan, de vache, de zencle, de pecile, de pie, de leuce.
Lui-même, d’une grosse traine fit un cheval pour la chasse, un autre d’un fût de pressoir, à tous les jours, et, d’un grand chêne, une mule avec la housse pour la chambre. Encore en eut-il dix ou douze à relais, et sept pour la poste, et tous mettait coucher auprès de soi.
Un jour, le seigneur de Painensac visita son père en gros train et apparat, auquel jour l’étaient semblablement venus voir le duc de Fancrepas et le comte de Mouillevent. Par ma foi ! le logis fut un peu étroit pour tant de gens, et singulièrement les étables. Donc le maître d’hôtel et fourrier dudit seigneur de Painensac, pour savoir si ailleurs en la maison étaient étables vacques, s’adressèrent à Gargantua, jeune garçonnet, lui demandants secrètement où étaient les étables des grands chevaux, pensants que volontiers les enfants décèlent tout.
Lors il les mena par les grands degrés du château, passant par la seconde salle en une grande galerie, par laquelle entrèrent en une grosse tour, et eux montants par d’autres degrés, dit le fourrier au maître d’hôtel :
« Cet enfant nous abuse, car les étables ne sont jamais au haut de la maison.
— C’est, dit le maître d’hôtel, mal entendu à vous, car je sais des lieux, à Lyon, à la Basmette, à Chinon et ailleurs, où les étables sont au plus haut du logis : ainsi peut-être que derrière y a issue au montoir. Mais je le demanderai plus assurément. »
Lors demanda à Gargantua :
« Mon petit mignon, où nous menez-vous ?
— À l’étable, dit-il, de mes grands chevaux. Nous y sommes tantôt : montons seulement ces échelons. »
Puis, les passant par une autre grande salle, les mena en sa chambre, et, retirant la porte :
« Voici, dit-il, les étables que demandez ; voilà mon genêt, voilà mon guildin, mon lavedan, mon traquenard, » et, les chargeant d’un gros levier : « Je vous donne, dit-il, ce frison, je l’ai eu de Francfort, mais il sera vôtre ; il est bon petit chevalet, et de grand’peine ; avec un tiercelet d’autour, demie douzaine d’espagnols et deux lévriers, vous voilà roi des perdrix et lièvres pour tout cet hiver.
— Par saint Jean, dirent-ils, nous en sommes bien ! À cette heure avons-nous le moine.
— Je le vous nie, dit-il ; il ne fut, trois jours a céans. »
Devinez ici duquel des deux ils avaient plus matière, ou de soi cacher pour leur honte, ou de rire pour le passe-temps ?
Eux en ce pas descendants tous confus, il demanda :
« Voulez-vous une aubelière ?
— Qu’est-ce ? dirent-ils.
— Ce sont, répondit-il, cinq étrons pour vous faire une muselière.
— Pour ce jour d’hui, dit le maître d’hôtel, si nous sommes rôtis, jà au feu ne brûlerons, car nous sommes lardés à point, en mon avis. Ô petit mignon, tu nous as baillé foin en corne : je te verrai quelque jour pape.
— Je l’entends, dit-il, ainsi ; mais lors vous serez papillon, et ce gentil papegai sera un papelard tout fait.
— Voire, voire, dit le fourrier.
— Mais, dit Gargantua, devinez combien y a de points d’aiguille en la chemise de ma mère ?
— Seize, dit le fourrier.
— Vous, dit Gargantua, ne dites l’évangile, car il y en a sens devant et sens derrière, et les comptâtes trop mal.
— Quand ? dit le fourrier.
— Alors, dit Gargantua, qu’on fit de votre nez une dille pour tirer un muid de merde, et de votre gorge un entonnoir, pour la mettre en autre vaisseau, car les fonds étaient éventés.
— Cordieu ! dit le maître d’hôtel, nous avons trouvé un causeur. Monsieur le jaseur, Dieu vous gard’ de mal, tant vous avez la bouche fraîche. »
Ainsi descendants à grand hâte, sous l’arceau des degrés laissèrent tomber le gros levier qu’il leur avait chargé, dont dit Gargantua :
« Que diantre ! vous êtes mauvais chevaucheurs. Votre courtaud vous faut au besoin. S’il vous fallait aller d’ici à Cahusac, qu’aimeriez-vous mieux, ou chevaucher un oison, ou mener une truie en laisse ?
— J’aimerais mieux boire, » dit le fourrier.
Et, ce disant, entrèrent en la salle basse où était toute la brigade, et, racontants cette nouvelle histoire, les firent rire comme un tas de mouches.
COMMENT GRAND GOUSIER CONNUT L’ESPRIT MERVEILLEUX DE GARGANTUA À L’INVENTION D’UN TORCHECUL.
Sur la fin de la quinte année, Grandgousier retournant de la défaite des Canariens, visita son fils Gargantua. Là fut réjoui comme un tel père pouvait être, voyant un sien tel enfant, et, le baisant et accolant, l’interrogeait de petits propos puérils en diverses sortes. Et but d’autant avec lui et ses gouvernantes, esquelles par grand soin demandait, entre autres cas, si elles l’avaient tenu blanc et net. À ce Gargantua fit réponse qu’il y avait donné tel ordre qu’en tout le pays n’était garçon plus net que lui.
« Comment cela ? dit Grangousier.
— J’ai, répondit Gargantua, par longue et curieuse expérience, inventé un moyen de me torcher le cul, le plus royal, le plus seigneurial, le plus excellent, le plus expédient que jamais fut vu.
— Quel ? dit Grandgousier.
— Comme vous le raconterai, dit Gargantua, présentement.
« Je me torchai une fois d’un cachelet de velours d’une damoiselle, et le trouvai bon, car la mollice de sa soie me causait au fondement une volupté bien grande. Une autre fois d’un chaperon d’icelle, et fut de même. Une autre fois d’un cache-cou. Une autre fois des oreillettes de satin cramoisi, mais la dorure d’un tas de sphères de merde qui y étaient m’écorchèrent tout le derrière. Que le feu saint Antoine arde le boyau culier de l’orfèvre qui les fit et de la damoiselle qui les portait !
« Ce mal passa me torchant d’un bonnet de page, bien emplumé à la Suisse.
« Puis, fiantant derrière un buisson, trouvai un chat de Mars, d’icelui me torchai ; mais ses griffes m’exulcérèrent tout le périnée. De ce me guéris au lendemain, me torchant des gants de ma mère, bien parfumés de maujoint.
« Puis me torchai de sauge, de fenouil, d’aneth, de marjolaine, de roses, de feuilles de courles, de choux, de bettes, de pampre, de guimauves, de verbasce (qui est écarlate de cul), de laitues et de feuilles d’épinards, — le tout me fit grand bien à ma jambe, — de mercuriale, de persiguière, d’orties, de consoude, mais j’en eus la caquesangue de Lombard, dont fus guéri me torchant de ma braguette.
« Puis me torchai aux linceuls, à la couverture, aux rideaux, d’un coussin, d’un tapis, d’un vert, d’une mappe, d’une serviette, d’un mouchenez, d’un peignoir. En tout je trouvai de plaisir plus que n’ont les rogneux quand on les étrille.
— Voire, mais, dit Grandgousier, lequel torchecul trouvas-tu meilleur ?
— J’y étais, dit Gargantua, et bientôt en saurez le tu autem. Je me torchai de foin, de paille, de bauduffe, de bourre, de laine, de papier. Mais
Toujours laisse aux couillons émorche
Qui son ord cul de papier torche.
— Quoi, dit Grandgousier, mon petit couillon, as-tu pris au pot, vu que tu rimes déjà ?
— Oui-da, répondit Gargantua, mon roi, je rime tant et plus, et, en rimant, souvent m’enrime.
« Écoutez que dit notre retrait aux fianteurs
Chiard,
Foirart,
Pétart,
Brenous,
Ton lard
Chappart
S’épart
Sur nous.
Ordous,
Merdous,
Egous
Le feu de saint Antoine t’ard,
Si tous
Tes trous
Éclous
Ne torche avant ton départ.
« En voulez-vous davantage ?
— Oui-da, répondit Grandgousier.
— Adonc, dit Gargantua :
Rondeau
En chiant l’autre hier senti
La gabelle qu’à mon cul dois ;
L’odeur fut autre que cuidois :
J’en fus du tout empuanti
Ô si quelqu’un eût consenti
M’amener une qu’attendois
En chiant !
Car je lui eusse assimenti
Son trou d’urine à mon lourdois ;
Cependant eût avec ses doigts,
Mon trou de merde garanti,
En chiant !
« Or, dites maintenant que je n’y sais rien. Par la mer Dé, je ne les ai fait mie ; mais les oyant réciter à dame grand que voyez ci, les ai retenus en la gibecière de ma mémoire.
— Retournons, dit Grandgousier, à notre propos.
— Quel ? dit Gargantua, chier ?
— Non, dit Grandgousier, mais torcher le cul.
— Mais, dit Gargantua, voulez-vous payer un bussart de vin breton si je vous fais quinaut en ce propos ?
— Oui, vraiment, dit Grandgousier.
— Il n’est, dit Gargantua, point besoin torcher le cul, sinon qu’il y ait ordure. Ordure n’y peut être, si on n’a chié : chier donc nous faut devant que le cul torcher.
— Ô ! dit Grandgousier, que tu as bon sens, petit garçonnet ! Ces premiers jours, je te ferai passer docteur en Sorbonne, par Dieu ! car tu as de raison plus que d’âge.
« Or poursuis ce propos torcheculatif, je t’en prie, et, par ma barbe, pour un bussart tu auras soixante pipes, j’entends de ce bon vin breton, lequel point ne croît en Bretagne, mais en ce bon pays de Verron.
— Je me torchai après, dit Gargantua, d’un couvre-chef, d’un oreiller, d’une pantoufle, d’une gibecière, d’un panier — mais ô le malplaisant torchecul ! — puis d’un chapeau. Et notez que des chapeaux les uns sont ras, les autres à poil, les autres veloutés, les autres taffetassés, les autres satinisés. Le meilleur de tous est celui de poil, car il fait très bonne abstersion de la matière fécale.
« Puis me torchai d’une poule, d’un coq, d’un poulet, de la peau d’un veau, d’un lièvre, d’un pigeon, d’un cormoran, d’un sac d’avocat, d’une barbute, d’une coiffe, d’un leurre.
« Mais, concluant, je dis et maintiens qu’il n’y a tel torchecul que d’un oison bien dumeté, pourvu qu’on lui tienne la tête entre les jambes. Et m’en croyez sur mon honneur, car vous sentez au trou du cul une volupté mirifique, tant par la douceur d’icelui dumet que par la chaleur tempérée de l’oison, laquelle facilement est communiquée au boyau culier et autres intestins, jusques à venir à la région du cœur et du cerveau.
« Et ne pensez que la béatitude des héros et semi-dieux, qui sont par les Champs Elyséens, soit en leur asphodèle, ou ambroisie, ou nectar, comme disent ces vieilles ici. Elle est, selon mon opinion, en ce qu’ils se torchent le cul d’un oison, et telle est l’opinion de maître Jean d’Écosse. »
COMMENT GARGANTUA FUT INSTITUÉ PAR UN THÉOLOGIEN EN LETTRES LATINES.
Ces propos entendus, le bonhomme Grandgousier fut ravi en admiration, considérant le haut sens et merveilleux entendement de son fils Gargantua, et dit à ses gouvernantes :
« Philippe, roi de Macédone, connut le bon sens de son fils Alexandre à manier dextrement un cheval, car ledit cheval était si terrible et effréné que nul n’osait monter dessus, parce qu’à tous ses chevaucheurs il baillait la saccade, à l’un rompant le cou, à l’autre les jambes, à l’autre la cervelle, à l’autre les mandibules. Ce que considérant Alexandre en l’hippodrome (qui était le lieu où l’on promenait et voltigeait les chevaux), avisa que la fureur du cheval ne venait que de frayeur qu’il prenait à son ombre, dont, montant dessus, le fit courir encontre le soleil, si que l’ombre tombait par derrière, et, par ce moyen, rendit le cheval doux à son vouloir. À quoi connut son père le divin entendement qui en lui était, et le fit très bien endoctriner par Aristotèles, qui pour lors était estimé sur tous philosophes de Grèce.
« Mais je vous dis qu’en ce seul propos, que j’ai présentement devant vous tenu à mon fils Gargantua, je connais que son entendement participe de quelque divinité, tant je le vois aigu, subtil, profond et serein, et parviendra à degré souverain de sapience, s’il est bien institué. Pour tant, je veux le bailler à quelque homme savant pour l’endoctriner selon sa capacité, et n’y veux rien épargner. »
De fait, l’on lui enseigna un grand docteur en théologie, nommé maître Thubal Holopherne, qui lui apprit sa charte, si bien qu’il la disait par cœur au rebours, et y fut cinq ans et trois mois. Puis lui lut le Donat, le Facet, Theodolet et Alanus in Parabolis, et y fut treize ans, six mois et deux semaines.
Mais notez que, cependant, il lui apprenait à écrire gothiquement, et écrivait tous ses livres, car l’art d’impression n’était encore en usage.
Et portait ordinairement un gros écritoire, pesant plus de sept mille quintaux, duquel le galimart était aussi gros et grand que les gros piliers d’Enay, et le cornet y pendait à grosses chaînes de fer, à la capacité d’un tonneau de marchandise.
Puis lui lut de Modis significandi, avec les comments de Hurtebise, de Fasquin, de Tropditeux, de Gualehaul, de Jean le Veau, de Billonio, Brelinguandus, et un tas d’autres : et y fut plus de dix-huit ans et onze mois. Et le sut si bien qu’au coupelaud il le rendait par cœur à revers, et prouvait sur ses doigts, à sa mère, que de modis significandi non erat scientia.
Puis lui lut le Compost, où il fut bien seize ans et deux mois, lorsque son dit précepteur mourut :
Et fut l’an mil quatre cents vingt,
De la vérole qui lui vint.
Après en eut un autre vieux tousseux, nommé maître Jobelin Bridé, qui lui lut Hugutio, Hébrard Grecisme, le Doctrinal, les Pars, le Quid est, le Supplementum, Marmotret, de Moribus in mensa servandis, Seneca, de Quatuor virtutibus cardinalibus, Passavantus cum commento, et Dormi secure pour les fêtes, et quelques autres de semblable farine, à la lecture desquels il devint aussi sage qu’onques puis ne fournâmes-nous.
COMMENT GARGANTUA FUT MIS SOUS AUTRES PÉDAGOGUES.
À tant son père aperçut que vraiment il étudiait très bien et y mettait tout son temps, toutefois qu’en rien ne profitait, et, que pis est, en devenait fou, niais, tout rêveux et rassoté.
De quoi se complaignant à don Philippe des Marays, vice-roi de Papeligosse, entendit que mieux lui vaudrait rien n’apprendre que tels livres, sous tels précepteurs, apprendre, car leur savoir n’était que bêterie, et leur sapience n’était que moufles, abâtardisant les bons et nobles esprits et corrompant toute fleur de jeunesse.
« Qu’ainsi soit, prenez, dit-il, quelqu’un de ces jeunes gens du temps présent, qui ait seulement étudié deux ans. En cas qu’il n’ait meilleur jugement, meilleures paroles, meilleur propos que votre fils, et meilleur entretien et honnêteté entre le monde, réputez-moi à jamais un taille-bacon de la Brenne. »
Ce que à Grandgousier plut très bien, et commanda qu’ainsi fût fait.
Au soir, en soupant, ledit des Marays introduit un sien jeune page de Villegongis, nommé Eudémon, tant bien testonné, tant bien tiré, tant bien épousseté, tant honnête en son maintien que trop mieux ressemblait quelque petit angelot qu’un homme. Puis dit à Grandgousier :
« Voyez-vous ce jeune enfant ? il n’a encore douze ans. Voyons, si bon vous semble, quelle différence y a entre le savoir de vos rêveurs matéologiens du temps jadis et les jeunes gens de maintenant. »
L’essai plut à Grandgousier, et commanda que le page proposât. Alors Eudémon, demandant congé de ce faire audit vice-roi son maître, le bonnet au poing, la face ouverte, la bouche vermeille, les yeux assurés, et le regard assis sur Gargantua avec modestie juvénile, se tint sur ses pieds et commença le louer et magnifier, premièrement de sa vertu et bonnes mœurs, secondement de son savoir, tiercement de sa noblesse, quartement de sa beauté corporelle, et, pour le quint, doucement l’exhortait à révérer son père en toute observance, lequel tant s’étudiait à bien le faire instruire ; enfin le priait qu’il le voulût retenir pour le moindre de ses serviteurs, car autre don pour le présent ne requérait des cieux, sinon qu’il lui fût fait grâce de lui complaire en quelque service agréable.
Le tout fut par icelui proféré avec gestes tant propres, prononciation tant distincte, voix tant éloquente, et langage tant orné et bien latin, que mieux ressemblait un Gracchus, un Cicéron ou un Emilius du temps passé qu’un jouvenceau de ce siècle. Mais toute la contenance de Gargantua fut qu’il se prit à pleurer comme une vache, et se cachait le visage de son bonnet, et ne fut possible de tirer de lui une parole, non plus qu’un pet d’un âne mort.
Dont son père fut tant courroucé qu’il voulut occire maître Jobelin. Mais ledit des Marays l’en garda par belle remontrance qu’il lui fit, en manière que fut son ire modérée. Puis commanda qu’il fût payé de ses gages, et qu’on le fit bien chopiner théologalement ; ce fait, qu’il allât à tous les diables :
« Au moins, disait-il, pour le jourd’hui, ne coûtera-t-il guère à son hôte, si d’aventure il mourait ainsi, saoul comme un Anglais. »
Maître Jobelin parti de la maison, consulta Grandgousier avec le vice-roi quel précepteur l’on lui pourrait bailler, et fut avisé entre eux qu’à cet office serait mis Ponocrates, pédagogue d’Eudémon, et que tous ensemble iraient à Paris pour connaître quel était l’étude des jouvenceaux de France pour icelui temps.
COMMENT GARGANTUA FUT ENVOYÉ À PARIS, ET DE L’ÉNORME JUMENT QUI LE PORTA, ET COMMENT ELLE DÉFIT LES MOUCHES BOVINES DE LA BEAUCE.
En cette même saison, Fayoles, quart roi de Numidie, envoya du pays d’Afrique à Grandgousier une jument la plus énorme et la plus grande que fut onques vue, et la plus monstrueuse (comme assez savez qu’Afrique apporte toujours quelque chose de nouveau), car elle était grande comme six oriflans, et avait les pieds fendus en doigts comme le cheval de Jules César, les oreilles ainsi pendantes comme les chèvres de Languegoth, et une petite corne au cul. Au reste, avait poil d’alezan toustade, entreillisé de grises pommelettes. Mais sur tout avait la queue horrible, car elle était, poi plus poi moins, grosse comme la pile Saint-Mars auprès de Langès, et ainsi carrée, avec les brancards ni plus ni moins ennicrochés que sont les épis au blé.
Si de ce vous émerveillez, émerveillez-vous davantage de la queue des béliers de Scythie, qui pesait plus de trente livres, et des moutons de Surie, esquels faut (si Tenaud dit vrai) affuter une charrette on cul pour la porter, tant elle est longue et pesante. Vous ne l’avez pas telle, vous autres paillards de plat pays !
Et fut amenée par mer en trois caraques et un brigantin, jusques au port d’Olonne en Talmondais. Lorsque Grandgousier la vit :
« Voici, dit-il, bien le cas pour porter mon fils à Paris. Or çà, de par Dieu, tout ira bien. Il sera grand clerc on temps advenir. Si n’étaient messieurs les bêtes, nous vivrions comme clercs. »
Au lendemain, après boire (comme entendez), prirent chemin Gargantua, son précepteur Ponocrates et ses gens, ensemble eux Eudémon, le jeune page. Et parce que c’était en temps serein et bien attrempé, son père lui fit faire des bottes fauves : Babin les nomme brodequins. Ainsi joyeusement passèrent leur grand chemin et toujours grand’chère, jusques au-dessus d’Orléans. Auquel lieu était une ample forêt, de la longueur de trente et cinq lieues, et de largeur dix et sept, ou environ. Icelle était horriblement fertile et copieuse en mouches bovines et frelons, de sorte que c’était une vraie briganderie pour les pauvres juments, ânes et chevaux. Mais la jument de Gargantua vengea honnêtement tous les outrages en icelle perpétrées sur les bêtes de son espèce, par un tour duquel ne se doutaient mie, car soudain qu’ils furent entrés en ladite forêt et que les frelons lui eurent livré l’assaut, elle dégaina sa queue, et si bien s’escarmouchant les émoucha qu’elle en abattit tout le bois. À tort, à travers, deça, delà, par ci, par là, de long, de large, dessus, dessous, abattait bois comme un faucheur fait d’herbes. En sorte que, depuis, n’y eut ni bois ni frelons, mais fut tout le pays réduit en campagne.
Quoi voyant Gargantua, y prit plaisir bien grand, sans autrement s’en vanter, et dit à ses gens : « Je trouve beau ce, » dont fut depuis appelé ce pays la Beauce. Mais tout leur déjeuner fut par bailler, en mémoire de quoi, encore de présent, les gentilshommes de Beauce déjeunent de bailler, et s’en trouvent fort bien et n’en crachent que mieux.
Finalement arrivèrent à Paris, auquel lieu se rafraîchit deux ou trois jours, faisant chère lie avec ses gens, et s’enquêtant quels gens savants étaient pour lors en la ville et quel vin on y buvait.
COMMENT GARGANTUA PAYA SA BIENVENUE ÈS PARISIENS, ET COMMENT IL PRIT LES GROSSES CLOCHES DE L’ÉGLISE NOTRE-DAME.
Quelques jours après qu’ils se furent rafraîchis, il visita la ville, et fut vu de tout le monde en grande admiration, car le peuple de Paris est tant sot, tant badaud et tant inepte de nature, qu’un bateleur, un porteur de rogatons, un mulet avec ses cymbales, un vielleur au milieu d’un carrefour, assemblera plus de gens que ne ferait un bon prêcheur évangélique. Et tant molestement le poursuivirent qu’il fut contraint soi reposer sur les tours de l’église Notre-Dame, auquel lieu étant, et voyant tant de gens à l’entour de soi, dit clairement :
« Je crois que ces maroufles veulent que je leur paye ici ma bienvenue et mon proficiat. C’est raison. Je leur vais donner le vin, mais ce ne sera que par ris. »
Lors, en souriant, détacha sa belle braguette, et, tirant sa mentule en l’air, les compissa si aigrement qu’il en noya deux cents soixante mille quatre cents dix et huit, sans les femmes et petits enfants.
Quelque nombre d’iceux évada ce pissefort à légèreté des pieds, et quand furent au plus haut de l’Université, suants, toussants, crachants et hors d’haleine, commencèrent à renier et jurer, les uns en colère, les autres par ris : Carimari, Carimara ! Par sainte Mamie, nous sommes baignés par ris, » dont fut depuis la ville nommée Paris, laquelle auparavant on appelait Leucèce, comme dit Strabo, lib. IV, c’est-à-dire en grec Blanchette, pour les blanches cuisses des dames dudit lieu. Et par autant qu’à cette nouvelle imposition du nom tous les assistants jurèrent chacun les saints de sa paroisse, les Parisiens, qui sont faits de toutes gens et toutes pièces, sont par nature et bons jureurs et bons juristes, et quelque peu outrecuidés, dont estime Joaninus de Barranco, libro de Copiositate reverentiarum, que sont dits Parrhésiens en grécisme, c’est-à-dire fiers en parler.
Ce fait, considéra les grosses cloches qui étaient ès dites tours, et les fit sonner bien harmonieusement. Ce que faisant lui vint en pensée qu’elles serviraient bien de campanes au col de sa jument, laquelle il voulait renvoyer à son père, toute chargée de fromages de Brie et de harengs frais. De fait, les emporta en son logis.
Cependant vint un commandeur jambonnier de saint Antoine, pour faire sa quête suille, lequel, pour se faire entendre de loin et faire trembler le lard au charnier, les voulut emporter furtivement, mais par honnêteté les laissa, non parce qu’elles étaient trop chaudes, mais parce qu’elles étaient quelque peu trop pesantes à la portée. Cil ne fut pas celui de Bourg, car il est trop de mes amis.
Toute la ville fut émue en sédition, comme vous savez qu’à ce ils sont tant faciles que les nations étranges s’ébahissent de la patience des rois de France, lesquels autrement par bonne justice ne les refrènent, vus les inconvénients qui en sortent de jour en jour. Plût à Dieu que je susse l’officine en laquelle sont forgés ces schismes et monopoles, pour les mettre en évidence ès confréries de ma paroisse ! Croyez que le lieu auquel convint le peuple, tout folfré et habaliné, fut Sorbonne, où lors était, maintenant n’est plus, l’oracle de Lutèce. Là fut proposé le cas, et remontré l’inconvénient des cloches transportées.
Après avoir bien ergoté pro et contra, fut conclu en baralipton que l’on enverrait le plus vieux et suffisant de la Faculté vers Gargantua, pour lui remontrer l’horrible inconvénient de la perte d’icelles cloches, et nonobstant la remontrance d’aucuns de l’Université, qui alléguaient que cette charge mieux compétait à un orateur qu’à un théologien, fut à cet affaire élu notre maître Janotus de Bragmardo.
COMMENT JANOTUS DE BRAGMARDO FUT ENVOYÉ POUR RECOUVRER DE GARGANTUA LES GROSSES CLOCHES.
Maître Janotus, tondu à la césarine, vêtu de son lyripipion théologal, et bien antidoté l’estomac de coudignac de four et eau bénite de cave, se transporta au logis de Gargantua, touchant devant soi trois vedeaux à rouge museau, et traînant après cinq ou six maîtres inertes, bien crottés à profit de ménage. À l’entrée les rencontra Ponocrates, et eut frayeur en soi, les voyant ainsi déguisés, et pensait que fussent quelques masques hors du sens. Puis s’enquêta à quelqu’un desdits maîtres inertes de la bande que quérait cette momerie. Il lui fut répondu qu’ils demandaient les cloches leur être rendues.
Soudain ce propos entendu, Ponocrates courut dire les nouvelles à Gargantua, afin qu’il fût prêt de la réponse et délibérât sur-le-champ ce qu’était de faire. Gargantua, admonesté du cas, appela à part Ponocrates, son précepteur, Philotomie, son maître d’hôtel, Gymnaste, son écuyer, et Eudémon, et sommairement conféra avec eux sur ce qu’était tant à faire qu’à répondre. Tous furent d’avis qu’on les menât au retrait du gobelet, et là on les fit boire théologalement, et, afin que ce tousseux n’entrat en vaine gloire pour à sa requête avoir rendu les cloches, l’on mandât, cependant qu’il chopinerait, quérir le prévôt de la ville, le recteur de la Faculté, le vicaire de l’église, esquels, devant que le théologien eût proposé sa commission, l’on délivrerait les cloches. Après ce, iceux présents, l’on ouïrait sa belle harangue. Ce que fut fait, et, les susdits arrivés, le théologien fût en pleine salle introduit et commença ainsi que s’ensuit, en toussant.
LA HARANGUE DE MAÎTRE JANOTUS DE BRAGMARDO FAITE À GARGANTUA POUR RECOUVRER LES CLOCHES.
« Ehen, hen, hen ! Mna dies, monsieur, mna dies, et vobis, messieurs. Ce ne serait que bon que nous rendissiez nos cloches, car elles nous font bien besoin. Hen, hen, hasch ! Nous en avions bien autrefois refusé de bon argent de ceux de Londres en Cahors, si avions-nous de ceux de Bordeaux en Brie, que les voulaient acheter pour la substantifique qualité de la complexion élémentaire qu’est intronifiquée en la terrestérité de leur nature quidditative, pour extranéiser les halos et les turbines sur nos vignes, vraiment non pas nôtres, mais d’ici auprès, car si nous perdons le piot, nous perdons tout, et sens et loi.
« Si vous nous les rendez à ma requête, j’y gagnerai six pans de saucisses et une bonne paire de chausses qui me feront grand bien à mes jambes, ou ils ne me tiendront pas promesse. Ho ! par Dieu, Domine, une paire de chausses est bon, et vir sapiens non abhorrebit eam. Ha ! ha ! Il n’a pas paire de chausses qui veut. Je le sais bien, quant est de moi. Avisez, Domine : il y a dix-huit jours que je suis à matagraboliser cette belle harangue. Reddite quæ sunt Cæsaris Cæsari, et quæ sunt Dei Deo. Ibi jacet lepus. Par ma foi, Domine, si voulez souper avec moi in camera, par le corps Dieu ! charitatis, nos faciemus bonum cherubin. Ego occidi unum porcum, et ego habet bon vino. Mais de bon vin on ne peut faire mauvais latin. Or sus, de parte Dei, date nobis clochas nostras. Tenez, je vous donne de par la Faculté un sermones de utino, que, utinam, vous nous baillez nos cloches. Vultis etiam pardonos ? Per diem, vos habebitis et nihil payabilis.
« Ô monsieur ! Domine, clochi dona minor nobis. Dea, est bonum urbis. Tout le monde s’en sert. Si votre jument s’en trouve bien, aussi fait notre Faculté, quæ comparata est jumentis insipientibus, et similis facta est eis, Psalmo nescio quo — si l’avais-je bien coté en mon paperat — et est unum bonum Achilles. Hen, hen, ehen, hasch !
« Ça je vous prouve que me les devez bailler. Ego sic argumentor. Omnis clocha clochabilis in clocherio clochando clochans clochativo clochare facit clochabiliter clochantes. Parisius habet clochas. Ergo gluc. Ha, ha, ha, c’est parlé cela ! Il est in tertio primæ, en Darii ou ailleurs. Par mon âme, j’ai vu le temps que je faisais diables d’arguer. Mais de présent je ne fais plus que rêver, et ne me faut plus dorénavant que bon vin, bon lit, le dos au feu, le ventre à table et écuelle bien profonde. Hé, Domine, je vous prie, in nomine Patris et Filii et Spiritus sancti, amen, que vous rendez nos cloches, et Dieu vous gard’ de mal et Notre-Dame de Santé, qui vivit et regnat per omnia secula seculorum, amen. Hen he hasch, asch, grenhenhasch !
« Verum enim vero, quando quidem, dubio procul, edepol, quoniam, ita, certe, meus Deus fidus, une ville sans cloches est comme un aveugle sans bâton, un âne sans croupière, et une vache sans cymbales. Jusques à ce que nous les ayez rendues, nous ne cesserons de crier après vous comme un aveugle qui a perdu son bâton, de brailler comme un âne sans croupière, et de brâmer comme une vache sans cymbales. Un quidam latinisateur, demeurant près l’Hôtel-Dieu, dit une fois, alléguant l’autorité d’un Taponnus (je faux, c’était Pontanus, poète séculier) qu’il désirait qu’elles fussent de plume et le batail fût d’une queue de renard, pour ce qu’elles lui engendraient la chronique aux tripes du cerveau quand il composait ses vers carminiformes. Mais, nac petetin petetac, ticque, torche, lorgne, il fut déclaré hérétique : nous les faisons comme de cire. Et plus n’en dit le déposant. Valete et plaudite. Calepinus recensui. »
COMMENT LE THÉOLOGIEN EMPORTA SON DRAP, ET COMMENT IL EUT PROCÈS AVEC LES SORBONISTES.
Le théologien n’eut sitôt achevé que Ponocrates et Eudémon s’esclaffèrent de rire tant profondément qu’en cuidèrent rendre l’âme à Dieu, ne plus ne moins que Crassus, voyant un âne couillard qui mangeait des chardons, et comme Philémon, voyant un âne qui mangeait des figues qu’on avait apprêté pour le dîner, mourut de force de rire. Ensemble eux, commença rire maître Janotus, à qui mieux mieux, tant que les larmes leur venaient ès yeux, par la véhémente concussion de la substance du cerveau, à laquelle furent exprimées ces humidités lacrymales, et transcoulées jouxte les nerfs optiques. En quoi par eux était Démocrite héraclitisant, et Héraclite démocritisant représenté.
Ces ris du tout sédés, consulta Gargantua avec ses gens sur ce qu’était de faire. Là fut Ponocrates d’avis qu’on fit reboire ce bel orateur, et, vu qu’il leur avait donné de passe-temps et plus fait rire que n’eût Songecreux, qu’on lui baillât les dix pans de saucisse mentionnés en la joyeuse harangue, avec une paire de chausses, trois cents de gros bois de moule, vingt et cinq muids de vin, un lit à triple couche de plume ansérine, et une écuelle bien capable et profonde, lesquelles disait être à sa vieillesse nécessaires.
Le tout fut fait ainsi qu’avait été délibéré, excepté que Gargantua, doutant qu’on ne trouvât à l’heure chausses commodes pour ses jambes, doutant aussi de quelle façon mieux duiraient audit orateur, ou à la martingale, qui est un pont-levis de cul pour plus aisément fianter, ou à la marinière, pour mieux soulager les rognons, ou à la Suisse, pour tenir chaude la bedondaine, ou à queue de merlus, de peur d’échauffer les reins, lui fit livrer sept aunes de drap noir, et trois de blanchet pour la doublure. Le bois fut porté par les gagne-deniers ; les maîtres ès arts portèrent les saucisses et écuelles. Maître Janot voulut porter le drap.
Un desdits maîtres, nommé maître Jousse Baudouille, lui remontrait que ce n’était honnête ni décent à l’état théologal, et qu’il le baillât à quelqu’un d’entre eux :
« Ah ! dit Janotus, baudet, baudet, tu ne conclus point in modo et figura. Voilà de quoi servent les suppositions et parva logicalia. Panus pro quo supponit ?
— Confuse, dit Baudouille, et distributive.
— Je ne te demande pas, dit Janotus, baudet, quo modo supponit, mais pro quo. C’est, baudet, pro tibiis meis, et pour ce le porterai-je egomet, sicut suppositum portal adpositum. »
Ainsi l’emporta en tapinois, comme fit Patelin son drap. Le bon fut quand le tousseux, glorieusement, en plein acte de Sorbonne, requit ses chausses et saucisses, car péremptoirement lui furent déniés, par autant qu’il les avait eu de Gargantua, selon les informations sur ce faites. Il leur remontra que ç’avait été de gratis, et de sa libéralité, par laquelle ils n’étaient mie absous de leurs promesses. Ce nonobstant, lui fut répondu qu’il se contentât de raison et qu’autre bribe n’en aurait :
— « Raison ? dit Janotus, nous n’en usons point céans. Traîtres malheureux, vous ne valez rien. La terre ne porte gens plus méchants que vous êtes, je le sais bien. Ne clochez pas devant les boiteux : j’ai exercé la méchanceté avec vous. Par la rate Dieu ! j’avertirai le roi des énormes abus qui sont forgés céans et par vos mains et menées, et que je sois ladre, s’il ne vous fait tous vifs brûler comme bougres, traîtres, hérétiques et séducteurs, ennemis de Dieu et de vertu. »
À ces mots, prirent articles contre lui : lui, de l’autre côté, les fit ajourner. Somme, le procès fut retenu par la cour, et y est encore. Les Sorbonicoles, sur ce point, firent vœu de ne soi décrotter ; maître Janot, avec ses adhérents, fit vœu de ne se moucher, jusques à ce qu’en fût dit par arrêt définitif.
Par ces vœux, sont jusques à présent demeurés et crotteux et morveux, car la cour n’a encore bien grabelé toutes les pièces. L’arrêt sera donné ès prochaines calendes grecques, c’est-à-dire jamais, comme vous savez qu’ils font plus que nature et contre leurs articles propres. Les articles de Paris chantent que Dieu seul peut faire choses infinies. Nature rien ne fait immortel, car elle met fin et période à toutes choses par elle produites car omnia orta cadunt, etc., mais ces avaleurs de frimas font les procès devant eux pendants et infinis et immortels. Ce que faisants, ont donné lieu et vérifié le dit de Chilon Lacédémonien, consacré en Delphes, disant Misère être compagne de Procès, et gens plaidoyants misérables, car plus tôt ont fin de leur vie que de leur droit prétendu.
L’ÉTUDE DE GARGANTUA SELON LA DISCIPLINE DE SES PROFESSEURS SORBONAGRES.
Les premiers jours ainsi passés et les cloches remises en leur lieu, les citoyens de Paris, par reconnaissance de cette honnêteté, s’offrirent d’entretenir et nourrir sa jument tant qu’il lui plairait — ce que Gargantua prit bien à gré, — et l’envoyèrent vivre en la forêt de Bière. Je crois qu’elle n’y soit plus maintenant.
Ce fait, voulut de tout son sens étudier à la discrétion de Ponocrates. Mais icelui, pour le commencement, ordonna qu’il ferait à sa manière accoutumée, afin d’entendre par quel moyen, en si long temps, ses antiques précepteurs l’avaient rendu tant fat, niais et ignorant. Il dispensait donc son temps en telle façon que, ordinairement, il s’éveillait entre huit et neuf heures, fût jour ou non ; ainsi l’avaient ordonné ses régents théologiques, alléguants ce que dit David : vanum est vobis ante lucem surgere.
Puis se gambayait, penadait, et paillardait parmi le lit quelque temps, pour mieux esbaudir ses esprits animaux, et s’habillait selon la saison, mais volontiers portait-il une grande et longue robe de grosse frise, fourrée de renards ; après se peignait du peigne d’Almain, c’était des quatre doigts et le pouce, car ses précepteurs disaient que soi autrement peigner, laver et nettoyer était perdre temps en ce monde.
Puis fiantait, pissait, rendait sa gorge, rotait, pétait, bâillait, crachait, toussait, sanglotait, éternuait et se morvait en archidiacre, et déjeunait pour abattre la rosée et mauvais air : belles tripes frites, belles carbonnades, beaux jambons, belles cabirotades, et force soupes de prime. Ponocrates lui remontrait que tant soudain ne devait repaître au partir du lit, sans avoir premièrement fait quelque exercice. Gargantua répondit :
« Quoi ? N’ai-je fait suffisant exercice ? Je me suis vautré six ou sept tours parmi le lit devant que me lever. N’est-ce assez ? Le pape Alexandre ainsi faisait par le conseil de son médecin juif, et vécut jusques à la mort, en dépit des envieux. Mes premiers maîtres m’y ont accoutumé, disants que le déjeuner faisait bonne mémoire ; pourtant y buvaient les premiers. Je m’en trouve fort bien, et n’en dine que mieux. Et me disait maître Tubal, qui fut premier de sa licence à Paris, que ce n’est tout l’avantage de courir bien tôt, mais bien de partir de bonne heure ; aussi n’est-ce la santé totale de notre humanité boire à tas, à tas, à tas, comme canes, mais oui bien de boire matin ; unde versus :
Lever matin n’est point bonheur ;
Boire matin est le meilleur.
Après avoir bien à point déjeuné, allait à l’église, et lui portait-on, dedans un grand panier, un gros bréviaire empantouflé, pesant, tant en graisse qu’en fermoirs et parchemin, poi plus poi moins, onze quintaux six livres. Là oyait vingt et six ou trente messes. Ce pendant venait son diseur d’heures en place, empaletoqué comme une dupe, et très bien antidoté son haleine à force sirop vignolat. Avec icelui marmonnait toutes ses kyrielles, et tant curieusement les épluchait qu’il n’en tombait un seul grain en terre. Au partir de l’église, on lui amenait, sur une traîne à bœufs, un farat de patenôtres de Saint-Claude, aussi grosses chacune qu’est le moule d’un bonnet, et, se pormenant par les cloîtres, galeries ou jardin, en disait plus que seize ermites.
Puis étudiait quelque méchante demie heure, les yeux assis dessus son livre ; mais, comme dit le Comique, son âme était en la cuisine.
Pissant donc plein urinal, s’asseyait à table, et parce qu’il était naturellement flegmatique, commençait son repas par quelques douzaines de jambons, de langues de bœuf fumées, de boutargues, d’andouilles, et tels autres avant-coureurs de vin. Cependant quatre de ses gens lui jetaient en la bouche l’un après l’autre, continúment, moutarde à pleines palerées ; puis buvait un horrifique trait de vin blanc pour lui soulager les rognons. Après, mangeait, selon la saison, viandes à son appétit, et lors cessait de manger quand le ventre lui tirait. À boire n’avait point fin ni canon, car il disait que les mètes et bornes de boire étaient quand, la personne buvant, le liège de ses pantoufles enflait en haut d’un demi pied.
LES JEUX DE GARGANTUA.
Puis tout lourdement grignotant d’un transon de grâces, se lavait les mains de vin frais, s’écurait les dents avec un pied de porc, et devisait joyeusement avec ses gens. Puis, le vert étendu, l’on déployait force cartes, force dés, et renfort de tabliers…
Après avoir bien joué, sassé, passé et beluté temps, convenait boire quelque peu — c’étaient onze peguads pour homme, — et soudain après banqueter, c’était sur un beau banc ou en beau plein lit s’étendre et dormir deux ou trois heures, sans mal penser ni mal dire. Lui, éveillé, secouait un peu les oreilles. Cependant était apporté vin frais ; là buvait mieux que jamais. Ponocrates lui remontrait que c’était mauvaise diète ainsi boire après dormir : « C’est, répondit Gargantua, la vraie vie des Pères, car de ma nature je dors salé, et le dormir m’a valu autant de jambon. »
Puis commençait étudier quelque peu, et patenôtres en avant, pour lesquelles mieux en forme expédier montait sur une vieille mule, laquelle avait servi neuf rois. Ainsi marmottant de la bouche et dodelinant de la tête, allait voir prendre quelque connil aux filets.
Au retour, se transportait en la cuisine pour savoir quel rôt était en broche. Et soupait très bien, par ma conscience ! et volontiers conviait quelques buveurs de ses voisins, avec lesquels, buvant d’autant, contaient des vieux jusques ès nouveaux.
Entre autres, avait pour domestiques les seigneurs du Fou, de Gourville, de Grignault et de Marigny. Après souper, venaient en place les beaux évangiles de bois, c’est-à-dire force tabliers, ou le beau flux, un, deux, trois, ou à toutes restes pour abréger, ou bien allaient voir les garces d’entour, et petits banquets parmi, collations et arrière-collations. Puis dormait sans débrider jusques au lendemain huit heures.
COMMENT GARGANTUA FUT INSTITUÉ PAR PONOCRATES EN TELLE DISCIPLINE QU’IL NE PERDAIT HEURE DU JOUR.
Quand Ponocrates connut la vicieuse manière de vivre de Gargantua, délibéra autrement l’instituer en lettres ; mais, pour les premiers jours, le toléra, considérant que nature n’endure mutations soudaines sans grande violence.
Pour donc mieux son œuvre commencer, supplia un savant médecin de celui temps, nommé maître Théodore, à ce qu’il considérât si possible était remettre Gargantua en meilleure voie. Lequel le purgea canoniquement avec ellébore d’Anticyre, et, par ce médicament, lui nettoya toute l’altération et perverse habitude du cerveau. Par ce moyen aussi, Ponocrates lui fit oublier tout ce qu’il avait appris sous ses antiques précepteurs, comme faisait Thimoté à ses disciples, qui avaient été instruits sous autres musiciens.
Pour mieux ce faire, l’indroduisait ès compagnies des gens savants que là étaient, à l’émulation desquels lui crut l’esprit et le désir d’étudier autrement et se faire valoir.
Après, en tel train d’étude le mit qu’il ne perdait heure quelconque du jour : ains tout son temps consommait en lettres et honnête savoir. S’éveillait donc Gargantua environ quatre heures du matin. Cependant qu’on le frottait, lui était lue quelque pagine de la divine Écriture, hautement et clairement, avec prononciation compétente à la matière, et à ce était commis un jeune page, natif de Basché, nommé Anagnostes. Selon le propos et argument de cette leçon, souventes fois s’adonnait à révérer, adorer, prier et supplier le bon Dieu, duquel la lecture montrait la majesté et jugements merveilleux.
Puis allait ès lieux secrets faire excrétion des digestions naturelles. Là son précepteur répétait ce qu’avait été lu, lui exposant les points plus obscurs et difficiles. Eux retournants, considéraient l’état du ciel, si tel était comme l’avaient noté au soir précédent, et quels signes entrait le soleil, aussi la lune, pour icelle journée.
Ce fait, était habillé, peigné, testonné, accoutré et parfumé, durant lequel temps on lui répétait les leçons du jour d’avant. Lui-même les disait par cœur et y fondait quelques cas pratiques et concernants l’état humain, lesquels ils étendaient aucunes fois jusque deux ou trois heures, mais ordinairement cessaient lorsqu’il était du tout habillé. Puis par trois bonnes heures lui était faite lecture.
Ce fait, issaient hors, toujours conférants des propos de la lecture, et se déportaient en Bracque, ou ès prés, et jouaient à la balle, à la paume, à la pile trigone, galantement s’exerçants les corps comme ils avaient les âmes auparavant exercé. Tout leur jeu n’était qu’en liberté, car ils laissaient la partie quand leur plaisait, et cessaient ordinairement lorsque suaient parmi le corps, ou étaient autrement las. Adonc étaient très bien essuyés et frottés, changeaient de chemise, et, doucement se promenants, allaient voir si le dîner était prêt. Là attendants, récitaient clairement et éloquentement quelques sentences retenues de la leçon.
Cependant Monsieur l’Appétit venait, et par bonne opportunité s’asseyaient à table. Au commencement du repas, était lue quelque histoire plaisante des anciennes prouesses, jusques à ce qu’il eût pris son vin. Lors, si bon semblait, on continuait la lecture, ou commençaient à deviser joyeusement ensemble, parlants, pour les premiers mois, de la vertu, propriété, efficace et nature de tout ce que leur était servi à table : du pain, du vin, de l’eau, du sel, des viandes, poissons, fruits, herbes, racines, et de l’apprêt d’icelles. Ce que faisant, apprit en peu de temps tous les passages à ce compétants en Pline, Athénée, Dioscorides, Julius Pollux, Galien, Porphyre, Oppian, Polybe, Héliodore, Aristotèles, Elian et autres. Iceux propos tenus, faisaient souvent, pour plus être assurés, apporter les livres susdits à table. Et si bien et entièrement retint en sa mémoire les choses dites, que, pour lors, n’était médecin qui en sut à la moitié tant comme il faisait. Après, devisaient des leçons lues au matin, et, parachevant leur repas par quelque confection de cotoniat, s’écurait les dents avec un trou de lentisque, se lavait les mains et les yeux de belle eau fraiche, et rendaient grâces à Dieu par quelques beaux cantiques faits à la louange de la munificence et bénignité divine.
Ce fait, on apportait des cartes, non pour jouer, mais pour y apprendre mille petites gentillesses et inventions nouvelles, lesquelles toutes issaient d’arithmétique. En ce moyen entra en affection d’icelle science numérale, et, tous les jours après diner et souper, y passait temps aussi plaisantement qu’il soulait ès dés ou ès cartes. À tant sut d’icelle et théorique et pratique, si bien que Tunstal, Anglais qui en avait amplement écrit, confessa que vraiment, en comparaison de lui, il n’y entendait que le haut allemand.
Et non seulement d’icelle, mais des autres sciences mathématiques comme géométrie, astronomie et musique ; car, attendants la concoction et digestion de son past, ils faisaient mille joyeux instruments et figures géométriques, et de même pratiquaient les canons astronomiques. Après s’esbaudissaient à chanter musicalement à quatre et cinq parties, ou sur un thème, à plaisir de gorge. Au regard des instruments de musique, il apprit jouer du luc, de l’épinette, de la harpe, de la flûte d’allemand et à neuf trous, de la viole et de la sacquebutte.
Cette heure ainsi employée, la digestion parachevée, se purgeait des excréments naturels ; puis se remettait à son étude principal par trois heures ou davantage, tant à répéter la lecture matutinale qu’à poursuivre le livre entrepris, qu’aussi à écrire et bien traire et former les antiques et romaines lettres.
Ce fait, issaient hors leur hôtel, avec eux un jeune gentilhomme de Touraine nommé l’écuyer Gymnaste, lequel lui montrait l’art de chevalerie. Changeant donc de vêtements, montait sur un coursier, sur un roussin, sur un genet, sur un cheval barbe, cheval léger, et lui donnait cent carrières, le faisait voltiger en l’air, franchir le fossé, sauter le palis, court tourner en un cercle, tant à dextre comme à senestre. Là rompait, non la lance, car c’est la plus grande rêverie du monde dire : « J’ai rompu dix lances en tournoi ou en bataille, » un charpentier le ferait bien ; mais louable gloire est d’une lance avoir rompu dix de ses ennemis. De sa lance donc, acérée, verte et raide, rompait un huis, enfonçait un harnais, aculait une arbre, enclavait un anneau, enlevait une selle d’armes, un haubert, un gantelet. Le tout faisait armé de pied en cap.
Au regard de fanfarer et faire les petits popismes sur un cheval, nul ne le fit mieux que lui. Le voltigeur de Ferrare n’était qu’un singe en comparaison. Singulièrement était appris à sauter hâtivement d’un cheval sur l’autre sans prendre terre, et nommait-on ces chevaux désultoires, et de chacun côté, la lance au poing, monter sans estriviers et, sans bride, guider le cheval à son plaisir, car telles choses servent à discipline militaire.
Un autre jour s’exercait à la hache, laquelle tant bien coulait, tant vertement de tous pics resserrait, tant souplement avalait en taille ronde, qu’il fut passé chevalier d’armes en campagne, et en tous essais.
Puis branlait la pique, saquait de l’épée à deux mains, de l’épée bâtarde, de l’espagnole, de la dague et du poignard ; armé, non armé, au bouclier, à la cape, à la rondelle.
Courait le cerf, le chevreuil, l’ours, le daim, le sanglier, le lièvre, la perdrix, le faisan, l’outarde. Jouait à la grosse balle, et la faisait bondir en l’air autant du pied que du poing.
Luttait, courait, sautait, non à trois pas un saut, non à cloche-pied, non au saut d’allemand, car, disait Gymnaste, tels sauts sont inutiles et de nul bien en guerre ; mais d’un saut perçait un fossé, volait sur une haie, montait six pas encontre une muraille, et rampait en cette façon à une fenêtre de la hauteur d’une lance.
Nageait en parfonde eau, à l’endroit, à l’envers, de côté, de tout le corps, des seuls pieds, une main en l’air, en laquelle tenant un livre transpassait toute la rivière de Seine sans icelui mouiller, et tirant par les dents son manteau comme faisait Jules César ; puis d’une main entrait par grande force en bateau, d’icelui se jetait derechef en l’eau la tête première ; sondait le parfond, creusait les rochers, plongeait ès abîmes et gouffres. Puis icelui bateau tournait, gouvernait, menait hâtivement, lentement, à fil d’eau, contre cours, le retenait en pleine écluse, d’une main le guidait, de l’autre s’escrimait avec un grand aviron, tendait le vèle, montait au mât par les traits, courait sur les brancards, ajustait la boussole, contreventait les boulines, bandait le gouvernail.
Issant de l’eau, raidement montait encontre la montagne, et dévalait aussi franchement, gravait ès arbres comme un chat, sautait de l’une en l’autre comme un écurieux, abattait les gros rameaux comme un autre Milo ; avec deux poignards acérés et deux poinçons éprouvés, montait au haut d’une maison comme un rat, descendait puis du haut en bas en telle composition des membres que de la chute n’était aucunement grevé. Jetait le dard, la barre, la pierre, la javeline, l’épieu, la hallebarde, enfonçait l’arc, bandait ès reins les fortes arbalètes de passe, visait de l’arquebuse à l’œil, affûtait le canon, tirait à la butte, au papegai, du bas en mont, d’amont en val, devant, de côté, en arrière comme les Parthes.
On lui attachait un câble en quelque haute tour, pendant en terre par icelui avec deux mains montait, puis dévalait si raidement et si assurément que plus ne pourriez parmi un pré bien égalé. On lui mettait une grosse perche appuyée à deux arbres ; à icelle se pendait par les mains, et d’icelle allait et venait, sans des pieds à rien toucher, qu’à grande course on ne l’eût pu aconcevoir.
Et pour s’exercer le thorax et poumon, criait comme tous les diables. Je l’ouïs une fois appelant Eudémon depuis la porte Saint-Victor jusques à Montmartre. Stentor n’eut onques telle voix à la bataille de Troie.
Et, pour galentir les nerfs, on lui avait fait deux grosses saumones de plomb, chacune du poids de huit mille sept cents quintaux, lesquelles il nommait haltères. Icelles prenait de terre en chacune main, et les élevait en l’air au-dessus de la tête, et les tenait ainsi, sans soi remuer, trois quarts d’heure et davantage, qu’était une force inimitable.
Jouait aux barres avec les plus forts, et quand le point advenait, se tenait sur ses pieds tant raidement qu’il s’abandonnait ès plus aventureux, en cas qu’ils le fissent mouvoir de sa place, comme jadis faisait Milo, à l’imitation duquel aussi tenait une pomme de grenade en sa main et la donnait à qui lui pourrait ôter.
Le temps ainsi employé, lui frotté, nettoyé et rafraîchi d’habillements, tout doucement retournait, et, passants par quelques près ou autres lieux herbus, visitaient les arbres et plantes, les conférants avec les livres des anciens qui en ont écrit, comme Théophraste, Dioscorides, Marinus, Pline, Nicander, Macer et Galien, et en emportaient leurs pleines mains au logis, desquelles avait la charge un jeune page nommé Rhizotome, ensemble des marrochons, des pioches, serfouettes, bêches, tranches et autres instruments requis à bien arboriser.
Eux arrivés au logis, cependant qu’on apprêtait le souper, répétaient quelques passages de ce qu’avait été lu et s’asseyaient à table. Notez ici que son diner était sobre et frugal, car tant seulement mangeait pour refréner les abois de l’estomac ; mais le souper était copieux et large, car tant en prenait que lui était de besoin à soi entretenir et nourrir, ce qu’est la vraie diète prescrite par l’art de bonne et sûre médecine, quoiqu’un tas de badauds médecins, herselés en l’officine des Arabes, conseillent le contraire.
Durant icelui repas était continuée la leçon du diner tant que bon semblait : le reste était consommé en bons propos, tous lettrés et utiles. Après grâces rendues, s’adonnaient à chanter musicalement, à jouer d’instruments harmonieux, ou de ces petits passe-temps qu’on fait ès cartes, ès dés et gobelets, et là demeuraient faisants grand’chère, et s’ébaudissants aucunes fois jusques à l’heure de dormir ; quelque fois allaient visiter les compagnies de gens lettrés, ou de gens qui eussent vu pays étranges.
En pleine nuit, devant que soi retirer, allaient au lieu de leur logis le plus découvert voir la face du ciel, et là notaient les comètes, si aucunes étaient, les figures, situations, aspects, oppositions et conjonctions des astres.
Puis, avec son précepteur, récapitulait brièvement, à la mode des Pythagoriques, tout ce qu’il avait lu, vu, su, fait et entendu au décours de toute la journée.
Si priaient Dieu le créateur, en l’adorant et ratifiant leur foi envers lui, et le glorifiant de sa bonté immense, et, lui rendants grâce de tout le temps passé, se recommandaient à sa divine clémence pour tout l’avenir. Ce fait entraient en leur repos.
COMMENT GARGANTUA EMPLOYAIT LE TEMPS QUAND L’AIR ÉTAIT PLUVIEUX.
S’il advenait que l’air fût pluvieux et intempéré, tout le temps d’avant-diner était employé comme de coutume, excepté qu’il faisait allumer un beau et clair feu pour corriger l’intempérie de l’air. Mais après dîner, en lieu des exercitations, ils demeuraient en la maison, et par manière d’apothérapie s’ébattaient à botteler du foin, à fendre et scier du bois, et à battre les gerbes en la grange. Puis étudiaient en l’art de peinture et sculpture, ou révoquaient en usage l’antique jeu des tales ainsi qu’en a écrit Leonicus et comme y joue notre bon ami Lascaris. En y jouant, récolaient les passages des auteurs anciens esquels est faite mention ou prise quelque métaphore sur icelui jeu.
Semblablement, ou allaient voir comment on tirait les métaux, ou comment on fondait l’artillerie, ou allaient voir les lapidaires, orfèvres et tailleurs de pierreries, ou les alchimistes et monnayeurs, ou les hautelissiers, les tissotiers, les veloutiers, les horlogers, miralliers, imprimeurs, organistes, teinturiers, et autres telles sortes d’ouvriers, et partout donnants le vin, apprenaient et considéraient l’industrie et invention des métiers.
Allaient ouïr les leçons publiques, les actes solennels, les répétitions, les déclamations, les plaidoyers des gentils avocats, les concions des prêcheurs évangéliques.
Passait par les salles et lieux ordonnés pour l’escrime, et là, contre les maîtres, essayait de tous bâtons, et leur montrait par évidence qu’autant, voire plus, en savait qu’iceux.
Et au lieu d’arboriser, visitaient les boutiques des drogueurs, herbiers et apothicaires, et soigneusement considéraient les fruits, racines, feuilles, gommes, semences, axonges pérégrines, ensemble aussi comment on les adultérait. Allait voir les bateleurs, tréjectaires et thériacleurs, et considérait leurs gestes, leurs ruses, leurs soubresauts et beau parler, singulièrement de ceux de Chaunys en Picardie, car ils sont de nature grands jaseurs et beaux bailleurs de balivernes en matière de singes verts.
Eux retournés pour souper, mangeaient plus sobrement que ès autres jours, et viandes plus dessiccatives et exténuantes, afin que l’intempérie humide de l’air, communiquée au corps par nécessaire confinité, fût par ce moyen corrigée, et ne leur fût incommode par ne soi être exercités comme avaient de coutume.
Ainsi fut gouverné Gargantua, et continuait ce procès : de jour en jour, profitant comme entendez que peut faire un jeune homme, selon son âge, de bon sens, en tel exercice ainsi continué, lequel, combien que semblât pour le commencement difficile, en la continuation tant doux fut, léger et délectable, que mieux ressemblait un passe-temps de roi que l’étude d’un écolier.
Toutefois Ponocrates, pour le séjourner de cette véhémente intention des esprits, avisait une fois le mois quelque jour bien clair et serein, auquel bougeaient au matin de la ville, et allaient ou à Gentilly, ou à Boulogne, ou à Montrouge, ou au pont Charenton, ou à Vanves, ou à Saint-Cloud. Et là passaient toute la journée à faire la plus grande chère dont ils se pouvaient aviser, raillants, gaudissants, buvants d’autant, jouants, chantants, darsants, se voitrants en quelque beau pré, dénigeants des passereaux, prenants des cailles, pêchants aux grenouilles et écrevisses.
Mais encore qu’icelle journée fút passée sans livres et lectures, point elle n’était passée sans profit, car en beau pré ils récolaient par cœur quelques plaisants vers de l’Agriculture de Virgile, de Hésiode, du Rustique de Politian, décrivaient quelques plaisants épigrammes en latin, puis les mettaient par rondeaux et ballades en langue française. En banquetant, du vin aigué séparaient l’eau, comme l’enseigne Caton De re rust. et Pline, avec un gobelet de lierre, lavaient le vin en plein bassin d’eau, puis le retiraient avec un embut, faisaient aller l’eau d’un verre en l’autre, bâtissaient plusieurs petits engins automates, c’est-à-dire soi mouvants eux-mêmes.
COMMENT FUT MÛ ENTRE LES FOUACIERS DE LERNÉ ET CEUX DU PAYS DE GARGANTUA LE GRAND DÉBAT DONT FURENT FAITES GROSSES GUERRES.
En cetui temps, qui fut la saison de vendanges au commencement d’automne, les bergers de la contrée étaient à garder les vignes, et empêcher que les étourneaux ne mangeassent les raisins. Onquel temps, les fouaciers de Lerné passaient le grand carroi, menant dix ou douze charges de fouaces à la ville. Les dits bergers les requirent courtoisement leur en bailler pour leur argent, au prix du marché. Car notez que c’est viande céleste manger à déjeuner raisins avec fouace fraîche, mêmement des pineaux, des fiers, des muscadeaux, de la bicane et des foirars pour ceux qui sont constipés du ventre, car ils les font aller long comme un vouge, et souvent, cuidants peter, ils se conchient, dont sont nommés les cuideurs de vendanges.
À leur requête ne furent aucunement enclinés les fouaciers, mais, que pis est, les outragèrent grandement, les appelants trop d’iteux, brèche-dents,… bergers de merde et autres telles épithètes diffamatoires, ajoutants que point à eux n’appartenait manger de ces belles fouaces, mais qu’ils se devaient contenter de gros pain ballé et de tourte.
Auquel outrage un d’entre eux, nommé Frogier, bien honnête homme de sa personne et notable bachelier, répondit doucement : « Depuis quand avez-vous pris cornes qu’êtes tant rogues devenus ? Dea, vous nous en souliez volontiers bailler et maintenant y refusez. Ce n’est fait de bons voisins, et ainsi ne vous faisons, nous, quand venez ici acheter notre beau froment, duquel vous faites vos gâteaux et fouaces. Encore par le marché vous eussions-nous donné de nos raisins ; mais, par la mer Dé, vous en pourriez repentir, et aurez quelque jour affaire de nous. Lors nous ferons envers vous à la pareille, et vous en souvienne. »
Adonc Marquet, grand bâtonnier de la confrérie des fouaciers, lui dit : « Vraiment, tu es bien acrêté à ce matin ; tu mangeas hier soir trop de mil. Viens çà, viens çà, je te donnerai de ma fouace. Lors Frogier en toute simplesse approcha, tirant un onzain de son baudrier, pensant que Marquet lui dût dépocher de ses fouaces, mais il lui bailla de son fouet à travers les jambes si rudement que les nœuds y apparaissaient ; puis voulut gagner à la fuite. Mais Frogier s’écria au meurtre et à la force tant qu’il put, ensemble lui jeta un gros tribard qu’il portait sous son aisselle, et l’atteint par la jointure coronale de la tête, sur l’artère crotaphique, du côté dextre, en telle sorte que Marquet tomba de sa jument ; mieux semblait homme mort que vif.
Cependant les métayers, qui là auprès challaient les noix, accoururent avec leurs grandes gaules, et frappèrent sur ces fouaciers comme sur seigle vert. Les autres bergers et bergères, oyants le cri de Frogier, y vinrent avec leurs fondes et brassiers, et les suivirent à grands coups de pierres, tant menus qu’il semblait que ce fût grêle. Finalement, les aconçurent, et otèrent de leurs fouaces environ quatre ou cinq douzaines, toutefois ils les payèrent au prix accoutumé, et leur donnèrent un cent de quecas et trois panerées de francs-aubiers. Puis les fouaciers aidèrent à monter Marquet, qui était vilainement blessé, et retournèrent à Lerné sans poursuivre le chemin de Parillé, menaçants fort et ferme les bouviers, bergers et métayers de Seuillé et de Sinais.
Ce fait, et bergers et bergères firent chère lie avec ces fouaces et beaux raisins, et se rigolèrent ensemble au son de la belle bousine, se moquants de ces beaux fouaciers glorieux, qui avaient trouvé malencontre par faute de s’être signés de la bonne main au matin. Et avec gros raisins chenins, étuvèrent les jambes de Frogier mignonnement, si bien qu’il fut tantôt guéri.
COMMENT LES HABITANTS DE LERNÉ, PAR LE COMMANDEMENT DE PICROCHOLE, LEUR ROI, ASSAILLIRENT AU DÉPOURVU LES BERGERS DE GARGANTUA.
Les fouaciers retournés à Lerné, soudain, devant boire ni manger, se transportèrent au Capitoly, et là, devant leur roi, nommé Picrochole, tiers de ce nom, proposèrent leur complainte montrants leurs paniers rompus, leurs bonnets foupis, leurs robes déchirées, leurs fouaces détroussées, et singulièrement Marquet blessé énormément, disants le tout avoir été fait par les bergers et métayers de Grandgousier, près le grand carroi, par-delà Seuillé.
Lequel incontinent entra en courroux furieux, et sans plus outre s’interroger quoi ni comment, fit crier par son pays ban et arrière ban, et qu’un chacun, sur peine de la hart, convint en armes en la grand’place devant le château, à l’heure de midi. Pour mieux confermer son entreprise, envoya sonner le tambourin à l’entour de la ville. Lui-même, cependant qu’on apprêtait son diner, alla faire affûter son artillerie, déployer son enseigne et oriflant, et charger force munitions, tant de harnais d’armes que de gueules.
En dînant, bailla les commissions, et fut, par son édit, constitué le seigneur Trepelu sur l’avant-garde, en laquelle furent comptés seize mille quatorze haquebutiers, trente cinq mille et onze aventuriers. À l’artillerie fut commis le grand écuyer Touquedillon, en laquelle furent comptées neuf cents quatorze grosses pièces de bronze, en canons, doubles canons, basilics, serpentines, couleuvrines, bombardes, faucons, passevolants, spiroles et autres pièces. L’arrière-garde fut baillée au duc Raquedenare. En la bataille se tint le roi et les princes de son royaume.
Ainsi sommairement accoutrés, devant que se mettre en voie, envoyèrent trois cents chevaux légers, sous la conduite du capitaine Engoulevent, pour découvrir le pays et savoir si embûche aucune était par la contrée. Mais après avoir diligemment recherché, trouvèrent tout le pays à l’environ en paix et silence, sans assemblée quelconque. Ce que entendant, Picrochole commanda qu’un chacun marchât sous son enseigne hâtivement. Adonc, sans ordre et mesure, prirent les champs les uns parmi les autres, gåtants et dissipants tout par où ils passaient, sans épargner ni pauvre ni riche, ni lieu sacré ni profane ; emmenaient bœufs, vaches, taureaux, veaux, génisses, brebis, moutons, chèvres et boucs, poules, chapons, poulets, oisons, jars, oies, porcs, truies, gorets, abattants les noix, vendangeants les vignes, emportants les ceps, croulants tous les fruits des arbres. C’était un désordre incomparable de ce qu’ils faisaient, et ne trouvèrent personne qui leur résistât, mais un chacun se mettait à leur merci, les suppliant être traités plus humainement en considération de ce qu’ils avaient de tous temps été bons et amiables voisins, et que jamais envers eux ne commirent excès ni outrage, pour ainsi soudainement être par iceux mal vexés et que Dieu les en punirait de bref. Ès quelles remontrances rien plus ne répondaient sinon qu’ils leur voulaient apprendre à manger de la fouace.
COMMENT UN MOINE DE SEUILLÉ SAUVA LE CLOS DE L’ABBAYE DU SAC DES ENNEMIS.
Tant firent et tracassèrent, pillant et larronnant, qu’ils arrivèrent à Seuillé, et détroussèrent hommes et femmes, et prirent ce qu’ils purent : rien ne leur fût ni trop chaud ni trop pesant. Combien que la peste y fut par la plus grande part des maisons, ils entraient partout, ravissaient tout ce qu’était dedans, et jamais nul n’en prit danger, qui est cas assez merveilleux, car les curés, vicaires, prêcheurs, médecins, chirurgiens et apothicaires, qui allaient visiter, panser, guérir, prêcher et admonester les malades, étaient tous morts de l’infection, et ces diables pilleurs et meurtriers onques n’y prirent mal. Dont vient cela, messieurs ? Pensez-y, je vous prie.
Le bourg ainsi pillé, se transportèrent en l’abbaye avec horrible tumulte, mais la trouvèrent bien resserrée et fermée, dont l’armée principale marcha outre vers le gué de Vède, exceptés sept enseignes de gens de pied et deux cents lances qui là restèrent et rompirent les murailles du clos afin de gâter toute la vendange.
Les pauvres diables de moines ne savaient auquel de leurs saints se vouer. À toutes aventures firent sonner ad capitulum capitulantes. Là fut décreté qu’ils feraient une belle procession, renforcée de beaux prêchants et litanies contra hostium insidias, et beaux répons pro pace.
En l’abbaye était pour lors un moine claustrier nommé frère Jean des Entommeures, jeune, galant, frisque, de hait, bien à dextre, hardi, aventureux, délibéré, haut, maigre, bien fendu de gueule, bien avantagé en nez, beau dépêcheur d’heures, beau débrideur de messes, beau décrotteur de vigiles, pour tout dire sommairement un vrai moine si onques en fut depuis que le monde moinant moina de moinerie ; au reste clerc jusques ès dents en matière de bréviaire.
Icelui, entendant le bruit que faisaient les ennemis par le clos de leur vigne, sortit hors pour voir ce qu’ils faisaient, et avisant qu’ils vendangeaient leur clos auquel était leur boite de tout l’an fondée, retourne au chœur de l’église où étaient les autres moines, tous étonnés comme fondeurs de cloches, lesquels voyant chanter ini, nim, pe, ne, ne, ne, ne, ne, ne, tum, ne, num, mum, ini, i, mi, i, mi, co, o, ne, no, o, o, ne, no, ne, no, no, no, rum, ne, num, num : « C’est, dit-il, bien chien chanté. Vertus Dieu ! que ne chantez-vous : Adieu paniers, vendanges sont faites ?… Je me donne au diable s’ils ne sont en notre clos, et tant bien coupent et ceps et raisins qu’il n’y aura, par le corps Dieu ! de quatre années que halleboter dedans. Ventre saint Jacques ! que boirons-nous cependant, nous autres pauvres diables ? Seigneur Dieu, da mihi potum ! »
Lors dit le prieur claustral : « Que fera cet ivrogne ici ? Qu’on me le mène en prison. Troubler ainsi le service divin !
— Mais, dit le moine, le service du vin, faisons tant qu’il ne soit troublé, car vous-même, monsieur le prieur, aimez boire du meilleur : si fait tout homme de bien. Jamais homme noble ne hait le bon vin : c’est un apophtegme monacal. Mais ces répons que chantez ici ne sont, par Dieu ! point de saison.
« Pourquoi sont nos heures en temps de moissons et vendanges courtes, en l’Avent et tout hiver longues ? Feu, de bonne mémoire, frère Macé Pelosse, vrai zélateur (ou je me donne au diable) de notre religion, me dit, il m’en souvient, que la raison était afin qu’en cette saison nous fassions bien serrer et faire le vin, et qu’en hiver nous le humons.
« Écoutez, messieurs, vous autres qui aimez le vin, le corps Dieu ! si me suivez ! car hardiment que saint Antoine me arde si ceux tâtent du piot qui n’auront secouru la vigne ! Ventre Dieu ! les biens de l’Église ! Ha ! non, non ! Diable ! saint Thomas l’Anglais voulut bien pour iceux mourir : si j’y mourais ne serais-je saint de même ? Je n’y mourrai jà pourtant, car c’est moi qui le fais ès autres. »
Ce disant, mit bas son grand habit et se saisit du bâton de la croix qui était de cœur de cormier, long comine une lance, rond à plein poing, et quelque peu semé de fleurs de lys, toutes presque effacées. Ainsi sortit en beau sayon, mit son froc en écharpe, et de son bâton de la croix donna si brusquement sur les ennemis qui, sans ordre ni enseigne, ni trompette, ni tambourin, parmi le clos vendangeaient — car les porte-guidons et porte-enseignes avaient mis leurs guidons et enseignes l’orée des murs, les tambourineurs avaient défoncé leurs tambourins d’un côté pour les emplir de raisins, les trompettes étaient chargées de moussines, chacun était dérayé, il choqua donc si raidement sur eux, sans dire gare, qu’il les renversait comme porcs, frappant à tort et à travers, à la vieille escrime.
Ès uns escarbouillait la cervelle, ès autres rompait bras et jambes, ès autres délochait les spondyles du col, ès autres démoulait les reins, avalait le nez, pochait les yeux, fendait les mandibules, enfonçait les dents en la gueule, décroulait les omoplates, sphacelait les grèves, dégondait les ischies, débezillait les faucilles.
Si quelqu’un se voulait cacher entre les ceps plus épais, à icelui froissait toute l’arête du dos et l’éreinait comme un chien.
Si aucun sauver se voulait en fuyant, à icelui faisait voler la tête en pièces par la commissure lambdoïde. Si quelqu’un gravait en une arbre, pensant y être en sûreté, icelui de son bâton empalait par le fondement.
Si quelqu’un de sa vieille connaissance lui criait : « Ha ! frère Jean, mon ami, frère Jean, je me rends ! »
— Il t’est, disait-il, bien force ; mais ensemble tu rendras l’âme à tous les diables. » Et soudain lui donnait dronos. Et si personne tant fut épris de témérité qu’il lui voulût résister en face, là montrait-il la force de ses muscles, car il leur transperçait la poitrine par le médiastin et par le cœur ; à d’autres, donnant sur la faute des côtes, leur subvertissait l’estomac, et mouraient soudainement. Ès autres tant fièrement frappait par le nombril qu’il leur faisait sortir les tripes. Ès autres, parmi les couillons, perçait le boyau culier. Croyez que c’était le plus horrible spectacle qu’on vit onques.
Les uns criaient sainte Barbe, les autres saint Georges, les autres sainte Nitouche, les autres Notre-Dame de Cunault, de Lorette, de Bonnes Nouvelles, de La Lenou, de Rivière. Les uns se vouaient à saint Jacques, les autres au saint suaire de Chambéry, mais il brûla trois mois après, si bien qu’on n’en put sauver un seul brin. Les autres à Cadouin, les autres à saint Jean d’Angely, les autres à saint Eutrope de Saintes, à saint Mexmes de Chinon, à saint Martin de Candes, à saint Clouaud de Sinais, ès reliques de Javrezay, et mille autres bons petits saints. Les uns mouraient sans parler, les autres parlaient sans mourir, les uns mouraient en parlant, les autres parlaient en mourant. Les autres criaient à haute voix : Confession ! confession ! Confileor, miserere, in manus. »
Tant fut grand le cri des navrés que le prieur de l’abbaye avec tous ses moines sortirent, lesquels, quand aperçurent ces pauvres gens ainsi rués parmi la vigne et blessés à mort, en confessèrent quelques-uns. Mais, cependant que les prêtres s’amusaient à confesser, les petits moinetons coururent au lieu où était frère Jean, et lui demandèrent en quoi il voulait qu’ils lui aidassent.
À quoi répondit qu’ils égorgetassent ceux qui étaient portés par terre. Adonc, laissants leurs grandes capes sur une treille au plus près, commencèrent égorgeter et achever ceux qu’il avait déjà meurtris. Savez-vous de quels ferrements ? À beaux gouvets, qui sont petits demi-couteaux dont les petits enfants de notre pays cernent les noix.
Puis, à tout son bâton de croix, gagna la brèche qu’avaient fait les ennemis. Aucuns des moinetons emportèrent les enseignes et guidons en leurs chambres pour en faire des jartiers. Mais quand ceux qui s’étaient confessés voulurent sortir par icelle brèche, le moine les assommait de coups, disant : « Ceux-ci sont confès et repentants et ont gagné les pardons : ils s’en vont en paradis aussi droit comme une faucille, et comme est le chemin de Faye. » Ainsi, par sa prouesse, furent déconfits tous ceux de l’armée qui étaient entrés dedans le clos, jusques au nombre de treize mille six cents vingt et deux, sans les femmes et petits enfants, cela s’entend toujours. Jamais Maugis ermite ne se porta si vaillamment à tout son bourdon contre les Sarrasins, desquels est écrit ès gestes des quatre fils Aymon, comme fit le moine à l’encontre des ennemis avec le bâton de la croix.
COMMENT PICROCHOLE PRIT D’ASSAUT LA ROCHE-CLERMAUD, ET LE REGRET ET DIFFICULTÉ QUE FIT GRANDGOUSIER D’ENTREPRENDRE GUERRE.
Cependant que le moine s’escarmouchait, comme avons dit, contre ceux qui étaient entrés le clos, Picrochole, à grande hâtiveté, passa le gué de Vède avec ses gens et assaillit la Roche-Clermaud, auquel lieu ne lui fut faite résistance quelconque, et parce qu’il était jà nuit, délibéra en icelle ville s’héberger, soi et ses gens, et rafraîchir de sa colère pungitive. Au matin, prit d’assaut les boulevards et château, et le rempara très bien, et le pourvut de munitions requises, pensant là faire sa retraite si d’ailleurs était assailli, car le lieu était fort, et par art et par nature, à cause de la situation et assiette.
Or laissons-les là, et retournons à notre bon Gargantua, qui est à Paris, bien instant à l’étude des bonnes lettres et exercitations athlétiques, et le vieux bonhomme Grandgousier, son père, qui après souper se chauffe les couilles à un beau, clair et grand feu, et attendant graîler des châtaignes, écrit au foyer avec un bâton brûlé d’un bout, dont on écharbotte le feu, faisant à sa femme et famille de beaux contes du temps jadis.
Un des bergers qui gardaient les vignes, nommé Pillot, se transporta devers lui en icelle heure, et raconta entièrement les excès et pillages que faisait Picrochole, roi de Lerné, en ses terres et domaines, et comment il avait pillé, gâté, saccagé tout le pays, excepté le clos de Seuillé que frère Jean des Entommeures avait sauvé à son honneur, et de présent était ledit roi en la Roche-Clermaud, et là, en grande instance, se remparait lui et ses gens.
« Holos ! holos ! dit Grandgousier. Qu’est ceci, bonnes gens ? Songé-je, ou si vrai est ce qu’on me dit ? Picrochole, mon ami ancien de tout temps, de toute race et alliance, me vient-il assaillir ? Qui le meut ? qui le point ? qui le conduit ? qui l’a ainsi conseillé ? Ho, ho, ho, ho, ho ! mon Dieu, mon Sauveur, aide-moi, inspire-moi, conseille-moi à ce qu’est de faire. Je proteste, je jure devant toi, — ainsi me sois-tu favorable ! — si jamais à lui déplaisir, ni à ses gens dommage, ni en ses terres je fis pillerie ; mais bien au contraire je l’ai secouru de gens, d’argent, de faveur et de conseil, en tous cas qu’ai pu connaître son avantage. Qu’il m’ait donc en ce point outragé, ce ne peut être que par l’esprit malin. Bon Dieu, tu connais mon courage, car à toi rien ne peut être celé. Si par cas il était devenu furieux, et que pour lui réhabiliter son cerveau, tu me l’eusses ici envoyé, donne-moi et pouvoir et savoir le rendre au joug de ton saint vouloir par bonne discipline.
« Ho, ho, ho ! mes bonnes gens, mes amis et mes féaux serviteurs, faudra-t-il que je vous empêche à m’y aider ? Las ! ma vieillesse ne requérait dorénavant que repos, et toute ma vie n’ai rien tant procuré que paix ; mais il faut, je le vois bien, que maintenant de harnais je charge mes pauvres épaules lasses et faibles, et en ma main tremblante je prenne la lance et la masse pour secourir et garantir mes pauvres sujets. La raison le veut ainsi, car de leur labeur je suis entretenu et de leur sueur je suis nourri, moi, mes enfants et ma famille. Ce nonobstant, je n’entreprendrai guerre que je n’aie essayé tous les arts et moyens de paix ; là je me résolus. »
Adonc fit convoquer son conseil et proposa l’affaire tel comme il était, et fut conclu qu’on enverrait quelque homme prudent devers Picrochole savoir pourquoi ainsi soudainement était parti de son repos, et envahi les terres èsquelles n’avait droit quiconque ; davantage qu’on envoyât quérir Gargantua et ses gens afin de maintenir le pays et défendre à ce besoin. Le tout plut à Grandgousier et commanda qu’ainsi fut fait. Dont sur l’heure envoya le Basque, son laquais, quérir à toute diligence Gargantua, et lui écrivait comme s’ensuit.
LA TENEUR DES LETTRES QUE GRANDGOUSIER ÉCRIVAIT À GARGANTUA.
« La ferveur de tes études requérait que de longtemps ne te révoquasse de cetui philosophique repos, si la confiance de nos amis et anciens confédérés n’eût de présent frustré la sûreté de ma vieillesse. Mais, puisque telle est cette fatale destinée que par iceux sois inquiété èsquels plus je me reposais, force m’est de te rappeler au subside des gens et biens qui te sont par droit naturel affiés. Car ainsi comme débiles sont les armes au dehors si le conseil n’est en la maison, aussi vaine est l’étude et le conseil inutile, qui, en temps opportun, par vertu n’est exécuté et à son effet réduit.
« Ma délibération n’est de provoquer, ains d’apaiser ; d’assaillir, mais de défendre ; de conquêter, mais de garder mes féaux sujets et terres héréditaires, èsquelles est hostilement entré Picrochole sans cause ni occasion, et de jour en jour poursuit sa furieuse entreprise, avec excès non tolérables à personnes libères.
« Je me suis en devoir mis pour modérer sa colère tyrannique, lui offrant tout ce que je pensais lui pouvoir être en contentement, et, par plusieurs fois, ai envoyé amiablement devers lui pour entendre en quoi, par qui et comment il se sentait outragé ; mais de lui n’ai eu réponse que de volontaire défiance, et qu’en mes terres prétendait seulement droit de bienséance. Dont j’ai connu que Dieu éternel l’a laissé au gouvernail de son franc arbitre et propre sens, qui ne peut être que méchant si par grâce divine n’est continuellement guidé, et, pour le contenir en office et réduire à connaissance me l’a ici envoyé à molestes enseignes.
« Pourtant, mon fils bien aimé, le plus tôt que faire pourras, ces lettres vues, retourne à diligence secourir, non tant moi (ce que toutefois par pitié naturellement du dois) que les tiens, lesquels par raison tu peux sauver et garder. L’exploit sera fait à moindre effusion de sang que sera possible, et si possible est, par engins plus expédients, cautèles et ruses de guerre, nous sauverons toutes les âmes et les enverrons joyeux à leurs domiciles.
« Très-cher fils, la paix du Christ notre rédempteur soit avec toi. Salue Ponocrates, Gymnaste et Eudémon de par moi.
« Du vingtième de septembre.
« Ton père,
« Grandgousier. »
COMMENT ULRICH GALLET FUT ENVOYÉ DEVERS PICROCHOLE.
Les lettres dictées et signées, Grandgousier ordonna qu’Ulrich Gallet, maître de ses requêtes, homme sage et discret, duquel, en divers et contentieux affaires, il avait éprouvé la vertu et bon avis, allât devers Picrochole pour lui remontrer ce que par eux avait été décrété.
En celle heure partit le bon homme Gallet et, passé le gué, demanda au meunier de l’état de Picrochole, lequel lui fit réponse que ses gens ne lui avaient laissé ni coq ni géline, et qu’ils étaient enserrés en la Roche-Clermaud, et qu’il ne lui conseillait point de procéder outre de peur du guet, car leur fureur était énorme. Ce que facilement il crut, et pour celle nuit hébergea avec le meunier.
Au lendemain inatin, se transporta avec la trompette à la porte du château, et requit ès gardes qu’ils le fissent parler au roi, pour son profit.
Les paroles annoncées au roi, ne consentit aucunement qu’on lui ouvrit la porte, mais se transporta sur le boulevard et dit à l’ambassadeur : « Qui a-t-il de nouveau ? Que voulez-vous dire ? » Adonc l’ambassadeur proposa comme s’ensuit.
LA HARANGUE FAITE PAR GALLET À PICROCHOLE.
« Plus juste cause de douleur naître ne peut entre les humains que si, du lieu dont par droiture espéraient grâce et bénévolence, ils reçoivent ennui et dommage. Et non sans cause ( combien que sans raison) plusieurs venus en tel accident ont cette indignité moins estimé tolérable que leur vie propre, et, en cas que par force ni autre engin ne l’ont pu corriger, se sont eux-mêmes privés de cette lumière.
« Donc merveille n’est si le roi Grandgousier, mon maître, est, à ta furieuse et hostile venue, saisi de grand déplaisir et perturbé en son entendement. Merveille serait si ne l’avaient ému les excès incomparables qui, en ses terres et sujets, ont été par toi et tes gens commis, èsquels n’a été omis exemple aucun d’inhumanité. Ce que lui est tant grief de soi, par la cordiale affection de laquelle toujours a chéri ses sujets, qu’à mortel homme plus être ne saurait. Toutefois, sur l’estimation humaine, plus grief lui est, en tant que par toi et les tiens ont été ces griefs et torts faits, qui, de toute mémoire et ancienneté aviez, toi et tes pères, une amitié avec lui et tous ses ancêtres conçu, laquelle, jusques à présent, comme sacrée, ensemble aviez inviolablement maintenue, gardée et entretenue, si bien que, non lui seulement ni les siens, mais les nations barbares, Poitevins, Bretons, Manceaux, et ceux qui habitent outre les îles de Canarre et Isabella, ont estimé aussi facile démolir le firmament et les abîmes ériger au-dessus des nues que désemparer votre alliance, et tant l’ont redoutée en leurs entreprises qu’ils n’ont jamais osé provoquer, irriter ni endommager l’un par crainte de l’autre.
« Plus y a. Cette sacrée amitié tant a empli ce ciel que peu de gens sont aujourd’hui habitants par tout le continent et îles de l’Océan qui n’aient ambitieusement aspiré être reçus en icelle, à pactes par vous-mêmes conditionnés, autant estimants votre confédération que leurs propres terres et domaines. En sorte que, de toute mémoire, n’a été prince ni ligue tant efferée ou superbe qui ait osé courir sur, je ne dis point vos terres, mais celles de vos confédérés, et si, par conseil précipité, ont encontre eux attenté quelque cas de nouvelleté, le nom et titre de votre alliance entendu, ont soudain désisté de leurs entreprises. Quelle furie donc t’émeut maintenant, toute alliance brisée, toute amitié conculquée, tout droit trépassé, envahir hostilement ses terres sans en avoir été par lui ni les siens endommagé, irrité ni provoqué ? Où est foi ? où est loi ? où est raison ? où est humanité ? où est crainte de Dieu ? Cuides-tu ces outrages être recélés ès esprits éternels et au Dieu souverain, qui est juste rétributeur de nos entreprises ? Si le cuides, tu te trompes, car toutes choses viendront à son jugement. Sont-ce fatales destinées ou influences des astres qui veulent mettre fin à tes aises et repos ? Ainsi ont toutes choses leur fin et période, et quand elles sont venues à leur point superlatif, elles sont en bas ruinées, car elles ne peuvent longtemps en tel état demeurer. C’est la fin de ceux qui leurs fortunes et prospérités ne peuvent par raison et tempérance modérer.
« Mais si ainsi était fée et dut ores ton heur et repos prendre fin, fallait-il que ce fût en incommodant à mon roi, celui par lequel tu étais établi ? Si ta maison devait ruiner, fallait-il qu’en sa ruine elle tombât sur les âtres de celui qui l’avait ornée ? La chose est tant hors les mètes de raison, tant abhorrente de sens commun, qu’à peine peut-elle être par humain entendement conçue, et jusques à ce demeurera non croyable entre les étrangers que l’effet assuré et témoigné leur donne à entendre que rien n’est saint ni sacré à ceux qui se sont émancipés de Dieu et raison pour suivre leurs affections perverses.
« Si quelque tort eût été par nous fait en tes sujets et domaines, si par nous eût été porté faveur à tes mal voulus, si en tes affaires ne t’eussions secouru, si par nous ton nom et honneur eût été blessé, ou, pour mieux dire, si l’esprit calomniateur, tentant à mal te tirer, eût, par fallaces espèces et fantasmes ludificatoires, mis en ton entendement qu’envers toi cussions fait chose non digne de notre ancienne amitié, tu devais premier enquérir de la vérité, puis nous en admonester, et nous eussions tant à ton gré satisfait qu’eusses eu occasion de toi contenter. Mais, ô Dieu éternel ! quelle est ton entreprise ? Voudrais-tu, comme tyran perfide, piller ainsi et dissiper le royaume de mon maitre ? L’as-tu éprouvé tant ignave et stupide qu’il ne voulut, ou tant destitué de gens, d’argent, de conseil et d’art militaire qu’il ne pût résister à tes iniques assauts ?
« Dépars d’ici présentement, et demain pour tout le jour sois retiré en tes terres, sans par le chemin faire aucun tumulte ni force, et paie mille besans d’or pour les dommages qu’as fait en ces terres. La moitié bailleras demain, l’autre moitié payeras ès ides de mai prochainement venant, nous délaissant cependant pour otages les ducs de Tournemoule, de Basdefesses et de Menuail, ensemble le prince de Gratelles et le vicomte de Morpiaille. »
COMMENT GRANDGOUSIER, POUR ACHETER LA PAIX, FIT RENDRE LES FOUACES.
À tant se tut le bon homme Gallet, mais Picrochole à tous ses propos ne répond autre chose, sinon : « Venez les quérir, venez les quérir. Ils ont belle couille, et molle. Ils vous broieront de la fouace. » Adonc retourne vers Grandgousier, lequel trouva à genoux, tête nue, incliné en un petit coin de son cabinet, priant Dieu qu’il voulût amollir la colère de Picrochole, et le mettre au point de raison sans y procéder par force. Quand vit le bon homme de retour, il lui demanda : « Ha ! mon ami, mon ami, quelles nouvelles m’apportez-vous ?
— Il n’y a, dit Gallet, ordre : cet homme est du tout hors du sens et délaissé de Dieu.
— Voire mais, dit Grandgousier, mon ami, quelle cause prétend-il de cet excès ?
— Il ne m’a, dit Gallet, cause quelconque exposé, sinon qu’il m’a dit en colère quelques mots de fouaces. Je ne sais si l’on n’aurait point fait outrage à ses fouaciers.
— Je le veux, dit Grandgousier, bien entendre devant qu’autre chose délibérer sur ce que serait de faire. »
Alors manda savoir de cet affaire, et trouva pour vrai qu’on avait pris par force quelques fouaces de ses gens, et que Marquet avait reçu un coup de tribard sur la tête, toutefois que le tout avait été bien payé et que le dit Marquet avait premier blessé Frogier de son fouet par les jambes, et sembla à tout son conseil qu’en toute force il se devait défendre.
Ce nonobstant dit Grandgousier : « Puisqu’il n’est question que de quelques fouaces, j’essaierai de le contenter, car il me déplaît par trop de lever guerre. » Adonc s’enquêta combien on avait pris de fouaces, et entendant quatre ou cinq douzaines, commanda qu’on en fit cinq charretées en icelle nuit, et que l’une fut de fouaces faîtes à beau beurre, beaux moyeux d’œufs, beau safran et belles épices, pour être distribuées à Marquet, et que, pour ses intérêts, il lui donnait sept cents mille et trois philippus pour payer les barbiers qui l’auraient pansé, et d’abondant lui donnait la métairie de la Pomardière, à perpétuité franche pour lui et les siens.
Pour le tout conduire et passer fut envoyé Gallet, lequel par le chemin fit cueillir près de la Saulaye force grands rameaux de cannes et roseaux, et en fit armer autour leurs charrettes et chacun des charretiers. Lui-même en tint un en sa main, par ce voulant donner à connaître qu’ils ne demandaient que paix et qu’ils venaient pour l’acheter.
Eux venus à la porte, requirent parler à Picrochole de par Grandgousier. Picrochole ne voulut onques les laisser entrer, ni aller à eux parler, et leur manda qu’il était empêché, mais qu’ils dissent ce qu’ils voudraient au capitaine Touquedillon, lequel affûtait quelque pièce sur les murailles. Adonc lui dit le bonhomme : « Seigneur, pour vous retirer de tout ce débat et ôter toute excuse que ne retournez en notre première alliance, nous vous rendons présentement les fouaces dont est la controverse. Cinq douzaines en prirent nos gens ; elles furent très bien payées. Nous aimons tant la paix que nous en rendons cinq charrettes, desquelles cette ici sera pour Marquet qui plus se plaint. Davantage, pour le contenter entièrement, voilà sept cents mille et trois philippus que je lui livre, et, pour l’intérêt qu’il pourrait prétendre, je lui cède la métairie de la Pomardière, à perpétuité pour lui et les siens possédable, en franc aloi (voyez ci le contrat de la transaction) et pour Dieu vivons dorénavant en paix, et vous retirez en vos terres joyeusement, cédants cette place ici, en laquelle n’avez droit quelconque, comme bien le confessez, et amis comme par avant. »
Touquedillon raconta le tout à Picrochole, et de plus en plus envenima son courage, lui disant : « Ces rustres ont belle peur. Par Dieu ! Grandgousier se conchie, le pauvre buveur ! Ce n’est son art aller en guerre, mais oui bien vider les flacons. Je suis d’opinion que retenons ces fouaces et l’argent, et au reste nous hâtons de remparer ici et poursuivre notre fortune. Mais pensent-ils bien avoir affaire à une dupe, de vous paître de ces fouaces ? Voilà que c’est. Le bon traitement et la grande familiarité que leur avez par ci devant tenue, vous ont rendu envers eux contemptible. Oignez vilain, il vous poindra. Poignez vilain, il vous oindra.
— Ça, ça, ça, dit Picrochole, saint Jacques ! ils en auront : faites ainsi qu’avez dit.
— D’une chose, dit Touquedillon, vous veux-je avertir. Nous sommes ici assez mal avitaillés et pourvus maigrement des harnais de gueule. Si Grandgousier nous mettait siège, dès à présent m’en irais faire arracher les dents toutes, seulement que trois me restassent, autant à vos gens comme à moi ; avec icelles nous n’avancerons que trop à manger nos munitions.
— Nous, dit Picrochole, n’auront que trop mangeailles. Sommes-nous ici pour manger ou pour batailler ?
— Pour batailler, vraiment, dit Touquedillon ; mais de la panse vient la danse, et où faim règne force exule.
— Tant jaser, dit Picrochole. Saisissez ce qu’ils ont amené. »
Adonc prirent argent et fouaces, et bœufs et charrettes, et les renvoyèrent sans mot dire, sinon qu’ils n’approchassent de si près, pour la cause qu’on leur dirait demain. Ainsi sans rien faire retournèrent devers Grandgousier et lui contèrent le tout, ajoutants qu’il n’était aucun espoir de les tirer à paix, sinon à vive et forte guerre.
COMMENT CERTAINS GOUVERNEURS DE PICROCHOLE, PAR CONSEIL PRÉCIPITÉ, LE MIRENT AU DERNIER PÉRIL.
Les fouaces détroussées, comparurent devant Picrochole les duc de Menuail, comte Spadassin et capitaine Merdaille, et lui dirent : « Sire, aujourd’hui nous vous rendons le plus heureux, plus chevalereux prince qui onques fut depuis la mort d’Alexandre Macedo.
— Couvrez, couvrez-vous, dit Picrochole.
— Grand merci, dirent-ils, sire, nous sommes à notre devoir. Le moyen est tel. Vous laisserez ici quelque capitaine en garnison, avec petite bande de gens, pour garder la place, laquelle nous semble assez forte, tant par nature que par les remparts faits à votre invention. Votre armée partirez en deux, comme trop mieux l’entendez.
« L’une partie ira ruer sur ce Grandgousier et ses gens. Par icelle sera de prime abordée facilement déconfit. Là recouvrerez argent à tas, car le vilain a du comptant. Vilain, disons-nous, parce qu’un noble prince n’a jamais un sou. Thésauriser est fait de vilain.
« L’autre partie, cependant, tirera vers Aunis, Saintonge, Angoumois et Gascogne, ensemble Périgot, Médoc et Elanes. Sans résistance prendront villes, châteaux et forteresses. À Bayonne, à Saint-Jean-de-Luc et Fontarabie, saisirez toutes les naufs, et côtoyant vers Galice et Portugal, pillerez tous les lieux maritimes jusques à Ulisbonne, où aurez renfort de tout équipage requis à un conquérant. Par le corbieu ! Espagne se rendra, car ce ne sont que madourrés ! Vous passerez par l’étroit de Sibyle et là érigerez deux colonnes plus magnifiques que celles d’Hercule à perpétuelle mémoire de votre nom, et sera nommé cetui détroit la mer Picrocholine.
« Passée la mer Picrocholine, voici Barberousse qui se rend votre esclave…
— Je, dit Picrochole, le prendrai à merci.
— Voire, dirent-ils, pourvu qu’il se fasse baptiser… Et oppugnerez les royaumes de Tunic, d’Hippes, Argière, Bône, Corone, hardiment toute Barbarie. Passant outre, retiendrez en votre main Majorque, Minorque, Sardaigne, Corsique et autres îles de la mer Ligustique et Baléare.
« Côtoyant à gauche, dominerez toute la Gaule Narbonique, Provence et Allobroges, Gênes, Florence, Luques et à Dieu seas Rome ! Le pauvre Monsieur du Pape meurt déjà de peur.
— Par ma foi, dit Picrochole, je ne lui baiserai jà sa pantoufle.
— Prise Italie, voilà Naples, Calabre, Apouille et Sicile toutes à sac, et Malte avec. Je voudrais bien que les plaisants chevaliers jadis Rhodiens vous résistassent pour voir de leur urine !
— J’irais, dit Picrochole, volontiers à Lorette.
— Rien, rien, dirent-ils, ce sera au retour. De là prendrons Candie, Chypre, Rhodes et les îles Cyclades, et donnerons sur la Morée. Nous la tenons. Saint Treignan, Dieu gard’ Jérusalem ! car le Soudan n’est pas comparable à votre puissance.
— Je, dit-il, ferai donc bâtir le temple de Salomon ?
— Non, dirent-ils, encore, attendez un peu. Ne soyez jamais tant soudain à vos entreprises. Savez-vous que disait Octavian Auguste ? Festina lente. Il vous convient premièrement avoir l’Asie minor, Carie, Lycie, Pamphile, Cilicie, Lydie, Phrygie, Mysie, Bétune, Charasie, Satalie, Samagarie, Castamena, Luga, Savasta, jusques à Euphrate.
— Verrons-nous, dit Picrochole, Babylone et le mont Sinay ?
— Il n’est, dirent-ils, jà besoin pour cette heure. N’est-ce pas assez tracassé dea avoir transfrété la mer Hircane, chevauché les deux Arménies et les trois Arabies ?
— Par ma foi, dit-il, nous sommes affolés. Ha ! pauvres gens ! — Quoi ? dirent-ils.
— Que boirons-nous par ces déserts ? Car Julian Auguste et tout son ost y moururent de soif, comme l’on dit.
— Nous, dirent-ils, avons jà donné ordre à tout. Par la mer Siriace, vous avez neuf mille quatorze grands naufs, chargées des meilleurs vins du monde ; elles arrivent à Japhes. Là se sont trouvés vingt et deux cents mille chameaux et seize cents éléphants, lesquels aurez pris à une chasse environ Sigeilmes, lorsque entrâtes en Libye, et d’abondant eûtes toute la caravane de la Mecha. Ne vous fournirent-ils de vin à suffisance ?
— Voire, mais, dit-il, nous ne bûmes point frais.
— Par la vertu, dirent-ils, non pas d’un petit poisson, un preux, un conquérant, un prétendant et aspirant à l’empire univers ne peut toujours avoir ses aises. Dieu soit loué qu’êtes venu, vous et vos gens, saufs et entiers jusques au fleuve du Tigre !
— Mais, dit-il, que fait ce pendant la part de notre armée qui déconfit ce vilain humeux de Grandgousier ?
— Ils ne chôment pas, dirent-ils ; nous les rencontrerons tantôt. Ils vous ont pris Bretagne, Normandie, Flandres, Hainaut, Brabant, Artois, Hollande, Zélande ; ils ont passé le Rhin par sus le ventre des Suisses et Lansquenets, et part d’entre eux ont dompté Luxembourg, Lorraine, la Champagne, Savoie jusques à Lyon, auquel lieu ont trouvé vos garnisons retournants des conquêtes navales de la mer Méditerranée, et se sont rassemblés en Bohême, après avoir mis à sac Souève, Vuitemberg, Bavière, Autriche, Moravie, et Styrie. Puis ont donné fièrement ensemble sur Lubeck, Norwerge, Sweden Rich, Dace, Gotthie, Engroneland, les Estrelins, jusques à la mer Glaciale. Ce fait, conquêtèrent les îles Orchades, et subjuguèrent Écosse, Angleterre et Irlande. De là, navigants par la mer Sabuleuse et par les Sarmates, ont vaincu et dompté Prussie, Polonie, Lituanie, Russie, Valache, la Transilvane et Hongrie, Bulgarie, Turquie, et sont à Constantinople.
— Allons nous, dit Picrochole, rendre à eux le plus tôt, car je veux être aussi empereur de Thébizonde. Ne tuerons-nous pas tous ces chiens turcs et mahumétistes ?
— Que diable, dirent-ils, ferons-nous donc ? Et donnerez leurs biens et terres à ceux qui vous auront servi honnêtement.
— La raison, dit-il, le veut, c’est équité. Je vous donne la Carmaigne, Syrie et toute la Palestine.
— Ha ! dirent-ils, sire, c’est du bien de vous, grand merci ! Dieu vous fasse bien toujours prospérer ! »
Là présent était un vieux gentilhomme, éprouvé en divers hasards et vrai routier de guerre, nommé Echéphron, lequel, oyant ces propos, dit : « J’ai grand peur que toute cette entreprise sera semblable à la farce du pot au lait, duquel un cordouanniers se faisait riche par rêverie, puis, le pot cassé, n’eut de quoi dîner. Que prétendez-vous par ces belles conquêtes ? Quelle sera la fin de tant de travaux et traverses ?
— Ce sera, dit Picrochole, que nous retournés, reposerons à nos aises. »
Dont dit Echéphron : « Et si par cas jamais n’en retournez, car le voyage est long et périlleux, n’est-ce mieux que dès maintenant nous reposons, sans nous mettre en ces hasards ?
— Ô ! dit Spadassin, par Dieu, voici un bon rêveur ! Mais allons nous cacher au coin de la cheminée, et là passons avec les dames notre vie et notre temps à enfiler des perles, ou à filer comme Sardanapalus. Qui ne s’aventure n’a cheval ni mule, ce dit Salomon.
— Qui trop, dit Echéphron, s’aventure, perd cheval et mule, répondit Malcon.
— Baste ! dit Picrochole, passons outre. Je ne crains que ces diables de légions de Grandgousier. Cependant que nous sommes en Mésopotamie, s’ils nous donnaient sur la queue, quel remède ?
— Très bon, dit Merdaille. Une belle petite commission, laquelle vous enverrez ès Moscovites, vous mettra en camp pour un moment quatre cents cinquante mille combattants d’élite. Ô ! si vous m’y faites votre lieutenant, je tuerais un pigne pour un mercier ! Je mors, je rue, je frappe, j’attrape, je tue, je renie !
— Sus, sus, dit Picrochole, qu’on dépêche tout, et qui m’aime si me suive. »
COMMENT GARGANTUA LAISSA LA VILLE DE PARIS POUR SECOURIR SON PAYS, ET COMMENT GYMNASTE RENCONTRA LES ENNEMIS.
En cette même heure, Gargantua, qui était issu de Paris soudain les lettres de son père lues, sur sa grand’ jument venant, avait jà passé le pont de la Nonnain, lui, Ponocrates, Gymnaste et Eudémon, lesquels pour le suivre avaient pris chevaux de poste ; le reste de son train venait à justes journées, amenant tous ses livres et instrument philosophique. Lui, arrivé à Parillé, fut averti par le métayer de Gouguet comment Picrochole s’était remparé à la Roche-Clermaud et avait envoyé le capitaine Tripet, avec grosse armée, assaillir le bois de Vède et Vaugaudry, et qu’ils avaient couru la poule jusques au Pressoir-Billard, et que c’était chose étrange et difficile à croire des excès qu’ils faisaient par le pays. Tant qu’il lui fit peur et ne savait bien que dire ni que faire.
Mais Ponocrates lui conseilla qu’ils se transportassent vers le seigneur de la Vauguyon qui de tous temps avait été leur ami et confédéré, et par lui seraient mieux avisés de tous affaires, ce qu’ils firent incontinent et le trouvèrent en bonne délibération de leur secourir, et fut d’opinion qu’il enverrait quelqu’un de ses gens pour découvrir le pays et savoir en quel état étaient les ennemis, afin d’y procéder par conseil pris selon la forme de l’heure présente. Gymnaste s’offrit d’y aller ; mais il fut conclu que, pour le meilleur, il menât avec soi quelqu’un qui connût les voies et détorses, et les rivières de l’entour.
Adonc partirent lui et Prelinguand, écuyer de Vauguyon, et sans effroi épièrent de tous côtés. Cependant Gargantua se rafraîchit et reput quelque peu avec ses gens, et fit donner à sa jument un picotin d’avoine : c’étaient soixante et quatorze muids, trois boisseaux.
Gymnaste et son compagnon tant chevauchèrent qu’ils rencontrèrent les ennemis tous épars et mal en ordre, pillants et dérobants tout ce qu’ils pouvaient, et, de tant loin qu’ils l’aperçurent, accoururent sur lui à la foule pour le détrousser. Adonc il leur cria :
« Messieurs, je suis pauvre diable ; je vous requiers qu’ayez de moi merci. J’ai encore quelque écu, nous le boirons, car c’est aurum potabile, et ce cheval ici sera vendu pour payer ma bienvenue. Cela fait, retenez-moi des vôtres, car jamais homme ne sut mieux prendre, larder, rôtir et apprêter, voire, par Dieu ! démembrer et gourmander poule que moi qui suis ici, et pour mon proficiat, je bois à tous bons compagnons. »
Lors découvrit sa ferrière, et sans mettre le nez dedans, buvait assez honnêtement. Les maroufles le regardaient, ouvrants la gueule d’un grand pied, et tirants les langues comme lévriers, en attente de boire après ; mais Tripet, le capitaine, sur ce point accourut voir que c’était. À lui Gymnaste offrit sa bouteille, disant : « Tenez, capitaine, buvez en hardiment ; j’en ai fait l’essai, c’est vin de la Foye-Monjau.
— Quoi ! dit Tripet, ce gautier ici se gabèle de nous. Qui es-tu ?
— Je suis, dit Gymnaste, pauvre diable.
— Ha ! dit Tripet, puisque tu es pauvre diable, c’est raison que passes outre, car tout pauvre diable passe partout sans péage ni gabelle ; mais ce n’est de coutume que pauvres diables soient si bien montés. Pourtant, monsieur le diable, descendez que j’aie le roussin, et si bien il ne me porte, vous, maître diable, me porterez, car j’aime fort qu’un diable tel m’emporte. »
COMMENT GYMNASTE SOUPLEMENT TUA LE CAPITAINE TRIPET ET AUTRES GENS DE PICROCHOLE.
Ces mots entendus, aucuns d’entre eux commencèrent avoir frayeur, et se signaient de toutes mains, pensants que ce fût un diable déguisé. Et quelqu’un d’eux, nommé Bon Joan, capitaine des Francs-taupins, tira ses heures de sa braguette et cria assez haut : « Agios ho Theos ! Si tu es de Dieu, si parle ; si tu es de l’Autre, si t’en va. Et pas ne s’en allait, ce qu’entendirent plusieurs de la bande, et départaient de la compagnie, le tout notant et considérant Gymnaste. Pourtant fit semblant descendre de cheval, et quand fut pendant du côté du montoir, fit souplement le tour de l’étrivière, son épée bâtarde au côté, et, par dessous passé, se lança en l’air et se tint des deux pieds sur la selle, le cul tourné vers la tête du cheval. Puis dit : « Mon cas va au rebours. » Adonc, en tel point qu’il était, fit la gambade sur un pied, et tournant à senestre, ne faillit onques de rencontrer sa propre assiette sans en rien varier. Dont dit Tripet : Ha ! ne ferai pas cetui-là pour cette heure, et pour cause.
— Bren, dit Gymnaste, j’ai failli ; je vais défaire cetui saut. »
Lors, par grande force et agilité, fit, en tournant à dextre, la gambade comme devant. Ce fait, mit le pouce de la dextre sur l’arçon de la selle, et leva tout le corps en l’air, se soutenant tout le corps sur le muscle et nerf dudit pouce, et ainsi se tourna trois fois. À la quatrième, se renversant tout le corps sans à rien toucher, se guinda entre les deux oreilles du cheval, soudant tout le corps en l’air sur le pouce de la senestre, et en cet état fit le tour du moulinet. Puis, frappant du plat de la main dextre sur le milieu de la selle, se donna tel branle qu’il s’assit sur la croupe comme font les damoiselles.
Ce fait, tout à l’aise passe la jambe droite par sus la selle, et se mit en état de chevaucheur, sur la croupe : « Mais, dit-il, mieux vaut que je me mette entre les arçons. » Adonc, s’appuyant sur les pouces des deux mains à la croupe devant soi, se renversa cul sur tête en l’air, et se trouva entre les arçons en bon maintien ; puis d’un soubresaut leva tout le corps en l’air, et ainsi se tint pieds joints entre les arçons, et là tournoya plus de cent tours, les bras étendus en croix, et criait, ce faisant, à haute voix : « J’enrage, diables, j’enrage, j’enrage ; tenez-moi, diables, tenez-moi, tenez. »
Tandis qu’ainsi voltigeait, les maroufles en grand ébahissement disaient l’un à l’autre : « Par la mer Dé, c’est un lutin ou un diable ainsi déguisé. Ab hoste maligno libera nos, Domine ! » Et fuyaient à la route, regardant derrière soi comme un chien qui emporte un plumail.
Lors Gymnaste, voyant son avantage, descend de cheval, dégaine son épée, et à grands coups chargea sur les plus huppés, et les ruait à grands monceaux, blessés, navrés et meurtris, sans que nul lui résistât, pensants que ce fût un diable affamé, tant par les merveilleux voltigements qu’il avait fait que par les propos que lui avait tenu Tripet, en l’appelant pauvre diable, sinon que Tripet, en trahison, lui voulut fendre la cervelle de son épée lansquenette ; mais il était bien armé, et de cetui coup ne sentit que le chargement ; et soudain se tournant, lança un estoc volant audit Tripet, et cependant qu’icelui se couvrait en haut, lui tailla d’un coup l’estomac, le colon et la moitié du foie, dont tomba par terre, et, tombant, rendit plus de quatre potées de soupes, et l’âme mêlée parmi les soupes.
Ce fait, Gymnaste se retire, considérant que les cas de hasard jamais ne faut poursuivre jusques à leur période, et qu’il convient à tous chevaliers révérentement traiter leur bonne fortune, sans la molester ni géhenner, et, montant sur son cheval, lui donne des éperons, tirant droit son chemin vers la Vauguyon, et Prelinguand avec lui.
COMMENT GARGANTUA DÉMOLIT LE CHÂTEAU DU GUÉ DE VÈDE, ET COMMENT ILS PASSÈRENT LE GUÉ.
Venu que fut, raconta l’état onquel avait trouvé les ennemis et du stratagème qu’il avait fait, lui seul, contre toute leur caterve, affirmant qu’ils n’étaient que marauds, pilleurs et brigands, ignorants de toute discipline militaire, et que hardiment ils se missent en voie, car il leur serait très facile de les assommer comme bêtes.
Adonc monta Gargantua sur sa grande jument, accompagné comme devant avons dit, et, trouvant en son chemin un haut et grand arbre (lequel communément on nommait l’arbre de saint Martin, pour ce qu’ainsi était crû un bourdon que jadis saint Martin y planta), dit : « Voici ce qu’il me fallait. Cet arbre me servira de bourdon et de lance. » Et l’arrachit facilement de terre, et en ôta les rameaux, et le para pour son plaisir. Cependant sa jument pissa pour se lâcher le ventre, mais ce fut en telle abondance qu’elle en fit sept lieues de déluge, et dériva tout le pissat au gué de Vède, et tant l’enfla devers le fil de l’eau que toute cette bande des ennemis furent en grand horreur noyés, exceptés aucuns qui avaient pris le chemin vers les coteaux à gauche.
Gargantua, venu à l’endroit du bois de Vède, fut avisé par Eudémon que dedans le château était quelque reste des ennemis ; pour laquelle chose savoir Gargantua s’écria tant qu’il put : « Êtes-vous là, ou n’y êtes pas ? Si vous y êtes, n’y soyez plus ; si n’y êtes, je n’ai que dire. » Mais un ribaud canonnier, qui était au machicoulis, lui tira un coup de canon et l’atteint par la temple dextre furieusement ; toutefois ne lui fit pour ce mal en plus que s’il lui eût jeté une prune : « Qu’est-ce là, dit Gargantua ; nous jetez-vous ici des grains de raisins ? La vendange vous coûtera cher ! » pensant de vrai que le boulet fut un grain de raisin. Ceux qui étaient dedans le château, amusés à la pille, entendants le bruit, coururent aux tours et forteresses, et lui tirèrent plus de neuf mille vingt et cinq coups de fauconneaux et arquebuses, visants tous à sa tête, et si menu tiraient contre lui qu’il s’écria : « Ponocrates, mon ami, ces mouches ici m’aveuglent ; baillez moi quelque rameau de ces saules pour les chasser, » pensant, des plombées et pierres d’artillerie, que fussent mouches bovines. Ponocrates l’avisa que n’étaient autres mouches que les coups d’artillerie que l’on tirait du château. Alors choqua de son grand arbre contre le château, et à grands coups abattit et tours et forteresses, et ruina tout par terre. Par ce moyen furent tous rompus et mis en pièces ceux qui étaient en icelui.
De là partants, arrivèrent au pont du moulin et trouvèrent tout le gué couvert de corps morts, en telle foule qu’ils avaient engorgé le cours du moulin, et c’étaient ceux qui étaient péris au déluge urinal de la jument. Là furent en pensement comment ils pourraient passer, vu l’empêchement de ces cadavres. Mais Gymnaste dit : « Si les diables y ont passé, j’y passerai fort bien.
— Les diables, dit Eudémon, y ont passé pour en emporter les âmes damnées.
— Saint Treignan, dit Ponocrates, par donc conséquence nécessaire, il y passera.
— Voire, voire, dit Gymnaste, ou je demeurerai en chemin. »
Et donnant des éperons à son cheval, passa franchement outre, sans que jamais son cheval eût frayeur des corps morts, car il l’avait accoutumé, selon la doctrine d’Elian, à ne craindre les âmes ni corps morts, — non en tuant les gens, comme Diomèdes tuait les Thraces et Ulysses mettait les corps de ses ennemis ès pieds de ses chevaux, ainsi que raconte Homère, mais en lui mettant un fantôme parmi son foin et le faisant ordinairement passer sur icelui quand il lui baillait son avoine. Les trois autres le suivirent sans faillir, excepté Eudémon, duquel le cheval enfonça le pied droit jusques au genou dedans la panse d’un gros et gras vilain qui était là noyé à l’envers, et ne le pouvait tirer hors. Ainsi demeurait empêtré jusques à ce que Gargantua, du bout de son bâton, enfondra le reste des tripes du vilain en l’eau, cependant que le cheval levait le pied, et (qui est chose merveilleuse en hippiatrie) fut ledit cheval guéri d’un suros qu’il avait en celui pied, par l’attouchement des boyaux de ce gros maroufle.
COMMENT GARGANTUA, SOI PEIGNANT, FAISAIT TOMBER DE SES CHEVEUX LES BOULETS D’ARTILLERIE.
Issus la rive de Vède, peu de temps après abordèrent au château de Grandgousier, qui les attendait en grand désir. À sa venue, ils le festoyèrent à tour de bras ; jamais on ne vit gens plus joyeux, car Supplementum supplementi chronicorum dit que Gargamelle y mourut de joie. Je n’en sais rien de ma part, et bien peu me soucie ni d’elle ni d’autre. La vérité fut que Gargantua, se rafraîchissant d’habillements et se testonnant de son pigne (qui était grand de cent cannes, tout appointé de grandes dents d’éléphants toutes entières), faisait tomber à chacun coup plus de sept balles de boulets qui lui étaient demeurés entre les cheveux à la démolition du bois de Vède.
Ce que voyant Grandgousier, son père, pensait que fussent poux et lui dit : « Dea, mon bon fils, nous as-tu apporté jusques ici des éperviers de Montaigu ? Je n’entendais que là tu fisses résidence. » Adonc Ponocrates répondit : « Seigneur, ne pensez que je l’aie mis au collège de pouillerie qu’on nomme Montaigu. Mieux l’eusse voulu mettre entre les guenaux de Saint-Innocent pour l’énorme cruauté et vilenie que j’y ai connue, car trop mieux sont traités les forcés entre les Maures et Tartares, les meurtriers en la prison criminelle, voire certes les chiens en votre maison que ne sont ces malotrus au dit collège, et si j’étais roi de Paris, le diable m’emporte si je ne mettais le feu dedans, et faisais brûler et principal et régents, qui endurent cette inhumanité devant leurs yeux être exercée. »
Lors, levant un de ces boulets, dit : « Ce sont coups de canon que naguères a reçu votre fils Gargantua passant devant le bois de Vède, par la trahison de vos ennemis. Mais ils en eurent telle récompense qu’ils sont tous péris en la ruine du château, comme les Philistins par l’engin de Samson, et ceux qu’opprima la tour de Siloé, desquels est écrit Luc, xiii. Iceux je suis d’avis que nous poursuivons, cependant que l’heur est pour nous, car l’occasion a tous ses cheveux au front. Quand elle est outre passée, vous ne la pouvez plus révoquer ; elle est chauve par le derrière de la tête, et jamais plus ne retourne.
— Vraiment, dit Grandgousier, ce ne sera pas à cette heure, car je veux vous festoyer pour ce soir, et soyez les très bien venus. »
Ce dit, on apprêta le souper, et de surcroît furent rôtis seize bœufs, trois génisses, trente et deux veaux, soixante et trois chevreaux moissonniers, quatre vingt quinze moutons, trois cents gorets de lait à beau moût, onze vingt perdrix, sept cents bécasses, quatre cents chapons de Loudunais et Cornouailles, six mille poulets et autant de pigeons, six cents gelinottes, quatorze cents levrauts, trois cents et trois outardes, et mille sept cents hutaudeaux ; de venaison l’on ne put tant soudain recouvrir, fors onze sangliers qu’envoya l’abbé de Turpenay, et dix et huit bêtes fauves que donna le seigneur de Grandmont ; ensemble sept vingt faisans qu’envoya le seigneur des Essars, et quelques douzaines de ramiers, d’oiseaux de rivière, de cercelles, buors, courles, pluviers, francolis, cravans, tiransons, vanereaux, tadournes, pocheculières, pouacres, hégronneaux, foulques, aigrettes, cigognes, cannes-petières, oranges, flamants (qui sont phœnicoptères), terrigoles, poules d’Inde, force coscossons et renfort de potages. Sans point de faute, y était de vivres abondance, et furent apprêtés honnêtement par Frippesauce, Hochepot et Pileverjus, cuisiniers de Grandgousier. Janot, Micquel et Verrenet apprêtèrent fort bien à boire.
COMMENT GARGANTUA MANGEA EN SALADE SIX PÈLERINS.
Le propos requiert que racontons ce qu’advint à six pèlerins qui venaient de Saint-Sébastien près de Nantes, et pour soi héberger celle nuit, de peur des ennemis, s’étaient mussés au jardin dessus les poisars, entre les choux et laitues. Gargantua se trouva quelque peu altéré, et demanda si l’on pourrait trouver de laitues pour faire salade, et entendant qu’il y en avait des plus belles et grandes du pays, car elles étaient grandes comme pruniers ou noyers, y voulut aller lui-même, et en emporta en sa main ce que bon lui sembla ; ensemble emporta les six pèlerins, lesquels avaient si grand peur qu’ils n’osaient ni parler ni tousser.
Les lavant donc premièrement en la fontaine, les pèlerins disaient en voix basse, l’un à l’autre : « Qu’est-il de faire ? nous noyons ici entre ces laitues. Parlerons-nous ? mais si nous parlons, il nous tuera comme espies. » Et, comme ils délibéraient ainsi, Gargantua les mit avec ses laitues dedans un plat de la maison, grand comme la tonne de Citeaux, et, avec huile et vinaigre et sel, les mangeait pour soi rafraîchir devant souper, et avait jà engoulé cinq des pèlerins. Le sixième était dedans le plat, caché sous une laitue, excepté son bourdon qui apparaissait au dessus, lequel voyant, Grandgousier dit à Gargantua : « Je crois que c’est là une corne de limaçon ; ne le mangez point.
— Pourquoi ? dit Gargantua ; ils sont bons tout ce mois. » Et tirant le bourdon, ensemble enleva le pèlerin, et le mangeait très bien. Puis but un horrible trait de vin pineau et attendirent que l’on apprêtât le souper.
Les pèlerins, ainsi dévorés, se tirèrent hors les meules de ses dents le mieux que faire purent, et pensaient qu’on les eût mis en quelque basse fosse des prisons, et lorsque Gargantua but le grand trait, cuidèrent noyer en sa bouche, et le torrent du vin presque les emporta au gouffre de son estomac ; toutefois sautants avec leurs bourdons comme font les miquelots, se mirent en franchise l’orée des dents. Mais par malheur l’un d’eux, tâtant avec son bourdon le pays, à savoir s’ils étaient en sûreté, frappa rudement en la faute d’une dent creuse et férut le nerf de la mandibule, dont fit très forte douleur à Gargantua et commença crier de rage qu’il endurait. Pour donc se soulager du mal, fit apporter son cure-dents, et, sortant vers le noyer grollier, vous dénigea messieurs les pèlerins.
Car il arrapait l’un par les jambes, l’autre par les épaules, l’autre par la besace, l’autre par la foilluse, l’autre par l’écharpe, et le pauvre hère qui l’avait féru du bourdon, l’accrocha par la braguette ; toutefois ce lui fut un grand heur, car il lui perça une bosse chancreuse qui le martyrisait depuis le temps qu’ils eurent passé Ancenis. Ainsi les pèlerins dénigés s’enfuirent à travers la plante à beau trot, et apaisa la douleur.
En laquelle heure fut appelé par Eudémon pour souper, car tout était prêt : « Je m’en vais donc, dit-il, pisser mon malheur. » Lors pissa si copieusement que l’urine trancha le chemin aux pèlerins, et furent contraints passer la grande boire. Passants de là par l’orée de la touche en plein chemin, tombèrent tous, excepté Fournillier, en une trappe qu’on avait fait pour prendre les loups à la traînée, dont échappèrent moyennant l’industrie dudit Fournillier, qui rompit tous les lacs et cordages. De là issus, pour le reste de celle nuit, couchèrent en une loge près le Coudray, et là furent réconfortés de leur malheur par les bonnes paroles d’un de leur compagnie, nommé Lasdaller, lequel leur remontra que cette aventure avait été prédite par David, Psal :
Cum exsurgerent homines in nos, forte vivos deglutissent nos, quand nous fûmes mangés en salade au grain de sel. Cum irasceretur furor eorum in nos, forsitan aqua absorbuisset nos, quand il but le grand trait. Torrentem pertransivit anima nostra, quand nous passâmes la grande boire. Forsitan pertransisset anima nostra aquam intolerabilem, de son urine, dont il nous tailla le chemin. Benedictus Dominus, qui non dedit nos in captionem dentibus eorum. Anima nostra, sicut passer, erepta est de laqueo venantium, quand nous tombâmes en la trappe. Laqueus contritus est par Fournillier, et nos liberati sumus. Adjutorium nostrum, etc.
COMMENT LE MOINE FUT FESTOYÉ PAR GARGANTUA, ET DES BEAUX PROPOS QU’IL TINT EN SOUPANT.
Quand Gargantua fut à table, et la première pointe des morceaux fut baufrée, Grandgousier commença raconter la source et la cause de la guerre mue entre lui et Picrochole, et vint au point de narrer comment frère Jean des Entommeures avait triomphé à la défense du clos de l’abbaye, et le loua au-dessus des prouesses de Camille, Scipion, Pompée, César et Thémistocles. Adonc requit Gargantua que sur l’heure fût envoyé quérir, afin qu’avec lui on consultât de ce qu’était à faire. Par leur vouloir l’alla quérir son maître d’hôtel, et l’amena joyeusement avec son bâton de croix sur la mule de Grandgousier. Quand il fut venu, mille caresses, mille embrassements, mille bons jours furent donnés : « Hé, frère Jean, mon ami, frère Jean, mon grand cousin, frère Jean, de par le diable, l’accolée, mon ami ! à moi, la brassée ! Cza, couillon, que je t’éreine ! à force de t’accoler. » Et frère Jean de rigoler : jamais homme ne fut tant courtois ni gracieux.
« Cza, cza, dit Gargantua, une escabelle ici auprès de moi, à ce bout.
— Je le veux bien, dit le moine, puisqu’ainsi vous plaît. Page, de l’eau ; boute, mon enfant, boute ; elle me rafraîchira le foie. Baille ici que je gargarise.
— Deposita cappa, dit Gymnaste, ôtons ce froc.
— Ho ! par Dieu, dit le moine, mon gentilhomme, il y a un chapitre in statutis ordinis auquel ne plairait le cas.
— Bren, dit Gymnaste, bren pour votre chapitre. Ce froc vous rompt les deux épaules : mettez bas.
— Mon ami, dit le moine, laisse-le moi, car par Dieu ! je n’en bois que mieux. Il me fait le corps tout joyeux. Si je le laisse, messieurs les pages en feront des jarretières, comme il me fut fait une fois à Coulaines. Davantage, je n’aurai nul appétit. Mais si en cet habit je m’assis à table, je boirai, par Dieu ! et à toi, et à ton cheval, et de hait. Dieu gard’ de mal la compagnie ! J’avais soupé, mais pour ce ne mangerai-je point moins, car j’ai un estomac pavé, creux comme la botte saint Benoît, toujours ouvert comme la gibecière d’un avocat. De tous pois sons fors que la tanche, prenez l’aile de la perdrix ou la cuisse d’une nonnain. (N’est-ce falotement mourir quand on meurt le caiche raide ?) Notre prieur aime fort le blanc de chapon.
— En cela, dit Gymnaste, il ne semble point aux renards, car des chapons, poules, poulets qu’ils prennent, jamais ne mangent le blanc.
— Pourquoi ? dit le moine.
— Parce, répondit Gymnaste, qu’ils n’ont point de cuisiniers à les cuire, et, s’ils ne sont compétentement cuits, ils demeurent rouge et non blanc. La rougeur des viandes est indice qu’elles ne sont assez cuites, exceptés les gammares et écrevisses que l’on cardinalise à la cuite.
— Fête-Dieu Bayard ! dit le moine, l’enfermier de notre abbaye n’a donc la tête bien cuite, car il a les yeux rouges comme un jadeau de vergne !… Cette cuisse de levraut est bonne pour les goutteux… À propos truelle, pourquoi est-ce que les cuisses d’une damoiselle sont toujours fraîches ?
— Ce problème, dit Gargantua, n’est ni en Aristotèles, ni en Alexandre Aphrodisé, ni en Plutarque.
— C’est, dit le moine, pour trois causes, par lesquelles un lieu est naturellement rafraîchi. Primo pour ce que l’eau décourt tout du long ; secundo, pour ce que c’est un lieu ombrageux, obscur et ténébreux, auquel jamais le soleil ne luit, et tiercement pour ce qu’il est continuellement éventé des vents du trou bise, de chemise, et d’abondant de la braguette. Et de hait !
« Page, à la humerie ! Crac, crac, crac ! Dieu est bon qui nous donne ce bon piot ! J’avoue Dieu, si j’eusse été au temps de Jésus-Christ, j’eusse bien engardé que les Juifs ne l’eussent pris au jardin d’Olivet. Ensemble le diable me faille si j’eusse failli de couper les jarrets à messieurs les apôtres qui fuirent tant lâchement, après qu’ils eurent bien soupé, et laissèrent leur bon maître au besoin ! Je hais plus que poison un homme qui fuit quand il faut jouer des couteaux. Hon ! que je ne suis roi de France pour quatre vingts ou cent ans ! Par Dieu ! je vous mettrais en chien courtaut les fuyards de Pavie ! Leur fièvre quartaine ! Pourquoi ne mouraient-ils là plutôt que laisser leur bon prince en cette nécessité ? N’est-il meilleur et plus honorable mourir vertueusement bataillant que vivre fuyant vilainement ?… Nous ne mangerons guère d’oisons cette année. Ha ! mon ami, baille de ce cochon. Diavol ! il n’y a plus de moût. Germinavit radix Jesse. Je renie ma vie, je meurs de soif… Ce vin n’est des pires. Quel vin buviez-vous à Paris ? Je me donne au diable si je n’y tins plus de six mois pour un temps maison ouverte à tous venants !… Connaissez-vous frère Claude de Saint-Denis ? Ô le bon compagnon que c’est ! Mais quelle mouche l’a piqué ? Il ne fait rien qu’étudier depuis je ne sais quand. Je n’étudie point, de ma part. En notre abbaye nous n’étudions jamais, de peur des auripeaux. Notre feu abbé disait que c’est chose monstrueuse voir un moine savant. Par Dieu ! monsieur mon ami, magis magnos clericos non sunt magis magnos sapientes…
« Vous ne vîtes onques tant de lièvres comme il y en a cette année. Je n’ai pu recouvrir ni autour, ni tiercelet de lieu du monde. Monsieur de La Bellonnière m’avait promis un lanier, mais il m’écrivit naguères qu’il était devenu pantois. Les perdrix nous mangeront les oreilles mésouan. Je ne prends point de plaisir à la tonnelle, car j’y morfonds. Si je ne cours, si je ne tracasse, je ne suis point à mon aise. Vrai est que, sautant les haies et buissons, mon froc y laisse du poil. J’ai recouvert un gentil lévrier. Je donne au diable si lui échappe lièvre. Un laquais le menait à Monsieur de Maulevrier, je le détroussai. Fis-je mal ?
— Nenni, frère Jean, dit Gymnaste, nenni, de par tous les diables, nenni !
— Ainsi, dit le moine, à ces diables, cependant qu’ils durent ! Vertu Dieu ! qu’en eût fait ce boiteux ? Le corps Dieu ! il prend plus de plaisir quand on lui fait présent d’un bon couble de bœufs.
— Comment, dit Ponocrates, vous jurez, frère Jean ?
— Ce n’est, dit le moine, que pour orner mon langage. Ce sont couleurs de rhétorique Cicéroniane. »
POURQUOI LES MOINES SONT REFUIS DU MONDE ET POURQUOI LES UNS ONT LE NEZ PLUS GRAND QUE LES AUTRES.
« Foi de christian, dit Eudémon, j’entre en grande rêverie considérant l’honnêteté de ce moine, car il nous ébaudit ici tous. Et comment donc est-ce qu’on rechasse les moines de toutes bonnes compagnies, les appelants trouble-fête, comme abeilles chassent les frelons d’entour leurs ruches ? Ignavum fucos pecus, dit Maro, a presepibus arcent. » À quoi répondit Gargantua : « Il n’y a rien si vrai que le froc et la cagoule tire à soi les opprobres, injures et malédictions du monde, tout ainsi comme le vent dit Cecias attire les nues. La raison péremptoire est parce qu’ils mangent la merde du monde, c’est-à-dire les péchés, et, comme mâchemerdes, l’on les rejette en leurs retraits : ce sont leurs couvents et abbayes, séparés de conversation politique comme sont les retraits d’une maison. Mais, si entendez pourquoi un singe en une famille est toujours moqué et herselé, vous entendrez pourquoi les moines sont de tous refuis, et des vieux et des jeunes. Le singe ne garde point la maison, comme un chien ; il ne tire pas l’arroi, comme le bœuf ; il ne produit ni lait ni laine, comme la brebis ; il ne porte pas le faix, comme le cheval. Ce qu’il fait est tout conchier et dégâter, qui est la cause pourquoi de tous reçoit moqueries et bastonnades.
« Semblablement un moine (j’entends de ces ocieux moines) ne laboure comme le paysan, ne garde le pays, comme l’homme de guerre, ne guérit les malades, comme le médecin, ne prêche ni endoctrine le monde, comme le bon docteur évangélique et pédagogue, ne porte les commodités et choses nécessaires à la république, comme le marchand. C’est la cause pourquoi de tous sont hués et abhorrés.
— Voire, mais, dit Grandgousier, ils prient Dieu pour nous.
— Rien moins, répondit Gargantua. Vrai est qu’ils molestent tout leur voisinage à force de trinqueballer leurs cloches.
— Voire, dit le moine, une messe, unes matines, unes vêpres bien sonnées, sont à demi dites.
— Ils marmonnent grand renfort de légendes et psaumes nullement par eux entendus. Ils comptent force patenôtres, entrelardées de longs Ave Marias, sans y penser ni entendre, et ce j’appelle moque-Dieu, non oraison. Mais ainsi leur aide Dieu s’ils prient pour nous, et non par peur de perdre leurs miches et soupes grasses ! Tous vrais christians, de tous états, en tous lieux, en tous temps, prient Dieu, et l’esprit prie et interpelle pour iceux, et Dieu les prend en grâce. Maintenant, tel est notre bon frère Jean. Pourtant chacun le souhaite en sa compagnie. Il n’est point bigot, il n’est point dessiré ; il est honnête, joyeux, délibéré, bon compagnon. Il travaille, il labeure, il défend les opprimés, il conforte les affligés, il subvient ès souffreteux, il garde les clos de l’abbaye…
— Je fais, dit le moine, bien davantage, car, en dépêchant nos matines et anniversaires on chœur, ensemble je fais des cordes d’arbalètes, je polis des matras et garrots, je fais des rets et des poches à prendre les connils. Jamais je ne suis oisif. Mais or cza, à boire ! à boire ! cza. Apporte le fruit. Ce sont châtaignes du Bois d’Estrocs. Avec bon vin nouveau, voi vous là composeur de pets. Vous n’êtes encore céans amoustillés ! Par Dieu ! je bois à tous gués, comme un cheval de promoteur. »
Gymnaste lui dit : « Frère Jean, ôtez cette roupie que vous pend au nez.
— Ha, ha ! dit le moine, serais-je en danger de noyer, vu que suis en l’eau jusques au nez ? Non, non. Quare ? Quia :
Elle en sort bien, mais point n’y entre
Car il est bien antidoté de pampre.
« Ô mon ami, qui aurait bottes d’hiver de tel cuir, hardiment pourrait-il pêcher aux huîtres, car jamais ne prendraient eau.
— Pourquoi, dit Gargantua, est-ce que frère Jean a si beau nez ?
— Par ce, répondit Grandgousier, qu’ainsi Dieu l’a voulu, lequel nous fait en telle forme et telle fin, selon son divin arbitre, que fait un potier ses vaisseaux.
— Par ce, dit Ponocrates, qu’il fut des premiers à la foire des nez. Il prit des plus beaux et plus grands.
— Trut avant ! dit le moine. Selon vraie philosophie monastique, c’est parce que ma nourrice avait les tétins mollets : en la laitant, mon nez y enfondrait comme en beurre, et là s’élevait et croissait comme la pâte dedans la met. Les durs tétins de nourrices font les enfants camus. Mais gai ! gai ! ad formam nasi cognoscitur ad te levavi. Je ne mange jamais de confitures. Page, à la humerie ! Item, rôties ! »
COMMENT LE MOINE FIT DORMIR GARGANTUA, ET DE SES HEURES ET BRÉVIAIRE.
Le souper achevé, consultèrent sur l’affaire instant, et fut conclu qu’environ la minuit, ils sortiraient à l’escarmouche pour savoir quel guet et diligence faisaient leurs ennemis, et cependant qu’ils se reposeraient quelque peu pour être plus frais. Mais Gargantua ne pouvait dormir en quelque façon qu’il se mit. Dont lui dit le moine : « Je ne dors jamais bien à mon aise sinon quand je suis au sermon, ou quand je prie Dieu. Je vous supplie, commençons, vous et moi, les sept psaumes pour voir si tantôt ne serez endormi. » L’invention plut très bien à Gargantua, et, commençant le premier psaume sur le point de Beati quorum, s’endormirent et l’un et l’autre. Mais le moine ne faillit onques à s’éveiller avant la minuit, tant il était habitué l’heure des matines claustrales.
Lui éveillé, tous les autres éveilla, chantant à pleine voix la chanson :
Ho ! Regnault, réveille-toi, veille,
Ô Regnault, réveille-toi.
Quant tous furent éveillés, il dit : Messieurs, l’on dit que matines commencent par tousser et souper par boire. Faisons au rebours, commençons maintenant nos matines par boire, et de soir, à l’entrée de souper, nous tousserons à qui mieux mieux. » Dont dit Gargantua : « Boire si tôt après le dormir ? Ce n’est vécu en diète de médecine. Il se faut premier écurer l’estomac des superfluités et excréments.
— C’est, dit le moine, bien médeciné. Cent diables me sautent au corps s’il n’y a plus de vieux ivrognes qu’il n’y a de vieux médecins. J’ai composé avec mon appétit en telle paction que toujours il se couche avec moi, et à cela je donne bon ordre le jour durant ; aussi avec moi il se lève. Rendez tant que voudrez vos cures, je n’en vais après mon tiroir. — Quel tiroir, dit Gargantua, entendez-vous ?
— Mon bréviaire, dit le moine, car tout ainsi que les fauconniers, devant que paître leurs oiseaux, les font tirer quelque pied de poule pour leur purger le cerveau des flegmes et pour les mettre en appétit, ainsi, prenant ce joyeux petit bréviaire au matin, je m’écure tout le poumon et voi me là prêt à boire.
— À quel usage, dit Gargantua, dites-vous ces belles heures ?
— À l’usage, dit le moine, de Fécan, à trois psaumes et trois leçons, ou rien du tout qui ne veut. Jamais je ne m’assujettis à heures les heures sont faites pour l’homme et non l’homme pour les heures. Pourtant je fais des miennes à guise d’étrivières, je les accourcis ou allonge quand bon me semble. Brevis oratio penetrat cælos, longa potatio evacuat scyphos. Où est écrit cela ?
— Par ma foi, dit Ponocrates, je ne sais, mon petit couillaut, mais tu vaux trop.
— En cela, dit le moine, je vous ressemble. Mais venite apotemus. »
L’on apprêta carbonnades à force, et belles soupes de primes et but le moine à son plaisir. Aucuns lui tinrent compagnie, les autres s’en déportèrent. Après, chacun commença soi armer et accoutrer, et armèrent le moine contre son vouloir, car il ne voulait autres armes que son froc devant son estomac, et le bâton de la croix en son poing. Toutefois, à leur plaisir, fut armé de pied en cap, et monté sur un bon coursier du royaume, et un gros braquemart au côté. Ensemble Gargantua, Ponocrates, Gymnaste, Eudémon et vingt et cinq des plus aventureux de la maison de Grandgousier, tous armés à l’avantage, la lance au poing, montés comme saint Georges, chacun ayant un arquebusier en croupe.
COMMENT LE MOINE DONNA COURAGE À SES COMPAGNONS, ET COMMENT IL PENDIT À UNE ARBRE.
Or s’en vont les nobles champions à leur aventure, bien délibérés d’entendre quelle rencontre faudra poursuivre, et de quoi se faudra contregarder quand viendra la journée de la grande et horrible bataille. Et le moine leur donne courage, disant :
« Enfants, n’ayez ni peur ni doute ; je vous conduirai sûrement. Dieu et saint Benoît soient avec nous ! Si j’avais la force de même le courage, par la mort bieu ! je vous les plumerais comme un canard. Je ne crains rien fors l’artillerie. Toutefois je sais quelque oraison que m’a baillée le sous secrétain de notre abbaye, laquelle garantit la personne de toutes bouches à feu. Mais elle ne me profitera de rien, car je n’y ajoute point de foi. Toutefois, mon bâton de croix fera diables. Par Dieu ! qui fera la cane de vous autres, je me donne au diable si je ne le fais moine en mon lieu, et l’enchevêtre de mon froc ; il porte médecine à couardise de gens.
« Avez point oui parler du lévrier de monsieur de Meurles qui ne valait rien pour les champs ? Il lui mit un froc au col ; par le corps Dieu ! il n’échappait ni lièvre, ni renard devant lui, et, que plus est, couvrit toutes les chiennes du pays, qui auparavant était esréné, et de frigidis et maleficiatis… »
Le moine disant ces paroles en colère, passa sous un noyer, tirant vers la Saulaie, et embrocha la visière de son heaume à la roupte d’une grosse branche de noyer. Ce nonobstant donna fièrement des éperons à son cheval, lequel était chatouilleur à la pointe, en manière que le cheval bondit en avant, et le moine, voulant défaire sa visière du croc, lâche la bride, et de la main se pend aux branches, cependant que le cheval se dérobe dessous lui. Par ce moyen demeura le moine pendant au noyer, et criant à l’aide et au meurtre, protestant aussi de trahison.
Eudémon premier l’aperçut, et appelant Gargantua : « Sire, venez et voyez Absalon pendu. » Gargantua venu considéra la contenance du moine et la forme dont il pendait, et dit à Eudémon : « Vous avez mal rencontré, le comparant à Absalon, car Absalon se pendit par les cheveux, mais le moine, ras de tête, s’est pendu par les oreilles.
— Aidez-moi, dit le moine, de par le diable ! N’est-il pas bien le temps de jaser ? Vous me semblez les prêcheurs décrétalistes qui disent que quiconque verra son prochain en danger de mort, il le doit, sur peine d’excommunication trisulce, plutôt admonester de soi confesser et mettre en état de grâce que de lui aider.
« Quand donc je les verrai tombés en la rivière et prêts d’être noyés, en lieu de les aller quérir et bailler la main, je leur ferai un beau et long sermon de contemptu mundi et fuga seculi, et lorsqu’ils seront raides morts, je les irai pêcher.
— Ne bouge, dit Gymnaste, mon mignon, je te vais quérir, car tu es gentil petit monachus :
Monachus in claustro
Non valet ova duo ;
Sed quando est extra,
Bene valet triginta.
« J’ai vu des pendus plus de cinq cents, mais je n’en vis onques qui eût meilleure grâce en pendillant, et si je l’avais aussi bonne, je voudrais ainsi pendre toute ma vie.
— Aurez-vous, dit le moine, tantôt assez prêché ? Aidez-moi de par Dieu, puisque de par l’Autre ne voulez. Par l’habit que je porte, vous en repentirez, tempore et loco prelibatis. »
Alors descendit Gymnaste de son cheval, et, montant au noyer, souleva le moine par les goussets d’une main, et de l’autre défit sa visière du croc de l’arbre, et ainsi le laissa tomber en terre, et soi après. Descendu que fut, le moine se défit de tout son harnais, et jeta l’une pièce après l’autre parmi le champ, et reprenant son bâton de la croix, remonta sur son cheval, lequel Eudémon avait retenu à la fuite. Ainsi s’en vont joyeusement, tenants le chemin de la Saulsaie.
COMMENT L’ESCARMOUCHE DE PICROCHOLE FUT RENCONTRÉE PAR GARGANTUA ET COMMENT LE MOINE TUA LE CAPITAINE TIRAVANT, ET PUIS FUT PRISONNIER ENTRE LES ENNEMIS.
Picrochole, à la relation de ceux qui avaient évadé à la route lorsque Tripet fut étripé, fut épris de grand courroux, oyant que les diables avaient couru sur ses gens, et tint son conseil toute la nuit, auquel Hastiveau et Touquedillon conclurent que sa puissance était telle qu’il pourrait défaire tous les diables d’enfer, s’ils y venaient. Ce que Picrochole ne croyait du tout, aussi ne s’en défiait-il.
Pourtant envoya, sous la conduite du comte Tiravant, pour découvrir le pays, seize cents chevaliers, tous montés sur chevaux légers, en escarmouche, tous bien aspergés d’eau bénite, et chacun ayant pour leur signe une étole en écharpe, à toutes aventures, s’ils rencontraient les diables, que par vertu tant de cette eau Gringorienne que des étoles, les fissent disparaître et évanouir. Coururent donc jusques près la Vauguyon et la Maladerie, mais onques ne trouvèrent personne à qui parler ; dont repassèrent par le dessus, et en la loge et tugure pastoral, près le Coudray, trouvèrent les cinq pèlerins, lesquels liés et baffoués emmenèrent comme s’ils fussent espies, nonobstant les exclamations, adjurations et requêtes qu’ils fissent. Descendus de là vers Seuillé, furent entendus par Gargantua, lequel dit à ses gens : « Compagnons, il y a ici rencontre, et sont en nombre trop plus dix fois que nous : choquerons-nous sur eux ?
— Que diable, dit le moine, ferons-nous donc ? Estimez-vous les hommes par nombre, et non par vertu et hardiesse ? »
Puis s’écria : « Choquons, diables ! choquons. » Ce que entendants, les ennemis pensaient certainement que fussent vrais diables, dont commencèrent fuir à bride avalée, excepté Tiravant, lequel coucha sa lance en l’arrêt, et en férut à toute outrance le moine au milieu de la poitrine, mais, rencontrant le froc horrifique, reboucha par le fer, comme si frappiez d’une petite bougie contre une enclume. Adonc le moine, avec son bâton de croix, lui donna entre col et collet, sur l’os acromion, si rudement qu’il l’étonna, et fit perdre tout sens et mouvement, et tomba ès pieds du cheval.
Et voyant l’étole qu’il portait en écharpe, dit à Gargantua : « Ceux-ci ne sont que prêtres, ce n’est qu’un commencement de moine. Par saint Jean ! je suis moine parfait, je vous en tuerai comme de mouches. » Puis le grand galop courut après, tant qu’il attrapa les derniers et les abattait comme seigle, frappant à tort et à travers. Gymnaste interrogea sur l’heure Gargantua s’ils les devaient poursuivre. À quoi dit Gargantua : « Nullement, car selon vraie discipline militaire jamais ne faut mettre son ennemi en lieu de désespoir, parce que telle nécessité lui multiplie la force et accroît le courage, qui jà était déject et failli, et n’y a meilleur remède de salut à gens estommis et recrus que de n’espérer salut aucun. Quantes victoires ont été tollues des mains des vainqueurs par les vaincus, quand ils ne se sont contentés de raison, mais ont attempté du tout mettre à internition et détruire totalement leurs ennemis, sans en vouloir laisser un seul pour en porter les nouvelles ! Ouvrez toujours à vos ennemis toutes les portes et chemins, et plutôt leur faites un pont d’argent afin de les renvoyer.
— Voire, mais, dit Gymnaste, ils ont le moine.
— Ont-ils, dit Gargantua, le moine ? Sur mon honneur, que ce sera à leur dommage. Mais afin de survenir à tous hasards, ne nous retirons pas encore ; attendons ici en silence, car je pense jà assez connaître l’engin de nos ennemis ; ils se guident par sort, non par conseil. »
Iceux ainsi attendants sous les noyers, cependant le moine poursuivait, choquant tous ceux qu’il rencontrait,
Sans de nulli
Avoir merci.
jusqu’à ce qu’il rencontra un chevalier qui portait en croupe un des pauvres pèlerins. Et là, le voulant mettre à sac, s’écria le pèlerin : « Ha ! monsieur le priour, mon ami, monsieur le priour, sauvez-moi, je vous en prie. » Laquelle parole entendue, se retournèrent arrière les ennemis, et voyants que là n’était que le moine qui faisait cet esclandre, le chargèrent de coups comme on fait un âne de bois, mais de tout rien ne sentait, mêmement quand ils frappaient sur son froc, tant il avait la peau dure. Puis le baillèrent à garder à deux archers, et, tournants bride, ne virent personne contre eux, dont estimèrent que Gargantua était fui avec sa bande. Adonc coururent vers les Noirettes, tant raidement qu’ils purent, pour les rencontrer, et laissèrent là le moine seul avec deux archers de garde. Gargantua entendit le bruit et hennissement des chevaux, et dit à ses gens : « Compagnons, j’entends le trac de nos ennemis, et jà aperçois aucuns d’iceux qui viennent contre nous à la foule. Serrons-nous ici et tenons le chemin en bon rang ; par ce moyen nous les pourrons recevoir à leur perte et à notre honneur. »
COMMENT LE MOINE SE DÉFIT DE SES GARDES, ET COMMENT L’ESCARMOUCHE DE PICROCHOLE FUT DÉFAITE.
Le moine, les voyant départir en désordre, conjectura qu’ils allaient charger sur Gargantua et ses gens, et se contristait merveilleusement de ce qu’il ne les pouvait secourir. Puis avisa la contenance de ses deux archers de garde, lesquels eussent volontiers couru après la troupe pour y butiner quelque chose, et toujours regardaient vers la vallée en laquelle ils descendaient.
Davantage syllogisait, disant : « Ces gens ici sont bien mal exercés en faits d’armes, car onques ne m’ont demandé ma foi, et ne m’ont ôté mon braquemart. » Soudain après tira son dit braquemart et en férut l’archer qui le tenait à dextre, lui coupant entièrement les veines jugulaires et artères sphagitides du col, avec le gargaréon, jusques ès deux adènes, et, retirant le coup, lui entrouvrit la moelle spinale entre la seconde et tierce vertèbre ; là tomba l’archer tout mort. Et le moine, détournant son cheval à gauche, courut sur l’autre, lequel, voyant son compagnon mort et le moine avantagé sur soi, criait à haute voix : « Ha ! monsieur le priour, je me rends, monsieur le priour, mon bon ami, monsieur le priour ! » Et le moine criait de même : « Monsieur le postériour, mon ami, monsieur le postériour, vous aurez sur vos postères.
— Ha ! disait l’archer, monsieur le priour, mon mignon, monsieur le priour, que Dieu vous fasse abbé.
— Par l’habit, disait le moine, que je porte, je vous ferai ici cardinal. Rançonnez-vous les gens de religion ? Vous aurez un chapeau rouge à cette heure de ma main. »
Et l’archer criait : « Monsieur le priour, monsieur le priour, monsieur l’abbé futur, monsieur le cardinal, monsieur le tout ! Ha ! ha ! hés ! non, monsieur le priour, mon bon petit seigneur le priour, je me rends à vous.
— Et je te rends, dit le moine, à tous les diables ! »
Lors d’un coup lui trancha la tête, lui coupant le test sur les os pétreux et enlevant les deux os bregmatis et la commissure sagittale, avec grande partie de l’os coronal, ce que faisant lui trancha les deux méninges, et ouvrit profondément les deux postérieurs ventricules du cerveau ; et demeura le crâne pendant sur les épaules à la peau du péricrane par derrière, en forme d’un bonnet doctoral, noir par dessus, rouge par dedans. Ainsi tomba raide mort en terre.
Ce fait, le moine donne des éperons à son cheval, et poursuit la voie que tenaient les ennemis, lesquels avaient rencontré Gargantua et ses compagnons au grand chemin, et tant étaient diminués au nombre pour l’énorme meurtre qu’y avait fait Gargantua avec son grand arbre, Gymnaste, Ponocrates, Eudémon et les autres, qu’ils commençaient soi retirer à diligence, tous effrayés et perturbés de sens et entendement comme s’ils vissent la propre espèce et forme de mort devant leurs yeux. Et — comme vous voyez un âne, quand il a au cul un œstre Junonique, ou une mouche qui le point, courir çà et là sans voie ni chemin, jetant sa charge par terre, rompant son frein et rênes, sans aucunement respirer ni prendre repos, et ne sait-on qui le meut, car l’on ne voit rien qui le touche, — ainsi fuyaient ces gens, de sens dépourvus, sans savoir cause de fuir, tant seulement les poursuit une terreur panique, laquelle avaient conçue en leurs âmes.
Voyant le moine que toute leur pensée n’était sinon à gagner au pied, descend de son cheval et monte sur une grosse roche qui était sur le chemin, et avec son grand braquemart frappait sur ces fuyards à grand tour de bras, sans se faindre ni épargner. Tant en tua et mit par terre que son braquemart rompit en deux pièces.
Adonc pensa en soi-même que c’était assez massacré et tué, et que le reste devait échapper pour en porter les nouvelles. Pourtant saisit en son poing une hache de ceux qui là gisaient morts, et se retourna de rechef sur la roche, passant temps à voir fuir les ennemis et culbuter entre les corps morts, excepté qu’à tous faisait laisser leurs piques, épées, lances et haquebutes, et ceux qui portaient les pèlerins liés, il les mettait à pied, et délivrait leurs chevaux aux dits pèlerins, les retenant avec soi l’orée de la haie, et Touquedillon, lequel il retint prisonnier.
COMMENT LE MOINE AMENA LES PÈLERINS, ET LES BONNES PAROLES QUE LEUR DIT GRANDGOUSIER.
Cette escarmouche parachevée, se retira Gargantua avec ses gens, excepté le moine, et sur la pointe du jour se rendirent à Grandgousier, lequel en son lit priait Dieu pour leur salut et victoire, et les voyant tous saufs et entiers, les embrassa de bon amour, et demanda nouvelles du moine. Mais Gargantua lui répondit que sans doute leurs ennemis avaient le moine : « Ils auront, dit Grandgousier, donc male encontre, » ce qu’avait été bien vrai. Pourtant encore est le proverbe en usage de bailler le moine à quelqu’un.
Adonc commanda qu’on apprêtât très bien à déjeuner pour les rafraîchir. Le tout apprêté, l’on appela Gargantua ; mais tant lui grevait de ce que le moine ne comparait aucunement qu’il ne voulait ni boire ni manger. Tout soudain le moine arrive, et, dès la porte de la basse-cour, s’écria : « Vin frais, vin frais, Gymnaste, mon ami ! » Gymnaste sortit, et vit que c’était frère Jean qui amenait cinq pèlerins et Touquedillon prisonnier. Dont Gargantua sortit au devant, et lui firent le meilleur recueil que purent, et le menèrent devant Grandgousier, lequel l’interrogea de toute son aventure. Le moine lui disait tout, et comment on l’avait pris, et comment il s’était défait des archers, et la boucherie qu’il avait fait par le chemin, et comment il avait recouvert les pèlerins et amené le capitaine Touquedillon.
Puis se mirent à banqueter joyeusement tous ensemble. Cependant Grandgousier interrogeait les pèlerins de quel pays ils étaient, dont ils venaient, et où ils allaient. Lasdaller pour tous répondit : « Seigneur, je suis de Saint-Genou en Berry, cetui-ci est de Paluau, cetui-ci d’Onzay, cetui-ci est d’Argy, et cetui-ci est de Villebrenin. Nous venons de Saint-Sébastien près de Nantes, et nous en retournons par nos petites journées.
— Voire, mais, dit Grandgousier, qu’alliez-vous faire à Saint-Sébastien ?
— Nous allions, dit Lasdaller, lui offrir nos votes contre la peste.
— Ô ! dit Grandgousier, pauvres gens, estimez-vous que la peste vienne de saint Sébastien ?
— Oui vraiment, dit Lasdaller, nos prêcheurs nous l’affirment.
— Oui ? dit Grandgousier, les faux prophètes vous annoncent-ils tels abus ? Blasphèment-ils en cette façon les justes et saints de Dieu qu’ils les font semblables aux diables, qui ne font que mal entre les humains, comme Homère écrit que la peste fut mise en l’ost des Grégeois par Apollo, et comme les poètes feignent un grand tas de Véjoves et dieux malfaisants ? Ainsi prêchait à Sinais un cafard que saint Antoine mettait le feu ès jambes, saint Eutrope faisait les hydropiques, saint Gildas les fols, saint Genou les gouttes. Mais je le punis en tel exemple, quoiqu’il m’appelât hérétique, que depuis ce temps cafard quiconque n’est osé entrer en mes terres, et m’ébahis si votre roi les laisse prêcher par son royaume tels scandales, car plus sont à punir que ceux qui, par art magique ou autre engin, auraient mis la peste par le pays. La peste ne tue que le corps, mais tels imposteurs empoisonnent les âmes. »
Lui disant ces paroles, entra le moine tout délibéré, et leur demanda : « Dont êtes-vous, vous autres pauvres hères ?
— De Saint-Genou, dirent-ils.
— Et comment, dit le moine, se porte l’abbé Tranchelion, le bon buveur ? Et les moines, quelle chère font-ils ? Le corps Dieu ! ils biscotent vos femmes, cependant qu’êtes en romivage.
— Hin hen ! dit Lasdaller, je n’ai pas peur de la mienne, car qui la verra de jour ne se rompra jà le col pour l’aller visiter la nuit.
— C’est, dit le moine, bien rentré de piques. Elle pourrait être aussi laide que Proserpine, elle aura, par Dieu, la saccade, puisqu’il y a moines autour, car un bon ouvrier met indifférentement toutes pièces en œuvre. Que j’aie la vérole en cas que ne les trouviez engrossées à votre retour, car seulement l’ombre du clocher d’une abbaye est féconde.
— C’est, dit Gargantua, comme l’eau du Nil en Égypte, si vous croyez Strabo, et Pline, liv. VII, chap. iii. Avisez que c’est de la miche, des habits et des corps. »
Lors dit Grandgousier : « Allez-vous-en, pauvres gens, au nom de Dieu le créateur, lequel vous soit en guide perpétuelle, et dorénavant ne soyez faciles à ces ocieux et inutiles voyages. Entretenez vos familles, travaillez, chacun en sa vacation, instruez vos enfants, et vivez comme vous enseigne le bon apôtre saint Paul. Ce faisants, vous aurez la garde de Dieu, des anges et des saints avec vous, et n’y aura peste ni mal qui vous porte nuisance. » Puis les mena Gargantua prendre leur réfection en la salle ; mais les pèlerins ne faisaient que soupirer, et dirent à Gargantua : « Ô que heureux est le pays qui a pour seigneur un tel homme ! Nous sommes plus édifiés et instruits en ces propos qu’il nous a tenus qu’en tous les sermons que jamais nous furent prêchés en notre ville.
— C’est, dit Gargantua, ce que dit Platon, liv. V de Rep., que lors les républiques seraient heureuses quand les rois philosopheraient ou les philosophes régneraient. » Puis leur fit emplir leurs besaces de vivres, leurs bouteilles de vin, et à chacun donna cheval pour soi soulager au reste du chemin, et quelques carolus pour vivre.
COMMENT GRANDGOUSIER TRAITA HUMAINEMENT TOUQUEDILLON PRISONNIER.
Touquedillon fut présenté à Grandgousier et interrogé par icelui sur l’entreprise et affaires de Picrochole, quelle fin il prétendait par ce tumultuaire vacarme. À quoi répondit que sa fin et sa destinée était de conquêter tout le pays, s’il pouvait, pour l’injure faite à ses fouaciers. « C’est, dit Grandgousier, trop entrepris : qui trop embrasse peu étreint. Le temps n’est plus d’ainsi conquêter les royaumes, avec dommage de son prochain frère christian. Cette imitation des anciens Hercules, Alexandres, Annibals, Spicions, Césars et autres tels, est contraire à la profession de l’évangile, par lequel nous est commandé garder, sauver, régir et administrer chacun ses pays et terres, non hostilement envahir les autres, et ce que les Sarrasins et barbares jadis appelaient prouesses, maintenant nous appelons briganderies et méchancetés. Mieux eût-il fait soi contenir en sa maison, royalement la gouvernant, qu’insulter en la mienne, hostilement la pillant, car par bien la gouverner l’eût augmentée, par me piller sera détruit. Allez-vous-en, au nom de Dieu, suivez bonne entreprise, remontrez à votre roi les erreurs que connaîtrez, et jamais ne le conseillez ayant égard à votre profit particulier, car avec le commun est aussi le propre perdu. Quant est de votre rançon, je vous la donne entièrement, et veux que vous soient rendues armes et cheval ; ainsi faut-il faire entre voisins et anciens amis, vu que cette notre différence n’est point guerre proprement.
« Comme Platon, li. V, de Rep., voulait être non guerre nommée, ains sédition, quand les Grecs mouvaient armes les uns contre les autres, ce que si par male fortune advenait, il commande qu’on use de toute modestie. Si guerre la nommez, elle n’est que superficiaire, elle n’entre point au profond cabinet de nos cœurs, car nul de nous n’est outragé en son honneur, et n’est question, en somme totale, que de rhabiller quelque faute commise par nos gens, j’entends et vôtres et nôtres, laquelle, encore que connussiez, vous deviez laisser couler outre, car les personnages querellants étaient plus à contemner qu’à ramentevoir, mêmement leur satisfaisant selon le grief, comme je me suis offert. Dieu sera juste estimateur de notre différend, lequel je supplie plutôt par mort me tollir de cette vie et mes biens dépérir devant mes yeux, que par moi ni les miens en rien soit offensé. »
Ces paroles achevées, appela le moine, et devant tous lui demanda : « Frère Jean, mon bon ami, êtes-vous qui avez pris le capitaine Touquedillon ici présent ?
— Sire, dit le moine, il est présent ; il a âge et discrétion ; j’aime mieux que le sachez par sa confession que par ma parole. »
Adonc dit Touquedillon : « Seigneur, c’est lui véritablement qui m’a pris, et je me rends son prisonnier franchement.
— L’avez-vous, dit Grandgousier au moine, mis à rançon ?
— Non, dit le moine ; de cela je ne me soucie.
— Combien, dit Grandgousier, voudriez-vous de sa prise ?
— Rien, rien, dit le moine, cela ne me mène pas. »
Lors commanda Grandgousier que, présent Touquedillon, fussent comptés au moine soixante et deux mille saluts pour celle prise, ce que fut fait, cependant qu’on fit la collation audit Touquedillon, auquel demanda Grandgousier s’il voulait demeurer avec lui ou si mieux aimait retourner à son roi. Touquedillon répondit qu’il tiendrait le parti lequel il lui conseillerait : « Donc, dit Grandgousier, retournez à votre roi, et Dieu soit avec vous ! »
Puis lui donna une belle épée de Vienne, avec le fourreau d’or fait à belles vignettes d’orfèverie, et un collier d’or pesant sept cents deux mille marcs, garni de fincs pierreries, à l’estimation de cent soixante mille ducats, et dix mille écus par présent honorable. Après ces propos, monta Touquedillon sur son cheval. Gargantua, pour sa sureté, lui bailla trente hommes d’armes et six vingts archers sous la conduite de Gymnaste, pour le mener jusques ès portes de la Roche-Clermaud si besoin était. Icelui départi, le moine rendit à Grandgousier les soixante et deux mille saluts qu’il avait reçu, disant : « Sire, ce n’est ores que vous devez faire tels dons. Attendez la fin de cette guerre, car l’on ne sait quels affaires pourraient survenir, et guerre faite sans bonne provision d’argent n’a qu’un soupirail de vigueur. Les nerfs des batailles sont les pécunes.
— Donc, dit Grandgousier, à la fin je vous contenterai par honnête récompense, et tous ceux qui m’auront bien servi. »
COMMENT GRANDGOUSIER MANDA QUÉRIR SES LÉGIONS, ET COMMENT TOUQUEDILLON TUA HASTIVEAU, PUIS FUT TUÉ PAR LE COMMANDEMENT DE PICROCHOLE.
En ces mêmes jours, ceux de Bessé, du Marché Vieux, du bourg Saint-Jacques, du Rainneau, de Parillé, de Rivière, des Roches-Saint-Paul, du Vaubreton, de Pautille, du Bréhemont, du Pont-de-Clam, de Cravant, de Grandmont, des Bourdes, de la Villaumère, de Huymes, de Ligré, de Ussé, de Saint-Louant, de Panzoust, des Couldreaulx, de Véron, de Coulaine, de Chosé, de Varennes, de Bourgueil, de l’Île-Bouchard, du Croulay, de Narsay, de Cande, de Montsoreau et autres lieux confins, envoyèrent devers Grandgousier ambassades pour lui dire qu’ils étaient avertis des torts que lui faisait Picrochole, et pour leur ancienne confédération, ils lui offraient tout leur pouvoir, tant de gens que d’argent et autres munitions de guerre.
L’argent de tous montait, par les pactes qu’ils lui envoyaient, six vingt quatorze millions deux écus et demi d’or. Les gens étaient quinze mille hommes d’armes, trente et deux mille chevaux-légers, quatre vingt neuf mille arquebusiers, cent quarante mille aventuriers, onze mille deux cents canons, doubles canons, basilics et spiroles, pionniers quarante sept mille : le tout soudoyé et avitaillé pour six mois et quatre jours. Lequel offre Gargantua ne refusa ni accepta du tout. Mais grandement les remerciant, dit qu’il composerait cette guerre par tel engin que besoin ne serait tant empêcher de gens de bien. Seulement envoya qui amènerait en ordre les légions lesquelles entretenait ordinairement en ses places de la Devinière, de Chaviny, de Gravot et Quinquenais, montant en nombre deux mille cinq cents hommes d’armes, soixante et six mille hommes de pied, vingt et six mille arquebusiers, deux cents grosses pièces d’artillerie, vingt et deux mille pionniers, et six mille chevaux-légers, tous par bandes, tant bien assorties de leurs trésoriers, de vivandiers, de maréchaux, d’armuriers et autres gens nécessaires au trac de bataille, tant bien instruits en art militaire, tant bien armés, tant bien reconnaissants et suivants leurs enseignes, tant soudains à entendre et obéir à leurs capitaines, tant expédiés à courir, tant forts à choquer, tant prudents à l’aventure, que mieux ressemblaient une harmonie d’orgues et concordance d’horloge qu’une armée ou gendarmerie.
Touquedillon, arrivé, se présenta à Picrochole et lui conta au long ce qu’il avait fait et vu. À la fin conseillait, par fortes paroles, qu’on fit appointement avec Grandgousier, lequel il avait éprouvé le plus homme de bien du monde, ajoutant que ce n’était ni preu ni raison molester ainsi ses voisins, desquels jamais n’avaient eu que tout bien, et, au regard du principal, que jamais ne sortiraient de cette entreprise qu’à leur grand dommage et malheur, car la puissance de Picrochole n’était telle qu’aisément ne les pût Grandgousier mettre à sac. Il n’eut achevé cette parole que Hastiveau dit tout haut :
« Bien malheureux est le prince qui est de tels gens servi, qui tant facilement sont corrompus, comme je connais Touquedillon, car je vois son courage tant changé que volontiers se fût adjoint à nos ennemis pour contre nous batailler et nous trahir, s’ils l’eussent voulu retenir. Mais comme vertu est de tous, tant amis qu’ennemis, louée et estimée, aussi méchanceté est tôt connue et suspecte, et posé que d’icelle les ennemis se servent à leur profit, si ont-ils toujours les méchants et traîtres en abomination. »
À ces paroles, Touquedillon, impatient, tira son épée et en transperça Hastiveau un peu au-dessus de la mamelle gauche, dont mourut incontinent, et, tirant son coup du corps, dit franchement :
« Ainsi périsse qui féaux serviteurs blâmera. »
Picrochole soudain entra en fureur, et, voyant l’épée et fourreau tant diapré, dit :
— « T’avait-on donné ce bâton pour, en ma présence, tuer malignement mon tant bon ami Hastiveau ? »
Lors commanda à ses archers qu’ils le missent en pièces, ce que fut fait sur l’heure, tant cruellement que la chambre était toute pavée de sang. Puis fit honorablement inhumer le corps de Hastiveau, et celui de Touquedillon jeter par sus les murailles en la vallée.
Les nouvelles de ces outrages furent sues par toute l’armée, dont plusieurs commencèrent à murmurer contre Picrochole, tant que Grippeminault lui dit :
« Seigneur, je ne sais quelle issue sera de cette entreprise. Je vois vos gens peu confermés en leurs courages. Ils considèrent que nous sommes ici mal pourvus de vivres, et jà beaucoup diminués en nombre par deux ou trois issues. Davantage, il vient grand renfort de gens à vos ennemis. Si nous sommes assiégés une fois, je ne vois point comment ce ne soit à notre ruine totale.
— Bren, bren! dit Picrochole, vous semblez les anguilles de Melun vous criez avant qu’on vous écorche. Laissez-les seulement venir. »
COMMENT GARGANTUA ASSAILLIT PICROCHOLE DEDANS LA ROCHE-CLERMAUD ET DEFIT L’ARMÉE DUDIT PICROCHOLE.
Gargantua eut la charge totale de l’armée. Son père demeura en son fort, et leur donnant courage par bonnes paroles, promit grand dons à ceux qui feraient quelques prouesses. Puis gagnèrent le gué de Vède, et par bateaux et ponts légèrement faits, passèrent outre d’une traite. Puis, considérant l’assiette de la ville, qui était en lieu haut et avantageux, délibéra celle nuit sur ce qu’était de faire. Mais Gymnaste lui dit :
« Seigneur, telle est la nature et complexion des Français qu’ils ne valent qu’à la première pointe. Lors ils sont pires que diables. Mais s’ils séjournent, ils sont moins que femmes. Je suis d’avis qu’à l’heure présente, après que vos gens auront quelque peu respiré et repu, fassiez donner l’assaut. »
L’avis fut trouvé bon. Adonc produit toute son armée en plein camp, mettant les subsides du côté de la montée. Le moine prit avec lui six enseignes de gens de pied, et deux cents hommes d’armes, et, en grande diligence, traversa les marais et gagna au-dessus le Puy jusques au grand chemin de Loudun.
Cependant l’assaut continuait : les gens de Picrochole ne savaient si le meilleur était sortir hors et les recevoir, ou bien garder la ville sans bouger. Mais furieusement sortit avec quelque bande d’hommes d’armes de sa maison, et là fut reçu et festoyé à grands coups de canon qui grêlaient devers les coteaux, dont les gargantuistes se retirèrent au val, pour mieux donner lieu à l’artillerie. Ceux de la ville défendaient le mieux que pouvaient, mais les traits passaient outre par dessus, sans nul férir. Aucuns de la bande, sauvés de l’artillerie, donnèrent fièrement sur nos gens, mais peu profitèrent, car tous furent reçus entre les ordres et là rués par terre. Ce que voyants, se voulaient retirer, mais cependant le moine avait occupé le passage, par quoi se mirent en fuite sans ordre ni maintien. Aucuns voulaient leur donner la chasse, mais le moine les retint, craignant que, suivants les fuyants, perdissent leurs rangs et que, sur ce point, ceux de la ville chargeassent sur eux. Puis, attendant quelque espace et nul ne comparant à l’encontre, envoya le duc Phrontiste pour admonester Gargantua à ce qu’il avançât pour gagner le coteau à la gauche, pour empêcher la retraite de Picrochole par cette porte. Ce que fit Gargantua en toute diligence, et y envoya quatre légions de la compagnie de Sébaste ; mais si tôt ne purent gagner le haut qu’ils ne rencontrassent en barbe Picrochole, et ceux qui avec lui s’étaient épars.
Lors chargèrent sus raidement, toutefois grandement furent endommagés par ceux qui étaient sur les murs, en coups de trait et artillerie. Quoi voyant Gargantua, en grande puissance alla les secourir, et commença son artillerie à heurter sur ce quartier de murailles, tant que toute la force de la ville y fut révoquée. Le moine voyant celui côté, lequel il tenait assiégé, dénué de gens et gardes, magnaniment tira vers le fort, et tant fit qu’il monta sus, lui et aucuns de ses gens, pensant que plus de crainte et de frayeur donnent ceux qui surviennent à un conflit que ceux qui lors à leur force combattent. Toutefois ne fit onques effroi jusques à ce que tous les siens eussent gagné la muraille, excepté les deux cents hommes d’armes qu’il laissa hors pour les hasards.
Puis s’écria horriblement, et les siens ensemble, et sans résistance tuèrent les gardes d’icelle porte, et l’ouvrirent ès hommes d’armes, et en toute fierté coururent ensemble vers la porte de l’orient où était le désarroi, et par derrière renversèrent toute leur force.
Voyants les assiégés de tous côtés, et les gargantuistes avoir gagné la ville, se rendirent au moine à merci. Le moine leur fit rendre les bâtons et armes, et tous retirer et resserrer par les églises, saisissant tous les bâtons des croix, et commettant gens ès portes pour les garder d’issir. Puis, ouvrant celle porte orientale, sortit au secours de Gargantua. Mais Picrochole pensait que le secours lui venait de la ville, et par outrecuidance se hasarda plus que devant, jusques à ce que Gargantua s’écria :
« Frère Jean, mon ami, frère Jean, en bon heur soyez venu ! »
Adonc connaissant Picrochole et ses gens que tout était désespéré, prirent la fuite en tous endroits. Gargantua les poursuivit jusque près Vaugaudry, tuant et massacrant, puis sonna la retraite.
COMMENT PICROCHOLE FUYANT FUT SURPRIS DE MALES FORTUNES, ET CE QUE FIT GARGANTUA APRÈS LA BATAILLE.
Picrochole, ainsi désespéré, s’enfuit vers l’Île-Bouchard, et au chemin de Rivière son cheval broncha par terre, à quoi tant fut indigné que de son épée le tua en sa chole. Puis ne trouvant personne qui le remontât, voulut prendre un âne du moulin qui là auprès était ; mais les meuniers le meurtrirent tout de coups, et le détroussèrent de ses habillements, et lui baillèrent pour soi couvrir une méchante séquenie. Ainsi s’en alla le pauvre colérique ; puis passant l’eau au Port-Huault, et racontant ses males fortunes, fut avisé par une vieille lourpidon que son royaume lui serait rendu à la venue des coquecigrues ; depuis ne sait-on qu’il est devenu. Toutefois l’on m’a dit qu’il est de présent pauvre gagne-denier à Lyon, colère comme devant, et toujours se guémente à tous étrangers de la venue des coquecigrues, espérant certainement, selon la prophétie de la vieille, être à leur venue réintégré en son royaume.
Après leur retraite, Gargantua premièrement recensa les gens, et trouva que peu d’iceux étaient péris en la bataille, savoir est quelques gens de pied de la bande du capitaine Tolmère, et Ponocrates, qui avait un coup d’arquebuse en son pourpoint. Puis les fit rafraichir chacun par sa bande, et commanda ès trésoriers que ce repas leur fût défrayé et payé, et que l’on ne fit outrage quelconque en la ville, vu qu’elle était sienne, et après leur repas, ils comparussent en la place devant le château, et là seraient payés pour six mois. Ce que fut fait : puis fit convenir devant soi en ladite place tous ceux qui là restaient de la part de Picrochole, esquels, présents tous ses princes et capitaines, parla comme s’ensuit.
LA CONCION QUE FIT GARGANTUA ÈS VAINCUS.
« Nos pères, aïeux et ancêtres de toute mémoire ont été de ce sens et cette nature que, des batailles par eux consommées, ont pour signe mémorial des triomphes et victoires plus volontiers érigé trophées et monuments ès cœurs des vaincus, par grâce, que ès terres par eux conquêtées, par architecture, car plus estimaient la vive souvenance des humains acquise par libéralité que la mute inscription des arcs, colonnes et pyramides sujette ès calamités de l’air et envie d’un chacun.
« Souvenir assez vous peut de la mansuétude dont ils usèrent envers les Bretons, à la journée de Saint-Aubin-du-Cormier et à la démolition de Parthenay. Vous avez entendu, et entendant admirez le bon traitement qu’ils firent ès barbares de Spagnola qui avaient pillé, dépopulé et saccagé les fins maritimes d’Olonne et Talmondais. Tout ce ciel a été rempli des louanges et gratulations que vous-mêmes et vos pères fites lorsque Alpharbal, roi de Canarre, non assouvi de ses fortunes, envahit furieusement le pays d’Aunis, exerçant la piratique en toutes les îles Armoriques et régions confines. Il fut, en juste bataille navale, pris et vaincu de mon père, auquel Dieu soit garde et protecteur. Mais quoi ? Au cas que les autres rois et empereurs, voire qui se font nommer catholiques, l’eussent misérablement traité, durement emprisonné, et rançonné extrêmement, il le traita courtoisement, amiablement, le logea avec soi en son palais et, par incroyable débonnaireté, le renvoya en sauf-conduit, chargé de dons, chargé de grâces, chargé de toutes offices d’amitié.
« Qu’en est-il avenu ? Lui retourné en ses terres, fit assembler tous les princes et états de son royaume, leur exposa l’humanité qu’il avait en nous connue, et les pria sur ce délibérer, en façon que le monde y cût exemple, comme avait jà en nous de gracieuseté honnête, aussi en eux de honnêteté gracieuse. Là fut décrété, par consentement unanime, que l’on offrirait entièrement leurs terres, domaines et royaume, à en faire selon notre arbitre.
« Alpharbal, en propre personne, soudain retourna avec neuf mille trente et huit grandes naufs onéraires, menant non seulement les trésors de sa maison et lignée royale, mais presque de tout le pays, car soi embarquant pour faire voile au vent vesten nord est, chacun à la foule jetait dedans icelles or, argent, bagues, joyaux, épiceries, drogues et odeurs aromatiques, papegais, pélicans, guenons, civettes, genettes, porc-épics. Point n’était fils de bonne mère réputé qui dedans ne jetât ce qu’avait de singulier.
« Arrivé que fut, voulait baiser les pieds de mon dit père : le fait fut estimé indigne et ne fut toléré, ains fut embrassé socialement ; offrit ses présents : ils ne furent reçus, par trop être excessifs ; se donna mancipe et serf volontaire, soi et sa postérité : ce ne fut accepté, par ne sembler équitable ; céda, par le décret des états, ses terres et royaume, offrant la transaction et transport signé, scellé et ratifié de tous ceux qui faire le devaient : ce fut totalement refusé et les contrats jetés au feu. La fin fut que mon dit père commença lamenter de pitié et pleurer copieusement, considérant le franc vouloir et simplicité des Canarriens, et par mots exquis et sentences congrues, diminuait le bon tour qu’il leur avait fait, disant ne leur avoir fait bien qui fût à l’estimation d’un bouton, et, si rien d’honnêteté leur avait montré, il était tenu de ce faire. Mais tant plus l’augmentait Alpharbal.
« Quelle fut l’issue ? En lieu que, pour sa rançon, prise à toute extrémité, eussions pu tyranniquement exiger vingt fois cent mille écus, et retenir pour otagers ses enfants ainés, ils se sont faits tributaires perpétuels, et obligés nous bailler par chacun an deux millions d’or affiné à vingt-quatre carats. Ils nous furent l’année première ici payés ; la seconde, de franc vouloir, en payèrent xxiij cents mille écus ; la tierce, xxvj cents mille ; la quarte, trois millions, et tant toujours croissant de leur bon gré que serons contraints leur inhiber de rien plus nous apporter. C’est la nature de gratuité, car le temps, qui toute chose ronge et diminue, augmente et accroît les bienfaits, parce qu’un bon tour, libéralement fait à homme de raison, croît continuement par noble pensée et remembrance. Ne voulant donc aucunement dégénérer de la débonnaireté héréditaire de mes parents, maintenant je vous absous et délivre, et vous rends francs et libères comme par avant.
« D’abondant, serez à l’issue des portes payés chacun pour trois mois, pour vous pouvoir retirer en vos maisons et familles, et vous conduiront en saulveté six cents hommes d’armes et huit mille hommes de pied sous la conduite de mon écuyer Alexandre, afin que par les paysans ne soyez outragés. Dieu soit avec vous. Je regrette de tout mon cœur que n’est ici Picrochole, car je lui eusse donné à entendre que, sans mon vouloir, sans espoir d’accroître ni mon bien ni mon nom, était faite cette guerre. Mais puisqu’il est éperdu et ne sait-on où ni comment est évanoui, je veux que son royaume demeure entier à son fils, lequel par ce qu’est par trop bas d’âge (car il n’a encore cinq ans accomplis) sera gouverné et instruit par les anciens princes et gens savants du royaume. Et par autant qu’un royaume ainsi désolé serait facilement ruiné si on ne réfrénait la convoitise et avarice des administrateurs d’icelui, j’ordonne et veux que Ponocrates soit sur tous ses gouverneurs entendant, avec autorité à ce requise, et assidu avec l’enfant jusques à ce qu’il le connaîtra idoine de pouvoir par soi régir et régner.
« Je considère que facilité trop énervée et dissolue de pardonner ès malfaisants leur est occasion de plus légèrement derechef mal faire, par cette pernicieuse confiance de grâce. Je considère que Moise, le plus doux homme qui de son temps fût sur la terre, aigrement punissait les mutins et séditieux on peuple d’Israel. Je considère que Jules César, empereur tant débonnaire que de lui dit Cicéron que sa fortune rien plus souverain n’avait sinon qu’il pouvait, et sa vertu meilleur n’avait sinon qu’il voulait toujours sauver et pardonner à un chacun, icelui toutefois, ce nonobstant, en certains endroits punit rigoureusement les auteurs de rébellion.
« À ces exemples, je veux que me livrez avant le départir, premièrement ce beau Marquet, qui a été source et cause première de cette guerre par sa vaine outrecuidance ; secondement, ses compagnons fouaciers, qui furent négligents de corriger sa tête folle sur l’instant ; et finalement tous les conseillers, capitaines, officiers et domestiques de Picrochole, lesquels l’auraient incité, loué, ou conseillé de sortir ses limites pour ainsi nous inquiéter. »
COMMENT LES VICTEURS GARGANTUISTES FURENT RÉCOMPENSÉS APRÈS LA BATAILLE.
Cette concion faite par Gargantua, furent livrés les séditieux par lui requis, exceptés Spadassin, Merdaille et Menuail, lesquels étaient fuis six heures devant la bataille, l’un jusques au col de Laignel, d’une traite, l’autre jusques au val de Vire, l’autre jusques à Logroine, sans derrière soi regarder ni prendre haleine par chemin, et deux fouaciers, lesquels périrent en la journée. Autre mal ne leur fit Gargantua, sinon qu’il les ordonna pour tirer les presses à son imprimerie, laquelle il avait nouvellement instituée.
Puis ceux qui là étaient morts, il fit honorablement inhumer en la vallée des Noirettes et au camp de Brûlevieille. Les navrés il fit panser et traiter en son grand nosocome. Après, avisa ès dommages faits en la ville et habitants, et les fit rembourser de tous leurs intérêts, à leur confession et serment, et y fit bâtir un fort château, y commettant gens et guet, pour à l’avenir mieux soi défendre contre les soudaines émeutes. Au départir, remercia gracieusement tous les soudards de ses légions, qui avaient été à cette défaite, et les renvoya hiverner en leurs stations et garnisons, exceptés aucuns de la légion décumane lesquels il avait vu en la journée faire quelques prouesses, et les capitaines des bandes, lesquels il amena avec soi devers Grandgousier.
À la vue et venue d’iceux, le bon homme fut tant joyeux que possible ne serait le décrire. Adonc leur fit un festin le plus magnifique, le plus abondant, et le plus délicieux que fût vu depuis le temps du roi Assuère. À l’issue de table, il distribua à chacun d’iceux tout le parement de son buffet, qui était au poids de dix huit cents mille quatorze besants d’or, en grands vases d’antique, grands pots, grands bassins, grands tasses, coupes, potets, candélabres, calathes, nacelles, violiers, drageoirs et autre telle vaisselle toute d’or massif, outre la pierrerie, émail et ouvrage, qui par estime de tous excédait en prix la matière d’iceux. Plus, leur fit compter de ses coffres à chacun douze cents mille écus comptants, et d’abondant à chacun d’iceux donna à perpétuité (excepté s’ils mouraient sans hoirs) ses châteaux et terres voisines, selon que plus leur étaient commodes. À Ponocrates donna la Roche-Clermaud ; à Gymnaste, le Coudray ; à Eudémon, Montpensier ; le Rivau, à Tolmère ; à Ithybole, Montsoreau ; à Acamas, Cande ; Varennes à Chironacte ; Gravot à Sébaste ; Quinquenais à Alexandre ; Ligré à Sophrone, et ainsi de ses autres places.
COMMENT GARGANTUA FIT BÂTIR POUR LE MOINE L’ABBAYE DE THÉLÈME.
Restait seulement le moine à pourvoir, lequel Gargantua voulait faire abbé de Seuillé, mais il le refusa. Il lui voulut donner l’abbaye de Bourgueil ou de Saint-Florent, laquelle mieux lui duirait, ou toutes deux, s’il les prenait à gré. Mais le moine lui fit réponse péremptoire que de moines il ne voulait charge ni gouvernement : « Car comment, disait-il, pourrai-je gouverner autrui, qui moi-même gouverner ne saurais ? S’il vous semble que je vous aie fait, et que puisse à l’avenir faire service agréable, octroyez-moi de fonder une abbaye à mon devis. » La demande plut à Gargantua, et offrit tout son pays de Thélème, jouxte la rivière de Loire, à deux lieues de la grande forêt du Port-Huault, et requit à Gargantua qu’il instituât sa religion au contraire de toutes autres.
« Premièrement donc, dit Gargantua, il n’y faudra jà bâtir murailles au circuit, car toutes autres abbayes sont fièrement murées.
— Voire, dit le moine, et non sans cause : où mur y a, et devant, et derrière, y a force murmure, envie, et conspiration mutue… »
Davantage, vu que en certains couvents de ce monde est en usance que si femme aucune y entre (j’entends des prudes et pudiques), on nettoie la place par laquelle elles ont passé, fut ordonné que si religieux ou religieuses y entrait par cas fortuit, on nettoierait curieusement tous les lieux par lesquels auraient passé, et parce que ès religions de ce monde tout compassé, limité et réglé par heures, fut décrété que là ne serait horloge, ni cadran aucun. Mais, selon les occasions et opportunités, seraient toutes les œuvres dispensées : « Car, disait Gargantua, la plus vraie perte du temps qu’il sût était de compter les heures. Quel bien en vient-il ? et la plus grande rêverie du monde était soi gouverner au son d’une cloche, et non au dicté de bon sens et entendement. »
Item, parce qu’en icelui temps on ne mettait en religion des femmes, sinon celles qu’étaient borgnes, boiteuses, bossues, laides, défaites, folles, insensées, maléficiées et tarées, ni les hommes, sinon catarrés, mal nés, niais et empêche de maison…
« À propos, dit le moine, une femme qui n’est ni belle ni bonne, à quoi vaut toile ?
— À mettre en religion, dit Gargantua.
— Voire, dit le moine, et à faire des chemises. »
— … fut ordonné que là ne seraient reçues, sinon les belles, bien formées et bien naturées, et les beaux, bien formés et bien naturés.
Item, parce que ès couvents des femmes n’entraient les hommes, sinon à l’emblée et clandestinement, fut décrété que jà ne seraient là les femmes au cas que n’y fussent les hommes, ni les hommes en cas qui n’y fussent les femmes.
Item, parce que tant hommes que femmes, une fois reçues en religion, après l’an de probation, étaient forcés et astreints y demeurer perpétuellement leur vie durante, fut établi que tant hommes que femmes là reçus sortiraient quand bon leur semblerait, franchement et entièrement.
Item, parce que ordinairement les religieux faisaient trois vœux, savoir est de chasteté, pauvreté et obédience, fut constitué que là honorablement on pût être marié, que chacun fût riche et vécût en liberté. Au regard de l’âge légitime, les femmes y étaient reçues depuis dix jusques à quinze ans, les hommes, depuis douze jusques à dix et huit.
COMMENT FUT BÂTIE ET DOTÉE L’ABBAYE DES THÉLÉMITES.
Pour le bâtiment et assortiment de l’abbaye, Gargantua fit livrer de comptant vingt et sept cents mille huit cents trente et un moutons à la grand’laine, et par chacun an, jusques à ce que le tout fût parfait, assigna sur la recette de la Dive seize cents soixante et neuf mille écus au soleil, et autant à l’étoile poussinière. Pour la fondation et entretènement d’icelle, donna à perpétuité vingt trois cents soixante neuf mille cinq cents quatorze nobles à la rose de rente foncière, indemnés, amortis et solvables par chacun an à la porte de l’abbaye, et de ce, leur passa belles lettres.
Le bâtiment fut en figure hexagone, en telle façon qu’à chacun angle était bâtie une grosse tour ronde, à la capacité de soixante pas en diamètre, et étaient toutes pareilles en grosseur et portrait. La rivière de Loire découlait sur l’aspect de septentrion. Au pied d’icelle était une des tours assise, nommée Artice. En tirant vers l’orient était une autre nommée Calaer. L’autre en suivant, Anatole ; l’autre après, Mésembrine ; l’autre après, Hespérie ; la dernière, Crière. Entre chacune tour était espace de trois cents douze pas. Le tout bâti à six étages, comprenant les caves sous terre pour un. Le second était voûté à la forme d’une anse de panier, le reste était embrunché de gui de Flandres à forme de culs-de-lampes. Le dessus couvert d’ardoise fine, avec l’endossure de plomb, à figures de petits mannequins et animaux bien assortis et dorés, avec les gouttières qui issaient hors la muraille entre les croisées, peintes en figure diagonale d’or et azur jusques en terre, où finissaient en grands échenaux, qui tous conduisaient en la rivière par-dessous le logis.
Ledit bâtiment était cent fois plus magnifique que n’est Bonivet, ni Chambourg, ni Chantilly ; car en icelui étaient neuf mille trois cents trente et deux chambres, chacune garnie d’arrière-chambre, cabinet, garde-robe, chapelle, et issue en une grande salle. Entre chacune tour, au milieu dudit corps de logis, était une vis brisée dedans icelui même corps, de laquelle les marches étaient part de porphyre, part de pierre numidique, part de marbre serpentin, longues de xxij pieds ; l’épaisseur était de trois doigts, l’assiette par nombre de douze entre chacun repos. En chacun repos étaient deux beaux arceaux d’antique, par lesquels était reçue la clarté, et par iceux on entrait en un cabinet fait à claire voie, de largeur de la dite vis, et montait jusques au-dessus la couverture, et là finissait en pavillon. Par icelle vis on entrait de chacun côté en une grande salle, et des salles ès chambres.
Depuis la tour Artice jusques à Crière étaient les belles grandes librairies en grec, latin, hébreu, français, toscan et espagnol, disparties par les divers étages selon iceux langages. Au milieu était une merveilleuse vis, de laquelle l’entrée était par le dehors du logis en un arceau large de six toises. Icelle était faite en telle symétrie et capacité que six hommes d’armes, la lance sur la cuisse, pouvaient de front ensemble monter jusques au dessus de tout le bâtiment.
Depuis la tour Anatole jusques à Mésembrine étaient belles grandes galeries, toutes peintes des antiques prouesses, histoires et descriptions de la terre. Au milieu était une pareille montée et porte, comme avons dit, du côté de la rivière. Sur icelle porte était écrit en grosses lettres antiques ce que s’en suit :
Ci n’entrez pas, hypocrites, bigots,
Vieux matagots marmiteux boursouflés,
Torcous, badauds, plus que n’étaient les Goths,
Ni Ostrogoths, précurseurs des magots ;
Hères, cagots, cafards empantouflés,
Gueux mitouflés, frapparts écorniflés.
Beffés, enflés, fagoteurs de tabus,
Tirez ailleurs pour vendre vos abus…
COMMENT ÉTAIT LE MANOIR DES THÉLÉMITES.
Au milieu de la basse-cour était une fontaine magnifique, de bel albâtre ; au dessus, les trois Grâces, avec cornes d’abondance, et jetaient l’eau par les mamelles, bouche, oreilles, yeux et autres ouvertures du corps. Le dedans du logis sur ladite basse-cour était sur gros piliers de cassidoine et porphyre, à beaux arcs d’antique, au dedans desquels étaient belles galeries longues et amples, ornées de peintures et cornes de cerfs, licornes, rhinocéros, hippopotames, dents d’éléphants, et autres choses spectables. Le logis des dames comprenait depuis la tour Artice jusques à la porte Mésembrine. Les hommes occupaient le reste. Devant ledit logis des dames, afin qu’elles eussent l’ébattement, entre les deux premières tours, au dehors, étaient les lices, l’hippodrome, le théâtre et natatoires, avec les bains mirifiques à triple solier, bien garnis de tous assortiments et foison d’eau de myrrhe.
Jouxte la rivière était le beau jardin de plaisance ; au milieu d’icelui, le beau labyrinthe. Entre les deux autres tours étaient les jeux de paume et de grosse balle. Du côté de la tour Crière était le verger, plein de tous arbres fruitiers, toutes ordonnées en ordre quinconce. Au bout était le grand parc, foisonnant en toute sauvagine. Entre les tierces tours étaient les buttes pour l’arquebuse, l’arc et l’arbalète. Les offices, hors la tour Hespérie, à simple étage. L’écurie au-delà des offices. La fauconnerie au-devant d’icelles, gouvernée par asturciers bien experts en l’art, et était annuellement fournie par les Candiens, Vénitiens et Sarmates, de toutes sortes d’oiseaux paragons, aigles, gerfauts, autours, sacres, laniers, faucons, éperviers, émerillons et autres, tant bien faits et domestiqués que, partants du château pour s’ébattre ès champs, prenaient tout ce que rencontraient. La vénerie était un peu plus loin, tirant vers le parc.
Toutes les salles, chambres et cabinets, étaient tapissés en diverses sortes, selon les saisons de l’année. Tout le pavé était couvert de drap vert. Les lits étaient de broderie. En chacune arrière-chambre était un miroir de cristallin, enchâssé en or fin, au tour garni de perles, et était de telle grandeur qu’il pouvait véritablement représenter toute la personne. À l’issue des salles du logis des dames, étaient les parfumeurs et testonneurs, par les mains desquels passaient les hommes quand ils visitaient les dames. Iceux fournissaient par chacun matin les chambres des dames d’eau rose, d’eau de naphe et d’eau d’ange, et à chacune la précieuse cassolette vaporante de toutes drogues aromatiques.
COMMENT ÉTAIENT RÉGLÉS LES THÉLÉMITES À LEUR MANIÈRE DE VIVRE.
Toute leur vie était employée, non par lois, statuts ou règles, mais selon leur vouloir et franc arbitre. Se levaient du lit quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient quand le désir leur venait. Nul ne les éveillait, nul ne les parforçait ni à boire, ni à manger, ni à faire chose autre quelconques. Ainsi l’avait établi Gargantua. En leur règle n’était que cette clause :
FAIS CE QUE TU VOUDRAS,
parce que gens libères, bien nés, bien instruits, conversants en compagnies honnêtes, ont par nature un instinct et aiguillon qui toujours les pousse à faits vertueux et retire de vice, lequel ils nommaient honneur. Iceux, quand par vile subjection et contrainte sont déprimés et asservis, détournent la noble affection par laquelle à vertu franchement tendaient, à déposer et enfreindre ce joug de servitude, car nous entreprenons toujours choses défendues et convoitons ce que nous est dénié.
Par cette liberté, entrèrent en louable émulation de faire tous ce qu’à un seul voyaient plaire. Si quelqu’un ou quelqu’une disait Buvons, tous buvaient. Si disait : « Jouons, » tous jouaient. Si disait : « Allons à l’ébat ès champs, tous y allaient. Si c’était pour voler ou chasser, les dames, montées sur belles haquenées, avec leur palefroi gorrier, sur le poing mignonnement engantelé portaient chacune ou un épervier, ou un laneret, ou un émerillon ; les hommes portaient les autres oiseaux.
Tant noblement étaient appris, qu’il n’était entre eux celui ni celle qui ne sût lire, écrire, chanter, jouer d’instruments harmonieux, parler de cinq à six langages, et en iceux composer, tant en carme qu’en oraison solue. Jamais ne furent vus chevaliers tant preux, tant galants, tant dextres à pied et à cheval, plus verts, mieux remuants, mieux maniants tous bâtons, que là étaient. Jamais ne furent vues dames tant propres, tant mignonnes, moins fâcheuses, plus doctes à la main, à l’aiguille, à tout acte mulièbre honnête et libre, que là étaient. Par cette raison quand le temps venu était que aucun d’icelle abbaye, ou à la requête de ses parents, ou pour autre cause, voulût issir hors, avec soi il emmenait une des dames, celle laquelle l’aurait pris pour son dévot, et étaient ensemble mariés, et si bien avaient vécu à Thélème en dévotion et amitié, encore mieux la continuaient-ils en mariage, d’autant s’entr’aimaient-ils à la fin de leurs jours comme le premier de leurs noces…
"Gargantua" raconte les aventures d'un géant nommé Gargantua, depuis sa naissance jusqu'à ses exploits adultes. Né après une grossesse de onze mois, Gargantua arrive au monde en criant "À boire !" et manifeste rapidement une immense soif de connaissances et de nourriture. Il est élevé dans un environnement festif où boire et manger sont au centre de la vie sociale. Sa mère, Gargamelle, donne naissance à Gargantua dans des circonstances grotesques après avoir mangé un énorme festin de tripes.
Grandgousier, son père, décide de lui offrir la meilleure éducation possible. Cependant, les premiers précepteurs de Gargantua se révèlent inefficaces, l'immergeant dans des études longues et stériles. Finalement, un nouvel enseignant, Ponocrates, prend en charge son éducation et l'emmène à Paris pour découvrir les méthodes modernes d'enseignement.
L'histoire de Gargantua est marquée par une série de faits burlesques et satiriques qui critiquent les institutions éducatives, religieuses et politiques de l'époque. Rabelais utilise l'humour et l'exagération pour aborder des thèmes sérieux comme l'humanisme, l'éducation et la liberté. L'œuvre est célèbre pour son style inventif et son utilisation ludique de la langue française, combinant des registres variés et inventant des mots. "Gargantua" est à la fois une satire sociale et une célébration de l'esprit humaniste de la Renaissance.
17 mars 2025 12:38
L’ÉTHIQUE
PREMIÈRE PARTIE
DE DIEU
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[13]
DÉFINITIONS
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III. – PAR SUBSTANCE, J’ENTENDS CE QUI EST EN SOI ET EST CONÇU PAR SOI, C’EST-A-DIRE CE DONT LE CONCEPT N’A PAS BESOIN DU CONCEPT D’UNE AUTRE CHOSE, DUQUEL IL DOIVE ÊTRE FORMÉ.
[14]
EXPLICATION
Je dis absolument infini, et non pas seulement en son genre ; car de ce qui est infini seulement en son genre, nous pouvons nier une infinité d’attributs ; mais pour ce qui est absolument infini, tout ce qui exprime une essence et n’enveloppe aucune négation appartient à son essence.
VII. – CETTE CHOSE SERA DITE LIBRE, QUI EXISTE D’APRÈS LA SEULE NÉCESSITÉ DE SA NATURE ET EST DÉTERMINÉE PAR SOI SEULE A AGIR. D’AUTRE PART, CETTE CHOSE SERA DITE NÉCESSAIRE, OU PLUTÔT CONTRAINTE, QUI EST DÉTERMINÉE PAR UNE AUTRE A EXISTER ET A PRODUIRE UN EFFET SELON UNE RAISON CERTAINE ET DÉTERMINÉE.
VIII. – PAR ÉTERNITÉ, J’ENTENDS L’EXISTENCE ELLE-MÊME, EN TANT QU’ELLE EST CONÇUE COMME SUIVANT NÉCESSAIREMENT DE LA SEULE DÉFINITION D’UNE CHOSE ÉTERNELLE.
EXPLICATION
Une telle existence, en effet, est conçue comme vérité éternelle, de même que l’essence de la chose, et c’est pourquoi elle ne peut être expliquée par la durée ou le temps, encore que la durée soit conçue comme n’ayant ni commencement ni fin.
AXIOMES
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[15]
III. – D’UNE CAUSE DÉTERMINÉE DONNÉE, SUIT NÉCESSAIREMENT UN EFFET, ET AU CONTRAIRE, SI NULLE CAUSE DÉTERMINÉE N’EST DONNÉE, IL EST IMPOSSIBLE QU’UN EFFET SUIVE.
VII. – TOUT CE QUI PEUT ÊTRE CONÇU COMME NON EXISTANT, SON ESSENCE N’ENVELOPPE PAS L’EXISTENCE.
PROPOSITION I
La substance est antérieure par nature à ses affections.
DÉMONSTRATION
Cela est évident d’après les définitions 3 et 5.
PROPOSITION II
Deux substances ayant des attributs différents n’ont rien de commun entre elles.
DÉMONSTRATION
Cela est évident d’après la définition 3. Chacune, en effet, doit exister en soi et doit être conçue par soi, autrement dit le concept de l’une n’enveloppe pas le concept de l’autre.
PROPOSITION III
Des choses qui n’ont rien de commun entre elles, l’une ne peut être la cause de l’autre.
[16]
DÉMONSTRATION
Si elles n’ont rien de commun l’une avec l’autre, donc (selon l’axiome 5) elles ne peuvent être comprises l’une par l’autre, et par conséquent (selon l’axiome 4) l’une ne peut être la cause de l’autre. C.Q.F.D.
PROPOSITION IV
Deux ou plusieurs choses distinctes se distinguent entre elles ou d’après la diversité des substances, ou d’après la diversité des affections de ces substances.
DÉMONSTRATION
Toutes les choses qui sont, sont ou bien en soi, ou bien en autre chose (selon l’axiome 1), c’est-à-dire (selon les définitions 3 et 5) que rien n’est donné hors de l’entendement, à part les substances et leurs affections. Rien donc n’est donné hors de l’entendement, par quoi plusieurs choses peuvent se distinguer entre elles, à part les substances, ou, ce qui est la même chose (selon la définition 4), leurs attributs et leurs affections. C.Q.F.D.
PROPOSITION V
Dans la Nature des choses, ne peuvent être données deux ou plusieurs substances de même nature ou attribut.
DÉMONSTRATION
Si plusieurs substances distinctes étaient données, elles devraient se distinguer entre elles ou d’après la diversité des attributs, ou d’après la diversité des affections (selon la proposition précédente). Si c’est seulement d’après la diversité des attributs, on accordera donc qu’il n’en est donné qu’une de même attribut. Si, d’autre part, c’est d’après la diversité des affections, comme la substance est [17] antérieure par nature à ses affections (selon la proposition 1), celles-ci donc étant laissées de côté, et la substance étant considérée en soi, c’est-à-dire (selon la définition 3 et l’axiome 6) considérée de façon vraie, elle ne pourra être conçue comme distincte d’une autre, c’est-à-dire (selon la proposition précédente) que plusieurs substances ne pourront être données, mais une seulement. C.Q.F.D.
PROPOSITION VI
Une substance ne peut être produite par une autre substance.
DÉMONSTRATION
Dans la Nature des choses, ne peuvent être données deux substances de même attribut (selon la proposition précédente), c’est-à-dire (selon la proposition 2) qui aient entre elles quelque chose de commun. Par conséquent (selon la proposition 3), l’une ne peut être la cause de l’autre, autrement dit l’une ne peut être produite par l’autre. C.Q.F.D.
COROLLAIRE
Il suit de là qu’une substance ne peut être produite par autre chose. Car dans la Nature des choses, rien n’est donné à part les substances et leurs affections, comme il est évident d’après l’axiome 1 et les définitions 3 et 5. Or une substance ne peut être produite par une autre (selon la proposition précédente). Donc, absolument, une substance ne peut être produite par autre chose. C.Q.F.D.
AUTRE DÉMONSTRATION
Cela se démontre encore plus facilement par l’absurde du contradictoire. Car, si une substance pouvait être produite par autre chose, sa connaissance devrait dépendre de la connaissance de sa cause (selon l’axiome 4) ; et par [18] conséquent (selon la définition 3) elle ne serait pas une substance.
PROPOSITION VII
À la nature de la substance, il appartient d’exister.
DÉMONSTRATION
Une substance ne peut être produite par autre chose (selon le corollaire de la proposition précédente) ; elle sera donc cause de soi, c’est-à-dire (selon la définition 1) que son essence enveloppe nécessairement l’existence, autrement dit il appartient à sa nature d’exister. C.Q.F.D.
PROPOSITION VIII
Toute substance est nécessairement infinie.
DÉMONSTRATION
La substance de quelque attribut ne peut être qu’unique (selon la proposition 5), et il appartient à sa nature d’exister (selon la proposition 7). Il sera donc de sa nature d’exister ou comme finie, ou comme infinie. Or ce ne peut être comme finie. Car (selon la définition 2) elle devrait être limitée par une autre de même nature, qui devrait aussi nécessairement exister (selon la proposition 7) ; par conséquent seraient données deux substances de même attribut, ce qui est absurde (selon la proposition 5). Elle existe donc comme infinie. C.Q.F.D.
SCOLIE I
Comme le fini est en réalité une négation partielle, et l’infini l’affirmation absolue de l’existence de quelque nature, il suit donc de la seule proposition 7 que toute substance doit être infinie.
[19]
SCOLIE II
Je ne doute pas qu’à tous ceux qui jugent confusément des choses, et qui n’ont pas accoutumé de connaître les choses par leurs causes premières, il ne soit difficile de concevoir la démonstration de la proposition 7 ; parce que, certes, ils ne distinguent pas entre les modifications des substances et les substances elles-mêmes, et qu’ils ne savent pas comment les choses se produisent. D’où il provient que le principe qu’ils voient aux choses de la nature, ils l’appliquent aux substances. Ceux qui, en effet, ignorent les vraies causes des choses, confondent tout et, sans aucune opposition de leur esprit, se figurent que les arbres parlent comme les hommes, et imaginent que les hommes sont engendrés de pierres aussi bien que de semence, et que toutes formes quelconques se changent en d’autres quelconques. Ainsi encore, ceux qui confondent la nature divine avec l’humaine, attribuent facilement à Dieu les sentiments humains, aussi longtemps surtout qu’ils ignorent encore comment les sentiments se produisent dans l’esprit. Si, au contraire, les hommes portaient leur attention sur la nature de la substance, ils ne douteraient nullement de la vérité de la proposition 7 ; bien plus, cette proposition serait pour tous un axiome et serait comptée parmi les notions communes. Car, par substance, ils entendraient ce qui est en soi et est conçu par soi, c’est-à-dire ce dont la connaissance n’a pas besoin de la connaissance d’une autre chose ; par modifications d’autre part, ce qui est en autre chose, et desquelles le concept est formé du concept de la chose en quoi elles sont. C’est pourquoi nous pouvons avoir des idées vraies de modifications non existantes ; en effet, quoiqu’elles n’existent pas en acte hors de l’entendement, leur essence cependant est comprise en une autre chose, de telle sorte qu’elles peuvent être conçues par cette chose. Mais la vérité des substances, hors de l’entendement, ne réside qu’en elles-mêmes, parce qu’elles sont conçues par elles-mêmes. Si [20] donc quelqu’un disait qu’il a une idée claire et distincte, c’est-à-dire vraie, d’une substance, et qu’il doute néanmoins si une telle substance existe, ce serait en vérité comme s’il disait qu’il a une idée vraie et qu’il doute néanmoins si elle est fausse (comme il devient manifeste à qui fait suffisamment attention) ; ou bien, si quelqu’un estime qu’une substance est créée, il estime par là même qu’une idée fausse est devenue vraie, et certes rien de plus absurde ne peut être conçu ; et par conséquent, il faut nécessairement convenir que l’existence d’une substance, de même que son essence, est une vérité éternelle. Et de là nous pouvons conclure d’une autre façon qu’il ne peut être donné qu’une substance unique de même nature, ce que j’ai jugé qu’il valait la peine de montrer ici. Mais pour que je le fasse avec méthode, il faut noter :
1° Que la vraie définition de chaque chose n’enveloppe et n’exprime rien à part la nature de la chose définie. D’où il suit :
2° Que nulle définition n’enveloppe et n’exprime aucun nombre déterminé d’individus, puisqu’elle n’exprime rien d’autre que la nature de la chose définie. Par exemple, la définition du triangle n’exprime rien d’autre que la simple nature du triangle, mais non quelque nombre déterminé de triangles.
3° Il faut noter que, de chaque chose existante, il est nécessairement donné quelque cause déterminée, par laquelle elle existe.
4° Il faut enfin noter que cette cause par laquelle certaine chose existe doit, ou bien être contenue dans la nature même et la définition de la chose existante (parce que, en effet, il appartient à sa nature d’exister), ou bien être donnée en dehors d’elle.
Cela posé, il suit que, s’il existe dans la Nature quelque nombre déterminé d’individus, une cause doit nécessairement être donnée pourquoi ces individus existent, et pourquoi ni un plus grand nombre ni un plus petit. Si, par exemple, dans la Nature des choses, il existe 20 hommes [21] (que, pour plus de clarté, je suppose exister en même temps, sans que d’autres aient existé antérieurement dans la Nature), il ne suffira pas (pour rendre précisément raison pourquoi 20 hommes existent) de montrer la cause de la nature humaine en général ; mais il sera nécessaire en outre de montrer la cause pour laquelle il n’en existe ni plus ni moins de 20, puisque (selon la remarque 3) une cause doit être nécessairement donnée pourquoi chacun d’eux existe. Or cette cause (selon les remarques 2 et 3) ne peut être contenue dans la nature humaine elle-même, puisque la vraie définition de l’homme n’enveloppe pas le nombre 20. Par conséquent (selon la remarque 4), la cause pourquoi ces 20 hommes existent, et par suite pourquoi chacun d’eux existe, doit être nécessairement donnée en dehors de chacun. Et c’est pourquoi il faut conclure absolument que, pour tout de la nature de quoi plusieurs individus peuvent exister, il doit nécessairement y avoir une cause extérieure pour laquelle ils existent. Dès lors, puisque (selon ce qui a déjà été montré dans ce scolie) il appartient à la nature de la substance d’exister, sa définition doit envelopper l’existence nécessaire, et conséquemment son existence doit être conclue de sa seule définition. Mais de sa définition (comme déjà nous l’avons montré par les remarques 2 et 3) ne peut suivre l’existence de plusieurs substances ; il suit donc de là nécessairement qu’il n’existe qu’une seule substance de même nature, comme on se proposait de le démontrer.
PROPOSITION IX
D’autant plus de réalité ou d’être possède chaque chose, d’autant plus d’attributs lui appartiennent.
DÉMONSTRATION
Cela est évident d’après la définition 4.
[22]
PROPOSITION X
Chacun des attributs d’une substance doit être conçu par soi.
DÉMONSTRATION
Un attribut est, en effet, ce que l’entendement perçoit d’une substance comme constituant son essence (selon la définition 4) ; par conséquent (selon la définition 3) il doit être conçu par soi. C.Q.F.D.
SCOLIE
Par là il apparaît que, bien que deux attributs soient conçus comme réellement distincts, c’est-à-dire l’un sans le secours de l’autre, nous n’en pouvons cependant pas conclure qu’ils constituent deux êtres, autrement dit deux substances différentes ; car il est de la nature de la substance que chacun de ses attributs soit conçu par soi, puisque tous les attributs qu’elle possède ont toujours été en même temps en elle, et que l’un n’a pu être produit par l’autre, mais que chacun exprime la réalité ou l’être de la substance. Il s’en faut donc beaucoup qu’il soit absurde d’attribuer plusieurs attributs à une seule substance. Il n’est rien, au contraire, de plus clair dans la Nature, que chaque être doive être conçu sous quelque attribut, et que, plus il possède de réalité ou d’être, plus il possède d’attributs qui expriment et la nécessité, autrement dit l’éternité, et l’infinité ; et conséquemment rien de plus clair encore que l’être absolument infini doit être nécessairement défini (comme nous l’avons dit dans la définition 6) un être qui consiste en une infinité d’attributs, dont chacun exprime une certaine essence éternelle et infinie. Que si quelqu’un demande maintenant à quel signe donc nous pourrons reconnaître la diversité des substances, qu’il lise les propositions suivantes, qui montrent qu’il n’existe dans la Nature des choses qu’une substance unique, et [23] qu’elle est absolument infinie, ce pourquoi on chercherait en vain le signe en question.
PROPOSITION XI
Dieu, autrement dit une substance consistant en une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie, existe nécessairement.
DÉMONSTRATION
Si vous niez cela, concevez, s’il est possible, que Dieu n’existe pas. Donc (selon l’axiome 7) son essence n’enveloppe pas l’existence. Or (selon la proposition 7) cela est absurde : donc Dieu existe nécessairement. C.Q.F.D.
AUTRE DÉMONSTRATION
À toute chose doit être assignée une cause ou raison, pourquoi elle existe aussi bien que pourquoi elle n’existe pas. Par exemple, si un triangle existe, une raison ou cause doit être donnée pourquoi il existe ; que s’il n’existe pas, une raison ou cause doit encore être donnée, laquelle empêche qu’il n’existe, autrement dit qui lui enlève l’existence. En outre, cette raison ou cause doit être contenue ou dans la nature de la chose, ou en dehors d’elle. Par exemple, la raison pourquoi un cercle carré n’existe pas, sa nature même l’indique, puisqu’elle enveloppe une contradiction. Pourquoi, au contraire, la substance existe, cela suit encore de sa seule nature, laquelle aussi bien enveloppe l’existence (voir la proposition 7). Mais la raison pourquoi un cercle ou un triangle existe, ou pourquoi il n’existe pas, ne suit pas de leur nature, mais de l’ordre de la Nature corporelle tout entière ; car il doit suivre de cet ordre ou bien que le triangle existe déjà nécessairement, ou bien qu’il est impossible qu’il existe déjà. Et ces choses sont évidentes par elles-mêmes. D’où il suit qu’une chose existe nécessairement, [24] dont nulle raison ni cause n’est donnée qui empêche qu’elle n’existe.
Si donc nulle raison ni cause ne peut être donnée qui empêche que Dieu n’existe, ou qui lui enlève l’existence, il faut conclure pleinement qu’il existe nécessairement. Or, si une telle raison ou cause était donnée, elle devrait être donnée ou dans la nature même de Dieu, ou en dehors d’elle, c’est-à-dire dans une autre substance de nature autre. Car si elle était de même nature, on accorderait par là même que Dieu est donné. D’autre part, une substance qui serait d’une autre nature ne pourrait avoir rien de commun avec Dieu (selon la proposition 2), et par conséquent ne pourrait ni poser son existence ni l’enlever. Puisque donc la raison ou cause qui enlèverait l’existence divine ne peut être donnée en dehors de la nature divine, elle devra nécessairement, si vraiment il n’existe pas, être donnée dans sa nature même, laquelle en conséquence envelopperait une contradiction. Or il est absurde d’affirmer cela de l’Être absolument infini et souverainement parfait ; donc ni en Dieu ni hors de Dieu aucune cause ou raison n’est donnée qui lui enlève l’existence, et par conséquent Dieu existe nécessairement. C.Q.F.D.
AUTRE DÉMONSTRATION
Ne pouvoir exister, c’est impuissance, et au contraire pouvoir exister, c’est puissance (comme il est connu de soi). Si donc ce qui existe déjà nécessairement, ce ne sont que des êtres finis, c’est donc que des êtres finis sont plus puissants que l’Être absolument infini : or cela (comme il est connu de soi) est absurde. Donc ou bien rien n’existe, ou bien l’Être absolument infini existe nécessairement aussi. Or, nous existons, ou bien en nous-mêmes, ou bien en autre chose qui existe nécessairement (voir l’axiome 1 et la proposition 7). Donc l’Être absolument infini, c’est-à-dire (selon la définition 6) Dieu, existe nécessairement. C.Q.F.D.
[25]
SCOLIE
Dans cette dernière démonstration, j’ai voulu montrer l’existence de Dieu a posteriori, afin que la démonstration fût perçue plus facilement. Mais ce n’est pas pour cela que l’existence de Dieu ne suive pas a priori de ce même principe. Car, puisque pouvoir exister, c’est puissance, il suit que plus il appartient de réalité à la nature d’une chose, plus elle a par elle-même de forces pour exister ; par conséquent l’Être absolument infini, autrement dit Dieu, a par soi-même une puissance absolument infinie d’exister, et par suite il existe absolument.
Peut-être cependant beaucoup ne pourront-ils voir facilement l’évidence de cette démonstration, parce qu’ils ont accoutumé de considérer seulement les choses qui découlent de causes extérieures ; et parmi ces choses, celles qui se produisent rapidement, c’est-à-dire qui existent facilement, ils les voient aussi périr facilement, et au contraire ils jugent plus difficiles à se produire, c’est-à-dire pas aussi faciles à exister, les choses auxquelles ils conçoivent qu’il appartient davantage. Mais, pour les délivrer de ces préjugés, je n’ai pas besoin de montrer ici dans quelle mesure est vrai cet aphorisme : ce qui se fait vite, périt vite, ni même si, eu égard à la Nature entière, toutes choses sont également faciles ou non. Il suffit de noter seulement que je ne parle pas ici de choses qui proviennent de causes extérieures, mais des seules substances, lesquelles (selon la proposition 6) ne peuvent être produites par aucune cause extérieure. Les choses, en effet, qui proviennent de causes extérieures, qu’elles consistent en un grand nombre ou en un petit nombre de parties, tout ce qu’elles possèdent de perfection, autrement dit de réalité, est dû à la vertu de la cause extérieure, et par conséquent leur existence provient de la seule perfection de la cause extérieure, et non de la leur. Au contraire, tout ce qu’une substance possède de perfection n’est dû à aucune cause extérieure ; c’est pourquoi de sa seule nature doit suivre [26] également son existence, qui aussi bien n’est rien d’autre que son essence. La perfection donc n’enlève pas l’existence d’une chose, mais au contraire la pose ; c’est l’imperfection au contraire qui l’enlève ; et par conséquent, nous ne pouvons être plus certains de l’existence d’aucune chose que de l’existence de l’Être absolument infini ou parfait, c’est-à-dire de Dieu. Car, puisque son essence exclut toute imperfection et enveloppe la perfection absolue, par là même elle enlève toute raison de douter de son existence et en donne la certitude souveraine, ce que je crois devoir être clair à qui fait preuve d’un peu d’attention.
PROPOSITION XII
Nul attribut d’une substance ne peut être conçu de façon vraie, d’où il suive que la substance puisse être divisée.
DÉMONSTRATION
Les parties, en effet, en lesquelles la substance ainsi conçue serait divisée, ou bien retiendront la nature de la substance, ou bien non.
Dans le premier cas, chaque partie (selon la proposition 8) devra être infinie et (selon la proposition 6) cause de soi, et (selon la proposition 5) devra consister en un attribut différent ; et par conséquent d’une seule substance plusieurs pourront être constituées, ce qui (selon la proposition 6) est absurde. Ajoutez que ces parties (selon la proposition 2) n’auraient rien de commun avec leur tout ; et que le tout (selon la définition 4 et la proposition 10) pourrait être et être conçu sans ses parties, ce de l’absurdité de quoi personne ne pourra douter.
Que si on pose la seconde hypothèse, à savoir que les parties ne retiendront pas la nature de la substance, alors comme la substance tout entière serait divisée en parties égales, elle perdrait sa nature de substance et cesserait d’être, ce qui (selon la proposition 7) est absurde.
[27]
PROPOSITION XIII
La substance absolument infinie est indivisible.
DÉMONSTRATION
Si, en effet, elle était divisible, les parties en lesquelles elle serait divisée, ou bien retiendront la nature de la substance absolument infinie, ou bien non. Dans le premier cas, plusieurs substances de même nature seront donc données, ce qui (selon la proposition 5) est absurde. Si on pose la seconde hypothèse, alors (comme il a été dit ci-dessus) la substance absolument infinie pourra cesser d’être, ce qui (selon la proposition 11) est également absurde.
COROLLAIRE
Il suit de là que nulle substance, et en conséquence nulle substance corporelle, en tant qu’elle est une substance, n’est divisible.
SCOLIE
Que la substance soit indivisible, on le comprend plus simplement encore de cela seul que la nature de la substance ne peut être conçue sinon comme infinie, et que par partie d’une substance on ne peut comprendre rien d’autre qu’une substance finie, ce qui (selon la proposition 8) implique une contradiction manifeste.
PROPOSITION XIV
Excepté Dieu, nulle substance ne peut être donnée ni conçue.
DÉMONSTRATION
Puisque Dieu est l’être absolument infini, dont aucun attribut qui exprime l’essence d’une substance ne peut [28] être nié (selon la définition 6), et qu’il existe nécessairement (selon la proposition 11) : si quelque substance était donnée excepté Dieu, elle devrait être expliquée par quelque attribut de Dieu, et ainsi il existerait deux substances de même attribut, ce qui (selon la proposition 5) est absurde ; et par conséquent nulle substance en dehors de Dieu ne peut être donnée, ni conséquemment être non plus conçue. Car, si elle pouvait être conçue, elle devrait nécessairement être conçue comme existante ; or cela (suivant la première partie de cette démonstration) est absurde. Donc, en dehors de Dieu, nulle substance ne peut être donnée ni conçue. C.Q.F.D.
COROLLAIRE I
Il suit de là très clairement :
1° Que Dieu est unique, c’est-à-dire (selon la définition 6) que dans la Nature des choses il n’est donné qu’une seule substance, et qu’elle est absolument infinie, comme nous l’avons déjà indiqué dans le scolie de la proposition 10.
COROLLAIRE II
Il suit :
2° Que la chose étendue et la chose pensante sont, ou des attributs de Dieu, ou (selon l’axiome 1) des affections des attributs de Dieu.
PROPOSITION XV
Tout ce qui est, est en Dieu, et rien, sans Dieu, ne peut ni être ni être conçu.
DÉMONSTRATION
Excepté Dieu, nulle substance n’est donnée ni ne peut être conçue (selon la proposition 14), c’est-à-dire (selon la définition 3) nulle chose qui est en soi et est conçue par [29] soi. Les modes, de leur côté (selon la définition 5), ne peuvent ni être ni être conçus sans la substance ; aussi ne peuvent-ils être que dans la seule nature divine, et n’être conçus que par elle seule. Or, à l’exception des substances et des modes, rien n’est donné (selon l’axiome 1). Donc rien, sans Dieu, ne peut ni être ni être conçu. C.Q.F.D.
SCOLIE
Il en est qui se figurent Dieu consistant, à l’imitation de l’homme, en un corps et en un esprit, et sujet aux passions ; mais combien ils s’éloignent de la vraie connaissance de Dieu, ce qui a déjà été démontré l’établit suffisamment. Mais je les laisse de côté : car tous ceux qui ont considéré en quelque façon la nature divine, nient que Dieu soit corporel. Ce qu’ils prouvent d’ailleurs au mieux par le fait que, par corps, nous entendons n’importe quelle quantité longue, large et profonde, limitée par une certaine figure, et que rien de plus absurde que cela ne peut être dit de Dieu, c’est-à-dire de l’Être absolument infini. En même temps toutefois, ils manifestent clairement par d’autres raisons, par lesquelles ils s’efforcent de le démontrer, qu’ils écartent entièrement de la nature divine cette substance corporelle ou étendue, et ils estiment qu’elle a été créée par Dieu. Mais par quelle puissance divine elle a pu être créée, ils l’ignorent tout à fait ; ce qui montre clairement qu’ils ne comprennent pas ce qu’ils disent eux-mêmes. Quant à moi, j’ai démontré assez clairement, du moins à mon avis (voir le corollaire de la proposition 6 et le scolie 2 de la proposition 8), que nulle substance ne peut être produite ou créée par autre chose. Puis, par la proposition 14, nous avons montré que, excepté Dieu, nulle substance ne peut être donnée ni conçue ; et de là nous avons conclu que la substance étendue est un des attributs en nombre infini de Dieu.
Mais, en vue d’une explication plus complète, je réfuterai les arguments des adversaires, qui tous se ramènent [30] à ceci : Premièrement, que la substance corporelle, en tant que substance, se compose, à ce qu’ils pensent, de parties ; et pour cette raison ils nient qu’elle puisse être infinie, et conséquemment appartenir à Dieu. Et ils expliquent cela par un grand nombre d’exemples, dont je rapporterai l’un ou l’autre. Si la substance corporelle, disent-ils, est infinie, qu’on la conçoive divisée en deux parties : chaque partie sera ou finie ou infinie. Si chaque partie est finie, l’infini se compose donc de deux parties finies, ce qui est absurde. Si chaque partie est infinie, il est donc donné un infini deux fois plus grand qu’un autre infini, ce qui est également absurde. En outre, si une quantité infinie est mesurée en parties égales à un pied, elle devra consister en une infinité de telles parties ; et de même, si elle est mesurée en parties égales à un doigt ; et par suite un nombre infini sera douze fois plus grand qu’un autre nombre infini. Enfin, si d’un point appartenant à quelque quantité infime on conçoit que deux lignes, telles que AB, AC, d’abord séparées par une distance certaine et déterminée, soient prolongées à l’infini, il est certain que la distance entre B et C augmentera continûment, et de déterminée deviendra enfin indéterminable. Puisque donc ces absurdités résultent, comme le pensent les adversaires, de ce qu’on suppose une quantité infinie, ils en concluent que la substance corporelle doit être finie et conséquemment ne pas appartenir à Dieu.
Un second argument est tiré aussi de la souveraine perfection de Dieu. Dieu, en effet, disent-ils, comme il est l’être souverainement parfait, ne peut pâtir ; or la substance corporelle, puisqu’elle est divisible, peut pâtir : il suit donc qu’elle n’appartient pas à l’essence de Dieu.
Tels sont les arguments que je trouve chez les auteurs, par lesquels ils s’efforcent de montrer que la substance corporelle est indigne de la nature divine et ne peut lui [31] appartenir. Mais en vérité, si l’on veut bien y porter attention, on se rendra compte que j’y ai déjà répondu, puisque ces arguments se fondent seulement sur ce que l’on suppose la substance corporelle composée de parties, ce que j’ai déjà montré (par la proposition 12 avec le corollaire de la proposition 13) être absurde. Ensuite, si quelqu’un veut examiner la question comme il faut, il verra que toutes ces conséquences absurdes (si toutefois elles sont toutes absurdes, ce dont je ne discute pas maintenant), d’où l’on veut conclure qu’une substance étendue est finie, ne découlent pas du tout de ce que l’on suppose une quantité infinie, mais de ce que l’on suppose cette quantité infinie mesurable et composée de parties finies ; c’est pourquoi, des absurdités qui suivent de là, on ne peut conclure rien d’autre, sinon qu’une quantité infinie n’est pas mesurable et qu’elle ne peut être composée de parties finies. Or c’est cela même que nous avons déjà démontré plus haut (proposition 12, etc.). Aussi le trait que nos adversaires nous destinent, ils le lancent en réalité contre eux-mêmes. Si donc, de cette absurdité qui est la leur, ils veulent cependant conclure qu’une substance étendue doit être finie, ils ne font certes rien d’autre que si quelqu’un, qui s’est figuré que le cercle possède les propriétés du carré, en conclut que le cercle n’a pas de centre d’où toutes les lignes menées jusqu’à la circonférence sont égales. Car la substance corporelle, qui ne peut être conçue, sinon comme infinie, sinon comme unique et sinon comme indivisible (voir les propositions 8, 5 et 12), pour conclure qu’elle est finie, ils la conçoivent comme composée de parties finies, comme multiple et comme divisible. De même encore, d’autres, après qu’ils se figurent une ligne comme composée de points, savent trouver de nombreux arguments pour montrer qu’une ligne ne peut être divisée à l’infini. Et certes il n’est pas moins absurde de supposer que la substance corporelle est composée de corps ou de parties, que de supposer que le corps est composé de surfaces, les surfaces de lignes, et les [32] lignes enfin de points. Et cela, tous ceux qui savent qu’une raison claire est infaillible, doivent l’avouer, et en premier lieu ceux qui nient que le vide soit donné. Car si la substance corporelle pouvait être divisée de telle sorte que ses parties fussent réellement distinctes, pourquoi donc une partie ne pourrait-elle être anéantie, les autres demeurant liées entre elles comme auparavant ? Et pourquoi doivent-elles toutes s’adapter de façon qu’il n’y ait pas de vide ? Certes, des choses qui réellement sont distinctes l’une de l’autre, l’une peut sans l’autre exister et persister dans son état. Puisque donc il n’y a pas de vide dans la Nature (de quoi il est traité ailleurs), mais que toutes les parties doivent concourir de façon qu’il n’y ait pas de vide : il suit de là encore qu’elles ne peuvent réellement se distinguer, c’est-à-dire que la substance corporelle, en tant qu’elle est substance, ne peut être divisée.
Si quelqu’un cependant vient à demander pourquoi nous sommes ainsi portés par nature à diviser la quantité, je lui réponds que la quantité est conçue par nous de deux façons, à savoir : abstraitement, autrement dit superficiellement, telle que nous l’imaginons, ou bien comme substance, ce qui ne se fait que par l’entendement. Si donc nous portons attention à la quantité telle qu’elle est dans l’imagination, ce que nous faisons souvent et le plus facilement, nous la trouverons finie, divisible et composée de parties ; si au contraire nous portons attention à ce qu’elle est pour l’entendement et la concevons en tant que substance, ce qui est le plus difficile, alors, comme nous l’avons déjà suffisamment démontré, nous la trouverons infinie, unique et indivisible. C’est ce qui sera assez manifeste à tous ceux qui savent distinguer entre l’imagination et l’entendement : surtout si l’on fait attention encore que la matière est la même partout, et que des parties ne sont distinguées en elle qu’en tant que nous la concevons comme affectée de diverses façons ; d’où il suit que ses parties ne se distinguent que d’une façon modale, mais non réellement. Par exemple, nous concevons [33] que l’eau, en tant qu’elle est de l’eau, se divise et que ses parties se séparent les unes des autres ; mais non en tant qu’elle est substance corporelle : car en tant que telle, elle ne souffre ni séparation ni division. L’eau encore, en tant qu’eau, s’engendre et se corrompt ; mais en tant que substance, elle ne s’engendre ni ne se corrompt.
Et de la sorte je pense avoir répondu aussi au second argument, puisqu’il est fondé aussi sur ce que la matière, en tant que substance, est divisible et formée de parties. Et encore qu’il n’en fût pas ainsi, je ne sais pourquoi la matière serait indigne de la nature divine, puisque (selon la proposition 14) en dehors de Dieu nulle substance ne peut être donnée, de laquelle il pâtirait. Toutes choses, dis-je, sont en Dieu, et tout ce qui se produit, se produit par les seules lois de la nature infinie de Dieu et suit de la nécessité de son essence (comme je le montrerai bientôt). Aussi ne peut-on dire sous aucun rapport que Dieu pâtit d’autre chose, ou que la substance étendue est indigne de la nature divine, encore qu’on la suppose divisible, pourvu qu’on accorde qu’elle est éternelle et infinie. Mais en voilà assez là-dessus pour le moment.
PROPOSITION XVI
De la nécessité de la nature divine doivent suivre une infinité de choses en une infinité de modes (c’est-à-dire tout ce qui peut tomber sous un entendement infini).
DÉMONSTRATION
Cette proposition doit être évidente pour quiconque, pourvu qu’il fasse attention que, de la définition donnée d’une chose quelconque, l’entendement conclut plusieurs propriétés, qui réellement suivent nécessairement de cette définition (c’est-à-dire de l’essence même de la chose), et d’autant plus nombreuses que la définition de la chose exprime plus de réalité, c’est-à-dire que l’essence de la chose définie enveloppe plus de réalité. Or, comme la [34] nature divine a une infinité absolue d’attributs (selon la définition 6), dont chacun aussi exprime une essence infinie en son genre, de sa nécessité donc doivent suivre nécessairement une infinité de choses en une infinité de modes (c’est-à-dire tout ce qui peut tomber sous un entendement infini). C.Q.F.D.
COROLLAIRE I
Il suit de là : 1° Que Dieu est la cause efficiente de toutes les choses qui peuvent tomber sous un entendement infini.
COROLLAIRE II
Il suit : 2° Que Dieu est cause par soi, et non par accident.
COROLLAIRE III
Il suit : 3° Que Dieu est absolument cause première.
PROPOSITION XVII
Dieu agit d’après les seules lois de sa nature, et sans être contraint par personne.
DÉMONSTRATION
Que de la seule nécessité de la nature divine, ou (ce qui est la même chose) que des seules lois de cette même nature suivent absolument une infinité de choses, nous venons de le montrer par la proposition 16 ; et par la proposition 15 nous avons démontré que rien ne peut être ni être conçu sans Dieu, mais que tout est en Dieu ; aussi rien ne peut être en dehors de lui, par quoi il soit déterminé ou contraint à agir, et par conséquent Dieu agit d’après les seules lois de sa nature et sans être contraint par personne. C.Q.F.D.
[35]
COROLLAIRE I
Il suit de là : 1° Qu’aucune cause n’est donnée qui, en dehors de Dieu ou en lui, l’incite à agir, excepté la perfection de sa propre nature.
COROLLAIRE II
Il suit : 2° Que Dieu seul est cause libre. Car Dieu seul existe d’après la seule nécessité de sa nature (selon la proposition 11 et le corollaire 1 de la proposition 14), et agit d’après la seule nécessité de sa nature (selon la proposition précédente). Par conséquent (selon la définition 7), il est seul cause libre. C.Q.F.D.
SCOLIE
D’autres pensent que Dieu est cause libre, parce qu’il peut, à ce qu’ils pensent, faire que les choses que nous avons dites suivre de sa nature, c’est-à-dire qui sont en son pouvoir, n’arrivent pas, autrement dit qu’elles ne soient pas produites par lui. Mais c’est de même que s’ils disaient que Dieu peut faire que de la nature du triangle il ne suive pas que ses trois angles soient égaux à deux droits, autrement dit que d’une cause donnée ne suive pas d’effet, ce qui est absurde.
En outre, je montrerai plus bas et sans le secours de cette proposition, que ni l’entendement ni la volonté n’appartiennent à la nature de Dieu. Je sais bien qu’il en est plusieurs qui pensent pouvoir démontrer qu’un entendement suprême et une libre volonté appartiennent à la nature de Dieu ; car ils disent ne rien connaître de plus parfait qu’ils puissent attribuer à Dieu, que ce qui est en nous la suprême perfection. Puis, bien qu’ils conçoivent Dieu comme souverainement intelligent en acte, ils ne croient cependant pas qu’il puisse produire à l’existence tout ce dont il a une intelligence actuelle, car ils pensent que de cette façon ils détruiraient la puissance de Dieu. [36] S’il avait créé, disent-ils, tout ce qui est dans son entendement, il n’aurait alors rien pu créer de plus, ce qu’ils croient répugner à l’omnipotence divine ; c’est pourquoi ils ont préféré admettre Dieu indifférent à tout et ne créant rien d’autre que ce que, par une certaine volonté absolue, il a décidé de créer.
Mais je pense avoir montré assez clairement (voir la proposition 16) que de la souveraine puissance de Dieu, autrement dit de sa nature infinie, une infinité de choses en une infinité de modes, c’est-à-dire toutes choses, ont nécessairement découlé ou en suivent toujours avec la même nécessité, de la même façon que de la nature du triangle il suit de toute éternité et pour l’éternité que ses trois angles égalent deux droits. C’est pourquoi la toute-puissance de Dieu a été en acte de toute éternité et demeurera pour l’éternité dans la même actualité. Et la toute-puissance de Dieu ainsi admise est, à mon avis, beaucoup plus parfaite.
Bien plus, mes adversaires (qu’il me soit permis de parler ouvertement) semblent nier la toute-puissance de Dieu. Ils sont, en effet, contraints d’avouer que Dieu a l’intelligence d’une infinité de choses susceptibles d’être créées, qu’il ne pourra cependant jamais créer. Car autrement, c’est-à-dire s’il créait tout ce dont il a l’intelligence, il épuiserait, selon eux, sa toute-puissance, et se rendrait imparfait. Donc, pour admettre que Dieu est parfait, ils en sont réduits à devoir admettre en même temps qu’il ne peut faire tout ce à quoi sa puissance s’étend, et je ne vois pas qu’on puisse imaginer quelque chose de plus absurde ou qui répugne davantage à la toute-puissance de Dieu.
En outre, pour dire ici aussi quelque chose de l’entendement et de la volonté que nous attribuons d’ordinaire à Dieu, si donc l’entendement et la volonté appartiennent à l’essence éternelle de Dieu, il faut entendre par l’un et l’autre de ces attributs autre chose certes que ce que les hommes ont généralement coutume de faire. Car l’entendement [37] et la volonté qui constitueraient l’essence de Dieu devraient différer de toute l’étendue du ciel de notre entendement et de notre volonté, et ne pourraient convenir avec eux en aucune chose à part le nom, c’est-à-dire pas autrement que conviennent entre eux le chien, signe céleste, et le chien, animal aboyant. Ce que je vais démontrer.
Si l’entendement appartient à la nature divine, il ne pourra, comme notre entendement, être par nature postérieur (ainsi que le veulent la plupart) aux choses dont on a l’intelligence, ou être en même temps qu’elles, puisque Dieu est antérieur à toutes choses par la causalité (selon le corollaire 1 de la proposition 16) ; mais au contraire, la vérité et l’essence formelle des choses est telle, parce que telle elle existe objectivement dans l’entendement de Dieu. C’est pourquoi l’entendement de Dieu, en tant qu’il est conçu comme constituant l’essence de Dieu, est réellement la cause des choses, tant de leur essence que de leur existence : ce qui paraît avoir aussi été aperçu par ceux qui ont affirmé que l’entendement de Dieu, sa volonté et sa puissance ne sont qu’une seule et même chose. Puisque donc l’entendement de Dieu est l’unique cause des choses, à savoir (comme nous l’avons montré) tant de leur essence que de leur existence, il doit nécessairement différer d’elles, tant en raison de l’essence qu’en raison de l’existence. Car ce qui est causé diffère de sa cause précisément en ce qu’il tient de sa cause. Par exemple, un homme est cause de l’existence, mais non de l’essence, d’un autre homme ; car cette essence est une vérité éternelle : et par conséquent ils peuvent certes convenir quant à l’essence, mais quant au fait d’exister ils doivent différer ; et c’est pourquoi, si l’existence de l’un périt, celle de l’autre ne périra pas en conséquence ; mais si l’essence de l’un pouvait être détruite et devenir fausse, l’essence de l’autre serait également détruite. En conséquence, une chose qui est cause et de l’essence et de l’existence de quelque effet, doit différer de cet effet tant en raison de l’essence qu’en [38] raison de l’existence. Or l’entendement de Dieu est cause et de l’essence et de l’existence de notre entendement : donc l’entendement de Dieu, en tant qu’il est conçu comme constituant l’essence divine, diffère de notre entendement tant en raison de l’essence qu’en raison de l’existence, et ne peut convenir avec lui en aucune chose à part le nom, comme nous le voulions.
En ce qui concerne la volonté, on procède de la même façon, comme chacun peut le voir aisément.
PROPOSITION XVIII
Dieu est cause immanente, mais non transitive, de toutes choses.
DÉMONSTRATION
Toutes les choses qui sont, sont en Dieu et doivent être conçues par Dieu (selon la proposition 15) ; et par conséquent (selon le corollaire 1 de la proposition 16), Dieu est cause des choses qui sont en lui ; ce qui est le premier point. D’autre part, en dehors de Dieu, ne peut être donnée aucune substance (selon la proposition 14), c’est-à-dire (selon la définition 3) aucune chose qui, en dehors de Dieu, soit en soi ; ce qui était le second point. Donc Dieu est cause immanente, mais non transitive, de toutes choses. C.Q.F.D.
PROPOSITION XIX
Dieu, autrement dit tous les attributs de Dieu sont éternels.
DÉMONSTRATION
Dieu, en effet (selon la définition 6), est une substance, qui (selon la proposition 11) existe nécessairement, c’est-à-dire (selon la proposition 7) à la nature de laquelle il appartient d’exister, autrement dit (ce qui est la même [39] chose) de la définition de laquelle il suit d’exister, et par conséquent (selon la définition 8) il est éternel.
En outre, par attributs de Dieu, il faut entendre ce qui (selon la définition 4) exprime l’essence de la substance divine, c’est-à-dire ce qui appartient à la substance : cela même, dis-je, les attributs doivent l’envelopper. Or à la nature de la substance (comme je l’ai déjà démontré par la proposition 7) appartient l’éternité ; donc chacun des attributs doit envelopper l’éternité, et par conséquent tous sont éternels. C.Q.F.D.
SCOLIE
Cette proposition est encore rendue évidente au plus haut point possible par la façon dont j’ai démontré l’existence de Dieu (proposition 11) ; de cette démonstration, dis-je, il résulte que l’existence de Dieu, comme son essence, est une vérité éternelle. En outre, j’ai démontré d’une autre façon encore (proposition 19 des Principes de Descartes[1]) l’éternité de Dieu, et il n’est pas besoin d’y revenir ici.
PROPOSITION XX
L’existence de Dieu et son essence sont une seule et même chose.
DÉMONSTRATION
Dieu (selon la proposition précédente) et tous ses attributs sont éternels, c’est-à-dire que (selon la définition 8) chacun de ses attributs exprime l’existence. Donc ces mêmes attributs de Dieu, qui (selon la définition 4) expliquent l’essence éternelle de Dieu, expliquent en même temps son existence éternelle, c’est-à-dire que cela même [40] qui constitue l’essence de Dieu constitue en même temps son existence, et par conséquent son existence et son essence sont une seule et même chose. C.Q.F.D.
COROLLAIRE I
Il suit de là : 1° Que l’existence de Dieu, de même que son essence, est une vérité éternelle.
COROLLAIRE II
Il suit : 2° Que Dieu, autrement dit tous les attributs de Dieu sont immuables. Car s’ils changeaient en raison de l’existence, ils devraient aussi (selon la proposition précédente) changer en raison de l’essence, c’est-à-dire (comme il est connu de soi) de vrais devenir faux, ce qui est absurde.
PROPOSITION XXI
Tout ce qui suit de la nature absolue d’un attribut de Dieu, a dû toujours exister et être infini, autrement dit est éternel et infini de par cet attribut.
DÉMONSTRATION
Concevez, s’il est possible (au cas où vous nieriez qu’il en soit ainsi), que, dans un attribut de Dieu, quelque chose suive de sa nature absolue, qui soit fini et ait une existence ou une durée déterminée, par exemple l’idée de Dieu dans la pensée. Or la pensée, puisqu’on suppose qu’elle est un attribut de Dieu, est nécessairement infinie par sa nature (selon la proposition 11). Mais, en tant qu’elle possède l’idée de Dieu, on la suppose finie. Or (selon la définition 2) elle ne peut être conçue comme finie, si elle n’est déterminée par la pensée elle-même. Mais elle ne peut l’être par la pensée elle-même, en tant que celle-ci constitue l’idée de Dieu : car sous ce rapport la pensée est supposée finie ; ce sera donc par la pensée, en tant qu’elle ne [41] constitue pas l’idée de Dieu, et qui cependant (selon la proposition 11) doit exister nécessairement. Il est donc donné une pensée ne constituant pas l’idée de Dieu, et, par suite, l’idée de Dieu ne suit pas nécessairement de sa nature, en tant que celle-ci est pensée absolue. (Car on la conçoit comme constituant l’idée de Dieu et comme ne la constituant pas.) Ce qui est contre l’hypothèse. Donc, si l’idée de Dieu dans la pensée, ou quelque chose que ce soit (il en va de même, quoi que l’on prenne, puisque la démonstration est universelle) suit dans un attribut de Dieu de la nécessité de la nature absolue de cet attribut, ce doit être quelque chose de nécessairement infini. Ce qui était le premier point.
D’autre part, ce qui suit ainsi de la nécessité de la nature d’un attribut ne peut avoir une durée déterminée. Car, si on le nie, que l’on suppose qu’une chose qui suit de la nécessité de la nature d’un attribut soit donnée en quelque attribut de Dieu, par exemple l’idée de Dieu dans la pensée, et que l’on suppose que cette chose n’a pas existé ou ne doive pas exister un jour. Or, comme la pensée est supposée être un attribut de Dieu, elle doit et exister nécessairement et être immuable (selon la proposition 11 et le corollaire de la proposition 20). Donc, au-delà des limites de la durée de l’idée de Dieu (laquelle aussi bien est supposée n’avoir pas existé ou ne devoir pas exister un jour), la pensée devra exister sans l’idée de Dieu. Or cela est contre l’hypothèse, car l’on suppose que, la pensée étant donnée, l’idée de Dieu en suit nécessairement. Donc l’idée de Dieu dans la pensée, ou quelque chose qui suit nécessairement de la nature absolue d’un attribut de Dieu, ne peut avoir de durée déterminée, mais est éternel, de par cet attribut même. Ce qui était le second point.
Que l’on note que cela doit être affirmé de même de toute chose qui, dans un attribut de Dieu, suit nécessairement de la nature absolue de Dieu.
[42]
PROPOSITION XXII
Toute chose qui suit d’un attribut de Dieu, en tant qu’il est modifié de telle modification qui, de par cet attribut, existe nécessairement et est infinie, doit aussi exister nécessairement et être infinie.
DÉMONSTRATION
La démonstration de cette proposition s’opère de la même façon que la démonstration de la précédente.
PROPOSITION XXIII
Tout mode qui existe nécessairement et est infini, a dû suivre nécessairement, ou de la nature absolue d’un attribut de Dieu, ou d’un attribut modifié d’une modification qui existe nécessairement et est infinie.
DÉMONSTRATION
Un mode, en effet, est en autre chose, par quoi il doit être conçu (selon la définition 5), c’est-à-dire (selon la proposition 15) qu’il est en Dieu seul et peut être conçu par Dieu seul. Si donc un mode est conçu comme existant nécessairement et comme infini, ceci, de part et d’autre, doit être nécessairement conclu ou perçu par quelque attribut de Dieu, en tant que cet attribut est conçu comme exprimant l’infinité et la nécessité de l’existence, autrement dit (ce qui revient au même selon la définition 8) l’éternité, c’est-à-dire (selon la définition 6 et la proposition 19) en tant qu’il est considéré absolument. Un mode donc qui existe nécessairement et est infini, a dû suivre de la nature absolue d’un attribut de Dieu ; et cela, ou bien immédiatement (voir à ce sujet la proposition 21), ou bien par l’intermédiaire de quelque modification qui suit de la nature absolue de cet attribut, c’est-à-dire (selon la proposition précédente) qui existe nécessairement et est infinie. C.Q.F.D.
[43]
PROPOSITION XXIV
L’essence des choses produites par Dieu n’enveloppe pas l’existence.
DÉMONSTRATION
Cela est évident d’après la définition 1. Car ce dont la nature (considérée en soi) enveloppe l’existence, est cause de soi et existe d’après la seule nécessité de sa nature.
COROLLAIRE
Il suit de là que Dieu n’est pas seulement cause que les choses commencent d’exister, mais encore qu’elles persévèrent dans l’existence, autrement dit (pour me servir d’un terme scolastique) Dieu est cause de l’être des choses. Car, soit que les choses existent, soit qu’elles n’existent pas, toutes les fois que nous portons notre attention sur leur essence, nous trouvons qu’elle n’enveloppe ni l’existence ni la durée ; par conséquent leur essence ne peut être cause ni de leur existence ni de leur durée, mais Dieu seul, à la seule nature de qui il appartient d’exister (selon le corollaire 1 de la proposition 14).
PROPOSITION XXV
Dieu n’est pas seulement cause efficiente de l’existence des choses, mais encore de leur essence.
DÉMONSTRATION
Si vous le niez, Dieu n’est donc pas cause de l’essence des choses, et par conséquent (selon l’axiome 4) l’essence des choses peut être conçue sans Dieu ; or cela est absurde (selon la proposition 15) ; donc Dieu est cause aussi de l’essence des choses. C.Q.F.D.
[44]
SCOLIE
Cette proposition suit plus clairement de la proposition 16. De celle-ci, en effet, il suit que, la nature divine étant donnée, aussi bien l’essence des choses que leur existence doit nécessairement en être conclue ; et, d’un mot, au sens où Dieu est dit cause de soi, il doit être dit aussi cause de toutes choses, ce qui sera encore établi plus clairement par le corollaire suivant.
COROLLAIRE
Les choses particulières ne sont rien, sinon des affections des attributs de Dieu, autrement dit des modes, par lesquels les attributs de Dieu sont exprimés d’une façon certaine et déterminée. La démonstration est évidente d’après la proposition 15 et la définition 5.
PROPOSITION XXVI
Une chose qui est déterminée à produire quelque effet, a été nécessairement déterminée par Dieu ; et celle qui n’est pas déterminée par Dieu ne peut se déterminer elle-même à produire un effet.
DÉMONSTRATION
Ce par quoi les choses sont dites déterminées à produire quelque effet est nécessairement quelque chose de positif (comme il est connu de soi) ; par conséquent, Dieu, par la nécessité de sa nature, est cause efficiente tant de l’essence que de l’existence de cette chose (selon les propositions 25 et 16) ; ce qui était le premier point.
De là suit aussi très clairement ce qui est proposé en second lieu. Car, si une chose qui n’est pas déterminée par Dieu pouvait se déterminer elle-même, la première partie de cette démonstration serait fausse ; ce qui est absurde, comme nous l’avons montré.
[45]
PROPOSITION XXVII
Une chose qui est déterminée par Dieu à produire quelque effet, ne peut se rendre elle-même indéterminée.
DÉMONSTRATION
Cette proposition est évidente d’après l’axiome 3.
PROPOSITION XXVIII
Toute chose particulière, autrement dit toute chose qui est finie et possède une existence déterminée, ne peut exister ni être déterminée à produire un effet, si elle n’est déterminée à exister et à produire un effet par une autre cause, qui est finie aussi et possède une existence déterminée ; et à son tour cette cause ne peut de même exister ni être déterminée à produire un effet, si elle n’est déterminée à exister et à produire un effet par une autre, qui est finie aussi et possède une existence déterminée, et ainsi à l’infini.
DÉMONSTRATION
Tout ce qui est déterminé à exister et à produire un effet est déterminé à cela par Dieu (selon la proposition 26 et le corollaire de la proposition 24). Mais ce qui est fini et possède une existence déterminée n’a pu être produit par la nature absolue de quelque attribut de Dieu ; car tout ce qui suit de la nature absolue de quelque attribut de Dieu est infini et éternel (selon la proposition 21). Donc la chose en question a dû suivre de Dieu ou de quelque attribut de Dieu, en tant que cet attribut est considéré comme affecté de quelque mode ; car, excepté la substance et les modes, rien n’est donné (selon l’axiome 1 et les définitions 3 et 5) ; et les modes (selon le corollaire de la proposition 25) ne sont rien, sinon des affections des attributs de Dieu. Mais la chose en question n’a pu certes [46] suivre de Dieu ou de quelque attribut de Dieu, en tant que cet attribut est affecté d’une modification qui est éternelle et infinie (selon la proposition 22). Elle a donc dû suivre, ou être déterminée à exister et à produire un effet, par Dieu ou par quelque attribut de Dieu, en tant que cet attribut est modifié d’une modification qui est finie et possède une existence déterminée. Ce qui était le premier point.
Ensuite, cette cause, à son tour, autrement dit ce mode (pour la même raison par laquelle nous avons déjà démontré la première partie de cette proposition), a dû aussi être déterminée par une autre, qui est finie aussi et possède une existence déterminée, et à son tour cette dernière (pour la même raison) par une autre, et ainsi toujours (pour la même raison), à l’infini. C.Q.F.D.
SCOLIE
Comme certaines choses ont dû être produites immédiatement par Dieu, à savoir celles qui suivent nécessairement de sa nature absolue, puis, par l’intermédiaire de ces premières, celles qui ne peuvent cependant ni être ni être conçues sans Dieu, il suit de là :
1° Que Dieu est la cause absolument prochaine des choses immédiatement produites par lui ; mais non en son genre, comme on dit, car les effets de Dieu ne peuvent ni être ni être conçus sans leur cause (selon la proposition 15 et le corollaire de la proposition 24).
Il suit : 2° Que Dieu ne peut être dit proprement la cause éloignée des choses particulières, si ce n’est peut-être afin que nous distinguions ces choses de celles qu’il a produites immédiatement, ou plutôt qui suivent de sa nature absolue. Car par cause éloignée, nous entendons telle cause qui n’est liée en aucune façon avec son effet. Or toutes les choses qui sont, sont en Dieu, et dépendent de Dieu, de telle sorte que, sans lui, elles ne peuvent ni être ni être conçues.
[47]
PROPOSITION XXIX
Dans la Nature des choses, il n’est rien donné de contingent ; mais toutes choses sont déterminées par la nécessité de la nature divine à exister et à produire un effet d’une certaine façon.
DÉMONSTRATION
Tout ce qui est, est en Dieu (selon la proposition 15). Mais Dieu ne peut pas être dit chose contingente, car (selon la proposition 11) il existe nécessairement, et non d’une façon contingente. En outre, les modes de la nature divine ont suivi de celle-ci nécessairement aussi, et non d’une façon contingente (selon la proposition 16), et cela que la nature divine soit considérée, ou en tant qu’absolue (selon la proposition 21), ou en tant que déterminée à agir d’une certaine façon (selon la proposition 27). De plus, Dieu est la cause de ces modes, non seulement en tant qu’ils existent simplement (selon le corollaire de la proposition 24), mais encore (selon la proposition 26) en tant qu’ils sont considérés comme déterminés à produire quelque effet. Que s’ils ne sont pas déterminés par Dieu (selon la même proposition), il est impossible, mais non contingent, qu’ils se déterminent eux-mêmes ; et, au contraire (selon la proposition 27), s’ils sont déterminés par Dieu, il est impossible, mais non contingent, qu’ils se rendent eux-mêmes indéterminés. Aussi toutes choses sont-elles déterminées par la nécessité de la nature divine, non seulement à exister, mais encore à exister et à produire un effet d’une certaine façon, et il n’est rien donné de contingent. C.Q.F.D.
SCOLIE
Avant de poursuivre, je veux expliquer ici, ou plutôt faire observer ce qu’il nous faut entendre par Nature Naturante et par Nature Naturée. Car déjà par ce qui [48] précède j’estime qu’il est établi que, par Nature Naturante, il nous faut entendre ce qui est en soi et est conçu par soi, autrement dit tels attributs de la substance qui expriment une essence éternelle et infinie, c’est-à-dire (selon le corollaire 1 de la proposition 14 et le corollaire 2 de la proposition 17) Dieu, en tant qu’il est considéré comme cause libre.
D’autre part, par Nature Naturée, j’entends tout ce qui suit de la nécessité de la nature de Dieu, autrement dit de la nécessité de chacun des attributs de Dieu, c’est-à-dire tous les modes des attributs de Dieu, en tant qu’ils sont considérés comme des choses qui sont en Dieu, et qui ne peuvent ni être ni être conçues sans Dieu.
PROPOSITION XXX
Un entendement, fini en acte ou infini en acte, doit comprendre les attributs de Dieu et les affections de Dieu, et rien d’autre.
DÉMONSTRATION
Une idée vraie doit convenir avec l’objet qu’elle représente (selon l’axiome 6), c’est-à-dire (comme il est connu de soi) que ce qui est contenu objectivement dans l’entendement doit nécessairement être donné dans la Nature. Or dans la Nature (selon le corollaire 1 de la proposition 14), il n’est donné qu’une seule substance, à savoir Dieu ; et il n’y a d’autres affections (selon la proposition 15) que celles qui sont en Dieu, et qui (selon la même proposition) ne peuvent ni être ni être conçues sans Dieu. Donc un entendement, fini en acte ou infini en acte, doit comprendre les attributs de Dieu et les affections de Dieu, et rien d’autre. C.Q.F.D.
[49]
PROPOSITION XXXI
L’entendement en acte, qu’il soit fini ou infini, et de même la volonté, le désir, l’amour, etc., doivent être rapportés à la Nature Naturée, mais non à la Naturante.
DÉMONSTRATION
Par entendement, en effet (comme il est connu de soi), nous n’entendons pas la pensée absolue, mais seulement un certain mode de penser qui diffère des autres tels que le désir, l’amour, etc., et par conséquent (selon la définition 5) doit être conçu par la pensée absolue ; autrement dit (selon la proposition 15 et la définition 6) il doit être conçu par quelque attribut de Dieu qui exprime l’essence éternelle et infinie de la pensée, de telle sorte que, sans cet attribut, il ne puisse ni être ni être conçu ; et c’est pourquoi (selon le scolie de la proposition 29) il doit être rapporté à la Nature Naturée, mais non à la Naturante, de même aussi que les autres modes de penser. C.Q.F.D.
SCOLIE
La raison pour laquelle je parle ici d’un entendement en acte n’est pas que j’accorde que quelque entendement soit donné en puissance ; mais, désireux d’éviter toute confusion, je n’ai voulu parler que de la chose perçue par nous le plus clairement possible, à savoir de l’acte même de comprendre ; car il n’est rien que nous percevions plus clairement. Nous ne pouvons, en effet, rien comprendre qui ne conduise à une connaissance plus parfaite de l’acte de comprendre.
PROPOSITION XXXII
La volonté ne peut être appelée cause libre, mais seulement cause nécessaire.
[50]
DÉMONSTRATION
La volonté n’est qu’un certain mode de penser, de même que l’entendement ; par conséquent (selon la proposition 28), chaque volition ne peut exister ni être déterminée à produire un effet, si elle n’est déterminée par une autre cause, et celle-ci à son tour par une autre, et ainsi de suite à l’infini. Que si une volonté est supposée infinie, elle doit aussi être déterminée à exister et à produire un effet par Dieu, non en tant qu’il est une substance absolument infinie, mais en tant qu’il possède un attribut qui exprime l’essence infinie et éternelle de la pensée (selon la proposition 23). De quelque façon donc que soit conçue la volonté, soit finie, soit infinie, elle requiert une cause par laquelle elle soit déterminée à exister et à produire un effet ; par conséquent (selon la définition 7), elle ne peut être dite cause libre, mais seulement nécessaire ou contrainte. C.Q.F.D.
COROLLAIRE I
Il suit de là : 1° Que Dieu ne produit pas ses effets par la liberté de sa volonté.
COROLLAIRE II
Il suit : 2° Que la volonté et l’entendement sont avec la nature de Dieu dans le même rapport que le mouvement et le repos, et absolument que toutes les choses naturelles, qui (selon la proposition 29) doivent être déterminées par Dieu à exister et à produire un effet d’une certaine façon. Car la volonté, comme tout le reste, a besoin d’une cause par laquelle elle soit déterminée à exister et à produire un effet d’une certaine façon. Et, bien que d’une volonté ou d’un entendement donnés suivent une infinité de choses, on ne peut cependant pour cela dire que Dieu agit par la liberté de sa volonté, pas plus que, du fait que certaines choses suivent du mouvement et du repos (de là aussi [51] suivent, en effet, une infinité de choses), on ne peut dire que Dieu agit par la liberté du mouvement et du repos. C’est pourquoi la volonté n’appartient pas plus à la nature de Dieu que le reste des choses naturelles, mais elle est avec elle dans le même rapport que le mouvement et le repos et tout le reste, que nous avons montré suivre de la nécessité de la nature divine et être déterminé par elle à exister et à produire un effet d’une certaine façon.
PROPOSITION XXXIII
Les choses n’ont pu être produites par Dieu de nulle autre façon ni dans un autre ordre qu’elles ont été produites.
DÉMONSTRATION
Toutes les choses, en effet, ont suivi nécessairement de la nature de Dieu telle qu’elle est donnée (selon la proposition 16), et ont été déterminées par la nécessité de la nature de Dieu à exister et à produire un effet d’une certaine façon (selon la proposition 29). C’est pourquoi, si les choses avaient pu être d’une autre nature, ou être déterminées à produire un effet d’une autre façon, de sorte que l’ordre de la nature fût autre, Dieu donc pourrait être d’une autre nature qu’il n’est ; et par suite (selon la proposition 11) cette autre nature aussi devrait exister, et conséquemment deux ou plusieurs Dieux pourraient être donnés, ce qui (selon le corollaire 1 de la proposition 14) est absurde. C’est pourquoi les choses n’ont pu être produites de nulle autre façon ni dans un autre ordre, etc. C.Q.F.D.
SCOLIE I
Puisque j’ai montré par ce qui précède plus clairement que par la lumière de midi qu’il n’est absolument rien de donné dans les choses à cause de quoi on les puisse dire contingentes, je veux maintenant expliquer en peu de mots [52] ce qu’il nous faudra entendre par Contingent, mais auparavant ce qu’il nous faudra entendre par Nécessaire et Impossible.
Une chose est dite nécessaire, soit en raison de son essence, soit en raison de sa cause. Car l’existence d’une chose suit nécessairement ou de son essence et de sa définition, ou d’une cause efficiente donnée.
D’autre part, c’est pour les mêmes raisons aussi qu’une chose est dite impossible : car c’est ou bien parce que son essence ou définition enveloppe contradiction, ou bien parce que nulle cause extérieure n’est donnée qui soit déterminée à produire cette chose.
Mais une chose n’est dite contingente pour nulle autre raison que par rapport à un défaut de notre connaissance. Car une chose dont nous ignorons que l’essence enveloppe contradiction, ou de laquelle nous savons parfaitement qu’elle n’enveloppe aucune contradiction sans que nous puissions cependant affirmer rien de certain au sujet de son existence, parce que l’ordre des choses nous est caché, cette chose ne peut jamais nous apparaître ni comme nécessaire ni comme impossible, et c’est pourquoi nous l’appelons ou contingente ou possible.
SCOLIE II
De ce qui précède, il suit clairement que les choses ont été produites par Dieu selon une perfection suprême, puisqu’elles ont nécessairement suivi d’une nature donnée souverainement parfaite. Et cela ne charge Dieu d’aucune imperfection, car c’est sa perfection même qui nous a forcés de l’affirmer. Bien plus, de l’affirmation contraire il suivrait clairement (comme je viens de le montrer) que Dieu ne serait pas souverainement parfait, parce que, si les choses avaient été produites d’une autre façon, une autre nature [53] devrait être attribuée à Dieu, différente de celle que nous sommes forcés de lui attribuer par la considération de l’Être souverainement parfait.
Mais je ne doute pas que beaucoup ne rejettent cette opinion comme absurde et ne veuillent pas s’appliquer à l’examiner ; et cela pour nulle autre raison, sinon qu’ils ont accoutumé d’attribuer à Dieu une autre liberté, fort différente de celle que nous avons dite (définition 7), à savoir une volonté absolue. Aussi bien, je ne doute pas non plus que, s’ils voulaient méditer le sujet et examiner comme il faut la suite de nos démonstrations, ils ne rejetassent entièrement enfin cette sorte de liberté qu’ils attribuent à Dieu, non seulement comme vaine, mais comme étant un grand obstacle pour la science. Et je n’ai pas besoin de répéter ici ce qui a été dit dans le scolie de la proposition 17.
Pourtant, par complaisance à leur égard, je montrerai encore que, même en concédant que la volonté appartienne à l’essence de Dieu, il ne suit pas moins de sa perfection que les choses n’ont pu être créées par Dieu d’aucune autre façon ni dans un autre ordre : ce qu’il sera facile de montrer, si nous considérons d’abord ce qu’ils accordent eux-mêmes, à savoir qu’il dépend de la seule décision de Dieu et de sa volonté que chaque chose soit ce qu’elle est. Autrement, en effet, Dieu ne serait pas la cause de toutes choses. Il faut considérer ensuite que toutes les décisions de Dieu ont été édictées par Dieu même de toute éternité. Car, autrement, il pourrait être accusé d’imperfection et d’inconstance. Mais comme dans l’éternité il n’est donné ni de quand, ni d’avant, ni d’après, il suit de là, c’est-à-dire de la seule perfection de Dieu, que Dieu ne peut jamais et n’a jamais pu décider autre chose, autrement dit que Dieu ne fut pas avant ses décisions et qu’il ne peut pas être sans elles. On dit sans doute que, quand même on supposerait que Dieu eût fait une autre nature des choses ou qu’il eût décidé de toute éternité autre chose au sujet de la Nature et de l’ordre [54] qu’elle présente, il ne s’en suivrait en Dieu aucune imperfection. Mais, en parlant ainsi, on accorde par là même que Dieu peut changer ses décisions. Car si Dieu avait décidé au sujet de la Nature et de l’ordre qu’elle présente autre chose que ce qu’il a décidé, c’est-à-dire s’il avait voulu et conçu autre chose au sujet de la Nature, il aurait eu nécessairement un autre entendement que celui qu’il a déjà, et une autre volonté que celle qu’il a déjà. Et s’il est permis d’attribuer à Dieu un autre entendement et une autre volonté, sans rien changer de son essence et de sa perfection, pour quelle cause alors ne pourrait-il changer ses décisions au sujet des choses créées, et néanmoins rester également parfait ? Car son entendement et sa volonté eu égard aux choses créées et à l’ordre qu’elles présentent sont toujours en rapport avec son essence et sa perfection, de quelque façon qu’on les conçoive. En outre, tous les philosophes, à ma connaissance, accordent qu’il n’est donné en Dieu aucun entendement en puissance, mais seulement un entendement en acte ; et puisque son entendement et sa volonté ne se distinguent pas de son essence, comme tous l’accordent aussi, il suit donc encore de là que, si Dieu avait eu un autre entendement en acte ainsi qu’une autre volonté, son essence eût été aussi nécessairement autre ; et par suite (comme je l’ai conclu au début), si les choses avaient été produites par Dieu autrement qu’elles ne sont, l’entendement de Dieu et sa volonté, c’est-à-dire (comme on l’accorde) son essence, devraient être autres, ce qui est absurde.
Puisque donc les choses n’ont pu être produites par Dieu de nulle autre façon ni dans un autre ordre, et que la vérité de cette proposition suit de la souveraine perfection de Dieu, aucune raison valable certes ne peut nous persuader de croire que Dieu n’a pas voulu créer toutes les choses qui sont dans son entendement avec autant de perfection qu’il les entend. On dira sans doute qu’il n’y a dans les choses aucune perfection ni imperfection, mais que ce qui est en elles, pour quoi elles sont parfaites ou [55] imparfaites et sont dites bonnes ou mauvaises, dépend seulement de la volonté de Dieu, et par conséquent que, si Dieu l’eût voulu, il aurait pu faire que ce qui est perfection fût imperfection suprême, et inversement. Mais alors que serait-ce autre chose, sinon que d’affirmer ouvertement que Dieu, qui entend nécessairement ce qu’il veut, peut faire par sa volonté qu’il entende les choses d’une autre façon qu’il ne les entend ? ce qui (comme je viens de le montrer) est une grosse absurdité. C’est pourquoi je puis retourner contre nos adversaires leur argument, de la façon suivante : Toutes choses dépendent de la puissance de Dieu. Aussi, pour que les choses puissent être autrement qu’elles ne sont, la volonté de Dieu devrait être aussi nécessairement autre qu’elle n’est. Or la volonté de Dieu ne peut pas être autre (comme nous venons de le montrer en toute évidence par la perfection de Dieu). Donc les choses non plus ne peuvent être autres.
J’avoue que cette opinion, qui soumet toutes choses à quelque volonté indifférente de Dieu et admet qu’elles dépendent toutes de son bon plaisir, s’écarte moins de la vérité que l’opinion de ceux qui admettent que Dieu agit en tout eu égard au bien. Car ceux-ci semblent poser en dehors de Dieu quelque chose qui ne dépend pas de Dieu, sur quoi Dieu, en agissant, porte son attention comme sur un modèle, ou vers quoi il tend comme vers un but déterminé. Ce qui certes n’est rien d’autre que de soumettre Dieu au destin, et rien ne peut être admis de plus absurde au sujet de Dieu, lequel nous avons montré être la première et unique cause libre tant de l’essence de toutes choses que de leur existence. C’est pourquoi je n’ai pas à perdre mon temps à réfuter cette absurdité.
PROPOSITION XXXIV
La puissance de Dieu est son essence même.
[56]
DÉMONSTRATION
De la seule nécessité de l’essence de Dieu, il suit, en effet, que Dieu est cause de soi (selon la proposition 11) et (selon la proposition 16 et son corollaire) de toutes choses. Donc la puissance de Dieu, par laquelle lui-même et toutes choses sont et agissent, est son essence même. C.Q.F.D.
PROPOSITION XXXV
Tout ce que nous concevons être au pouvoir de Dieu, est nécessairement.
DÉMONSTRATION
Tout ce qui, en effet, est au pouvoir de Dieu, doit (selon la proposition précédente) être compris dans son essence, de façon à en suivre nécessairement, et par conséquent est nécessairement. C.Q.F.D.
PROPOSITION XXXVI
Rien n’existe de la nature de quoi quelque effet ne suive.
DÉMONSTRATION
Tout ce qui existe exprime la nature de Dieu, autrement dit son essence, d’une façon certaine et déterminée (selon le corollaire de la proposition 25), c’est-à-dire (selon la proposition 34) que tout ce qui existe exprime d’une façon certaine et déterminée la puissance de Dieu qui est cause de toutes choses, et par conséquent (selon la proposition 16) il doit en suivre quelque effet. C.Q.F.D.
[57]
APPENDICE
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Par ce qui précède, j’ai expliqué la nature de Dieu et ses propriétés, à savoir : qu’il existe nécessairement, qu’il est unique, qu’il est et agit d’après la seule nécessité de sa nature, qu’il est cause libre de toutes choses et de quelle façon il l’est, que toutes choses sont en Dieu et dépendent de lui de telle sorte que, sans lui, elle ne peuvent ni être ni être conçues, et enfin que toutes choses ont été prédéterminées par Dieu, non certes par la liberté de sa volonté, autrement dit par son bon plaisir absolu, mais par la nature absolue de Dieu, autrement dit par sa puissance infinie.
En outre, partout où l’occasion m’en a été donnée, j’ai eu soin d’écarter les préjugés qui pouvaient empêcher que mes démonstrations ne fussent perçues ; mais comme il reste encore beaucoup de préjugés qui pouvaient et peuvent empêcher aussi, et même au plus haut point, que les hommes ne puissent saisir l’enchaînement des choses de la façon dont je l’ai expliqué, j’ai pensé qu’il valait la peine de soumettre ici ces préjugés à l’examen de la raison. D’ailleurs, tous les préjugés que j’entreprends de signaler ici dépendent d’un seul, à savoir : que les hommes supposent communément que toutes les choses naturelles agissent, comme eux-mêmes, en vue d’une fin, et bien plus, qu’ils admettent pour certain que Dieu lui-même dispose tout en vue d’une certaine fin, car ils disent que Dieu a fait toutes choses en vue de l’homme, et l’homme à son tour pour qu’il lui rendît un culte. C’est donc ce seul préjugé que je considérerai d’abord, en cherchant en premier lieu pour quelle raison la plupart des hommes [58] se plaisent à ce préjugé et pourquoi tous sont naturellement enclins à l’embrasser ; ensuite j’en montrerai la fausseté, et enfin je montrerai comment en sont issus les préjugés relatifs au bien et au mal, au mérite et à la faute, à la louange et au blâme, à l’ordre et à la confusion, à la beauté et à la laideur, et aux autres choses de même genre.
Ce n’est cependant pas le lieu de déduire ces choses de la nature de l’esprit humain. Il me suffira ici de poser en principe ce qui doit être reconnu par tous, à savoir : que tous les hommes naissent ignorants des causes des choses, et que tous ont l’appétit de rechercher ce qui leur est utile, de quoi ils ont conscience.
De là il suit, en premier lieu, que les hommes se croient libres, parce qu’ils ont conscience de leurs volitions et de leur appétit, et qu’ils ne pensent pas, même en rêve, aux causes par lesquelles ils sont disposés à appéter et à vouloir, parce qu’ils les ignorent.
Il suit, en second lieu, que les hommes agissent toujours en vue d’une fin, à savoir en vue de l’utile qu’ils appètent ; d’où il résulte qu’ils ne cherchent jamais à savoir que les causes finales des choses accomplies, et que, dès qu’ils en ont connaissance, ils se tiennent en repos, car alors ils n’ont plus aucune raison de douter. S’ils ne peuvent avoir connaissance de ces causes par autrui, il ne leur reste qu’à se retourner vers eux-mêmes et à réfléchir aux fins par lesquelles ils ont coutume d’être déterminés à des actions semblables, et à juger ainsi nécessairement, par leur propre disposition, de la disposition d’autrui. En outre, comme ils trouvent en eux-mêmes et hors d’eux-mêmes un grand nombre de moyens qui leur servent beaucoup à se procurer ce qui leur est utile, comme, par exemple, les yeux pour voir, les dents pour mâcher, les herbes et les animaux pour s’alimenter, le soleil pour s’éclairer, la mer pour nourrir les poissons, etc., il en résulte qu’ils considèrent toutes les choses naturelles comme des moyens en vue de ce qui leur est utile. Et comme ils savent que ces [59] moyens, ils les ont trouvés, mais non pas préparés, ils ont déduit de là raison de croire qu’il y a quelqu’un d’autre qui a préparé ces moyens à leur usage. Car, après avoir considéré les choses comme des moyens, ils n’ont pu croire qu’elles se sont faites elles-mêmes ; mais, des moyens qu’ils ont coutume de se préparer pour eux-mêmes, ils ont dû conclure qu’il y a un ou quelques maîtres de la Nature, doués de la liberté humaine, qui ont pris soin de tout pour eux et qui ont tout fait pour leur usage. Or, comme ils n’avaient jamais eu aucune connaissance de la disposition de ces êtres, ils ont dû en juger d’après la leur, et ils ont ainsi admis que les Dieux disposent tout pour l’usage des hommes, afin de se les attacher et d’être tenus par eux dans le plus grand honneur. D’où il résulta que chacun d’eux, suivant sa propre disposition, inventa des moyens divers de rendre un culte à Dieu, afin que Dieu lui marquât de la prédilection sur tous les autres, et disposât de la Nature entière à l’usage de leur aveugle désir et de leur insatiable avidité. De la sorte, ce préjugé s’est tourné en superstition et a poussé de profondes racines dans les esprits ; ce qui fut une raison pour chacun de s’appliquer de tout son effort à comprendre les causes finales de toutes choses et à les expliquer. Mais en cherchant à montrer que la Nature ne fait rien en vain (c’est-à-dire qui ne soit à l’usage des hommes), ils semblent n’avoir montré rien d’autre, sinon que la Nature et les Dieux tombent dans le délire aussi bien que les hommes. Voyez, je vous prie, à quoi cela aboutit enfin ! Parmi tant d’avantages qu’offre la Nature, ils ont dû trouver un grand nombre d’inconvénients, comme les tempêtes, les tremblements de terre, les maladies, etc., et ils ont admis que ces événements provenaient de ce que les Dieux étaient irrités des offenses que leur avaient faites les hommes ou des fautes commises dans leur culte ; et quoique l’expérience protestât chaque jour et montrât par des exemples en nombre infini que les avantages et les inconvénients échoient indistinctement aux pieux aussi bien qu’aux impies, ils n’ont pas cependant [60] renoncé à ce préjugé invétéré : il leur a été, en effet, plus facile de ranger ce fait parmi d’autres choses inconnues dont ils ignoraient l’usage, et de garder ainsi leur état actuel et inné d’ignorance, que de détruire toute cette construction et d’en inventer une nouvelle. Ils ont donc admis pour certain que les jugements des Dieux dépassent de très loin la portée de l’intelligence humaine ; et cette seule raison certes eût pu faire que la vérité demeurât à jamais cachée au genre humain, si la Mathématique, qui s’occupe non des fins, mais seulement des essences et des propriétés des figures, n’avait montré aux hommes une autre règle de vérité. Outre la Mathématique d’ailleurs, d’autres raisons encore (qu’il est superflu d’énumérer ici) peuvent être assignées, pour lesquelles il a pu se faire que les hommes prissent garde à ces préjugés communs et fussent amenés à la vraie connaissance des choses.
Par là, j’ai suffisamment expliqué ce que j’ai promis en premier lieu. Pour montrer maintenant que la Nature n’a aucune fin à elle prescrite, et que toutes les causes finales ne sont rien que des fictions humaines, je n’aurai pas besoin de beaucoup de peine. Je crois, en effet, l’avoir déjà assez établi, tant par les principes et les causes d’où j’ai montré que ce préjugé a tiré son origine, que par la proposition 16 et les corollaires de la proposition 32, et en outre par toutes les raisons par lesquelles j’ai montré que tout dans la Nature procède selon une nécessité éternelle et une souveraine perfection. J’ajouterai cependant encore ceci, que cette doctrine finaliste renverse totalement la Nature. Car ce qui, en réalité, est cause, elle le considère comme effet, et inversement. Ensuite, ce qui par nature est antérieur, elle le fait postérieur. Enfin, ce qui est le plus élevé et le plus parfait, elle le rend le plus imparfait. Car (en laissant de côté les deux premiers points qui sont évidents par eux-mêmes), comme il est établi par les propositions 21, 22 et 23, cet effet-là est le plus parfait, qui est produit immédiatement par Dieu, et plus une chose a besoin, pour être produite, d’un plus grand nombre de [61] causes intermédiaires, plus elle est imparfaite. Mais si les choses qui ont été produites immédiatement par Dieu eussent été faites pour que Dieu atteignît sa fin, alors nécessairement les dernières, à cause desquelles les premières ont été faites, seraient les plus excellentes de toutes. Ensuite cette doctrine enlève la perfection de Dieu : car si Dieu agit en vue d’une fin, il appète nécessairement quelque chose dont il est privé. Et, bien que les théologiens et les métaphysiciens distinguent entre une fin de besoin et une fin d’assimilation, ils avouent cependant que Dieu a tout fait pour lui-même, et non pour les choses à créer, parce que, avant la création, ils ne peuvent, en dehors de Dieu, rien assigner pour quoi Dieu eût agi ; par conséquent ils sont nécessairement contraints d’avouer que Dieu était privé des choses en vue desquelles il a voulu préparer des moyens, et qu’il désirait ces choses, comme il est clair de soi-même.
Et il ne faut pas laisser de côté ici que les partisans de cette doctrine, qui ont voulu faire montre de leur talent en assignant des fins aux choses, ont, en vue de prouver leur dite doctrine, apporté un nouveau mode d’argumentation, à savoir la réduction, non à l’impossible, mais à l’ignorance ; ce qui montre qu’il n’y avait aucun autre moyen d’argumenter en faveur de cette doctrine. Car si, par exemple, une pierre est tombée de quelque toit sur la tête de quelqu’un et l’a tué, ils démontreront que la pierre est tombée pour tuer l’homme, de la façon suivante : Si, en effet, elle n’est pas tombée à cette fin par la volonté de Dieu, comment tant de circonstances (souvent, en effet, un grand nombre concourent en même temps) ont-elles pu concourir par hasard ? Vous répondrez peut-être que cela est advenu parce que le vent soufflait et que l’homme passait par là. Mais ils insisteront : Pourquoi le vent soufflait-il à ce moment-là ? Pourquoi l’homme passait-il par là en ce même moment ? Si vous répondez de nouveau que le vent s’est levé parce que la mer, le jour précédent, par un temps encore calme, avait commencé de s’agiter, [62] et que l’homme avait été invité par un ami, ils insisteront de nouveau, car ils n’en finissent pas de poser des questions : Pourquoi donc la mer était-elle agitée ? Pourquoi l’homme a-t-il été invité à ce moment-là ? et ils ne cesseront ainsi de vous interroger sur les causes des causes, jusqu’à ce que vous vous soyez réfugié dans la volonté de Dieu, c’est-à-dire dans l’asile de l’ignorance. De même aussi, quand ils voient la structure du corps humain, ils s’étonnent, et de ce qu’ils ignorent les causes de tant d’art, ils concluent que cette structure n’est pas due à un art mécanique, mais à un art divin ou surnaturel, et qu’elle est formée de telle façon que nulle partie ne nuise à l’autre. Et de là il arrive que celui qui cherche les vraies causes des miracles et s’applique à comprendre en savant les choses naturelles, au lieu de les admirer comme un sot, est sans réflexion tenu pour hérétique et impie, et proclamé tel par ceux que le vulgaire adore comme les interprètes de la Nature et des Dieux. Car ils savent que, l’ignorance une fois détruite, disparaît la surprise, qui est l’unique moyen qu’ils possèdent d’argumenter et de conserver leur autorité. Mais je laisse ces considérations et j’en arrive à ce que j’ai décidé de traiter en troisième lieu.
Après que les hommes se furent persuadé que tout ce qui se produit se produit pour eux, ils ont dû juger que, dans chaque chose, le principal est ce qui leur est le plus utile, et estimer pour les plus excellentes toutes celles dont ils étaient le plus heureusement affectés. Ainsi ont-ils dû former ces notions par lesquelles ils expliquent les natures des choses, à savoir le Bien, le Mal, l’Ordre, la Confusion, le Chaud, le Froid, la Beauté et la Laideur ; et du fait qu’ils s’estiment libres, sont nées les notions suivantes : la Louange et le Blâme, la Faute et le Mérite. Mais ces dernières, je les expliquerai plus loin, quand j’aurai traité de la nature humaine, et je vais m’occuper ici brièvement des premières.
Donc, tout ce qui contribue à la santé ainsi qu’au culte [63] de Dieu, les hommes l’ont appelé Bien, tandis que ce qui leur est contraire, ils l’ont appelé Mal. Et comme ceux qui ne comprennent pas la nature des choses n’affirment rien des choses, mais les imaginent seulement et prennent l’imagination pour l’entendement, ils croient donc fermement qu’il y a de l’Ordre dans les choses, ignorants qu’ils sont et de la nature des choses et de leur propre nature. Lorsque, en effet, les choses sont disposées de façon que, nous les représentant par les sens, nous puissions les imaginer facilement, et par suite nous les rappeler facilement, nous disons qu’elles sont bien ordonnées ; tandis que, dans le cas contraire, nous disons qu’elles sont mal ordonnées ou confuses. Et comme les choses que nous pouvons imaginer facilement nous sont plus agréables que les autres, les hommes préfèrent donc l’ordre à la confusion, comme si l’ordre était quelque chose dans la Nature, sauf par rapport à notre imagination. Et ils disent que Dieu a créé toutes choses avec ordre, et de cette façon, sans le savoir, ils attribuent à Dieu l’imagination, à moins qu’ils ne veuillent peut-être que Dieu, pourvoyant à l’imagination humaine, ait disposé toutes choses de façon qu’ils pussent les imaginer le plus facilement ; et peut-être cette objection ne les arrêterait-elle pas, qu’il se trouve une infinité de choses qui surpassent beaucoup notre imagination, et un grand nombre qui la confondent à cause de sa faiblesse. Mais en voilà assez à ce sujet.
Quant aux autres notions, elles ne sont rien non plus que des façons d’imaginer, par lesquelles l’imagination est diversement affectée ; et pourtant les ignorants les considèrent comme les attributs principaux des choses, parce que, comme nous l’avons dit déjà, ils croient que toutes choses ont été faites pour eux ; et ils disent que la nature d’une chose est bonne ou mauvaise, saine ou gâtée et corrompue, selon qu’ils en sont affectés. Par exemple, si le mouvement que les nerfs reçoivent des objets représentés par les yeux contribue à la santé, on dit beaux les objets qui en sont cause, tandis que l’on dit laids ceux qui [64] provoquent un mouvement contraire. De leur côté, ceux qui émeuvent la sensibilité par les narines, on les appelle odoriférants ou fétides ; ceux qui l’émeuvent par la langue, doux ou amers, sapides ou insipides, etc. Ceux qui l’émeuvent par le toucher sont dits durs ou mous, rugueux ou lisses, etc. Et ceux enfin qui impressionnent les oreilles, on dit qu’ils produisent un bruit, un son ou une harmonie, et cette dernière a fait perdre la raison aux hommes, au point qu’ils ont cru que Dieu aussi en était ravi. Il ne manque même pas de philosophes qui se sont persuadé que les mouvements célestes composent une harmonie.
Tout cela montre assez que chacun a jugé des choses selon la disposition de son cerveau, ou plutôt a tenu pour les choses elles-mêmes les affections de son imagination. Aussi n’est-il pas étonnant (pour le noter en passant) qu’il se soit élevé entre les hommes autant de controverses que nous en constatons, d’où est sorti enfin le Scepticisme. Car, bien que les corps humains conviennent en beaucoup de points, ils diffèrent cependant en un très grand nombre, et, par suite, ce qui paraît bon à l’un paraît mauvais à l’autre, ce qui est en ordre pour l’un semble confus à l’autre, ce qui est agréable à l’un est désagréable à l’autre ; et ainsi des autres choses sur lesquelles je ne m’étends pas ici, tant parce que ce n’est pas le lieu d’en traiter expressément, que parce que tout le monde en a suffisamment fait l’expérience. Tout le monde, en effet, répète : « Autant de têtes, autant d’avis ; chacun abonde dans son sens ; il n’y a pas moins de différence entre les cerveaux qu’entre les palais. » Et ces adages montrent assez que les hommes jugent des choses selon la disposition de leur cerveau et les imaginent plutôt qu’ils ne les comprennent. Car s’ils comprenaient les choses, les connaissances qu’ils en auraient pourraient, comme le prouve la Mathématique, sinon attirer, du moins convaincre tout le monde.
Nous voyons donc que toutes les raisons par lesquelles le vulgaire a coutume d’expliquer la Nature ne sont que des façons d’imaginer, et ne révèlent la nature d’aucune chose, [65] mais seulement la constitution de l’imagination ; et puisque ces raisons ont des noms, comme s’il s’agissait d’êtres existant en dehors de l’imagination, je les appelle des êtres, non de raison, mais d’imagination ; et par suite, tous les arguments qui sont tirés contre nous de semblables notions peuvent être facilement réfutés. Beaucoup de gens, en effet, ont coutume d’argumenter de cette sorte : Si toutes choses ont suivi de la nécessité de la nature souverainement parfaite de Dieu, d’où proviennent donc tant d’imperfections dans la Nature, à savoir : la corruption des choses jusqu’à la fétidité, leur laideur jusqu’à provoquer la nausée, la confusion, le mal, la faute, etc. ? Mais, comme je viens de le dire, il est facile de les réfuter. Car la perfection des choses ne doit s’estimer que de leur seule nature et puissance, et les choses ne sont pas plus ou moins parfaites, selon qu’elles flattent la sensibilité des hommes ou qu’elles l’offensent, selon qu’elles conviennent à la nature humaine ou lui répugnent. Quant à ceux qui demandent pourquoi Dieu n’a pas créé tous les hommes de façon qu’ils se gouvernassent selon le seul commandement de la Raison, je ne leur réponds rien d’autre, sinon que cela provient de ce que la matière ne lui a pas fait défaut pour créer toutes choses, depuis le plus haut degré de perfection jusqu’au plus bas, ou, pour parler plus proprement, de ce que les lois de la Nature même ont été assez amples pour suffire à la production de tout ce qui peut être conçu par un entendement infini, comme je l’ai démontré par la proposition 16.
Tels sont les préjugés que je me suis proposé de signaler ici. S’il en reste encore de même farine, chacun pourra s’en guérir avec un peu de réflexion.
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE
17 mars 2025 12:47
DEUXIÈME
PARTIE
DE LA NATURE
ET DE L’ORIGINE
DE L’ESPRIT
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[67]
Je passe maintenant à l’explication des choses qui ont dû suivre nécessairement de l’essence de Dieu, autrement dit de l’Être éternel et infini : non pas de toutes, à la vérité, car nous avons démontré par la proposition 16 de la première partie que de cette essence doivent suivre une infinité de choses en une infinité de modes ; mais de celles-là seulement qui peuvent nous conduire comme par la main à la connaissance de l’Esprit humain et de sa béatitude suprême.
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I. – PAR CORPS, J’ENTENDS LE MODE QUI EXPRIME D’UNE FAÇON CERTAINE ET DÉTERMINÉE, L’ESSENCE DE DIEU EN TANT QU’ELLE EST CONSIDÉRÉE COMME CHOSE ÉTENDUE ; VOIR LE COROLLAIRE DE LA PROPOSITION 25 DE LA PREMIÈRE PARTIE.
II. – JE DIS QUE CELA APPARTIENT A L’ESSENCE D’UNE CHOSE, QUI, ÉTANT DONNÉ, FAIT QUE CETTE CHOSE EST NÉCESSAIREMENT POSÉE, ET QUI, ÉTANT ENLEVÉ, FAIT QUE CETTE CHOSE EST NÉCESSAIREMENT ENLEVÉE ; AUTREMENT DIT CE SANS [68] QUOI LA CHOSE NE PEUT NI ETRE NI ETRE CONÇUE, ET QUI INVERSEMENT NE PEUT, SANS LA CHOSE, NI ÊTRE NI ÊTRE CONÇU.
III. – PAR IDÉE, J’ENTENDS UN CONCEPT DE L’ESPRIT, QUE L’ESPRIT FORME PARCE QU’IL EST UNE CHOSE PENSANTE.
EXPLICATION
Je dis concept plutôt que perception, parce que le mot perception semble indiquer que l’Esprit pâtit d’un objet, tandis que concept semble exprimer une action de l’Esprit.
IV. – PAR IDÉE ADÉQUATE, J’ENTENDS UNE IDÉE QUI, EN TANT QU’ELLE EST CONSIDÉRÉE EN SOI, SANS RELATION A UN OBJET, A TOUTES LES PROPRIÉTÉS OU DÉNOMINATIONS INTRINSÈQUES D’UNE IDÉE VRAIE.
EXPLICATION
Je dis intrinsèques, afin d’exclure celle qui est extrinsèque, à savoir la convenance de l’idée avec l’objet qu’elle représente.
V. – LA DURÉE EST LA CONTINUITÉ INDÉFINIE D’EXISTENCE.
EXPLICATION
Je dis indéfinie, parce qu’elle ne peut jamais être déterminée par la nature même de la chose existante, pas plus que par la cause efficiente, laquelle sans doute pose nécessairement l’existence de la chose, mais ne l’enlève pas.
VI. – PAR RÉALITÉ ET PERFECTION, J’ENTENDS LA MÊME CHOSE.
VII. – PAR CHOSES PARTICULIÈRES, J’ENTENDS LES CHOSES QUI SONT FINIES ET ONT UNE EXISTENCE DÉTERMINÉE. QUE SI PLUSIEURS INDIVIDUS CONCOURENT A UNE SEULE ACTION, DE SORTE QU’ILS SOIENT TOUS EN MÊME TEMPS CAUSE D’UN SEUL EFFET, JE LES CONSIDÈRE TOUS À CET ÉGARD COMME UNE SEULE CHOSE PARTICULIÈRE.
[69]
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I. – L’ESSENCE DE L’HOMME N’ENVELOPPE PAS L’EXISTENCE NÉCESSAIRE, C’EST-A-DIRE QUE, SELON L’ORDRE DE LA NATURE, IL PEUT SE FAIRE QUE CET HOMME-CI OU CET HOMME-LA EXISTE, AUSSI BIEN QU’IL N’EXISTE PAS.
II. – L’HOMME PENSE.
III. – LES MODES DE PENSER, COMME L’AMOUR, LE DÉSIR OU TOUT CE QUI PEUT ÊTRE DÉSIGNÉ DU NOM DE SENTIMENTS DE L’AME, NE SONT DONNÉS, SI N’EST DONNÉE DANS LE MÊME INDIVIDU L’IDÉE DE LA CHOSE AIMÉE, DÉSIRÉE, ETC. MAIS UNE IDÉE PEUT ÊTRE DONNÉE SANS QUE SOIT DONNÉ AUCUN AUTRE MODE DE PENSER.
IV. – NOUS SENTONS QU’UN COPRS EST AFFECTÉ DE BEAUCOUP DE FAÇONS.
V. – NOUS NE SENTONS NI NE PERCEVONS AUCUNES CHOSES PARTICULIÈRES, EXCEPTÉ DES CORPS ET DES MODES DE PENSER.
Voir les postulats après la proposition 13.
PROPOSITION I
La pensée est un attribut de Dieu, autrement dit Dieu est chose pensante.
DÉMONSTRATION
Les pensées particulières, autrement dit cette pensée-ci ou celle-là, sont des modes qui expriment la nature de Dieu d’une façon certaine et déterminée (selon le corollaire de la proposition 25, partie I). Convient donc à Dieu (selon la définition 5, partie I) un attribut dont toutes les pensées particulières enveloppent le concept et par lequel elles sont aussi conçues. Donc la Pensée est un des attributs en nombre infini de Dieu, qui exprime l’essence éternelle et infinie de Dieu (voir la définition 6, partie I), autrement dit Dieu est chose pensante. C.Q.F.D.
[70]
SCOLIE
Cette proposition est encore évidente du fait que nous pouvons concevoir un être pensant infini. Car plus un être pensant peut penser de choses, plus nous concevons qu’il contient de réalité ou de perfection ; donc un être qui peut penser une infinité de choses en une infinité de modes, est nécessairement infini par la vertu de penser. Or puisque, en ne portant notre attention que sur la seule pensée, nous concevons un Être infini, la Pensée est nécessairement (selon les définitions 4 et 6, partie I) un des attributs en nombre infini de Dieu, comme nous le voulions.
PROPOSITION II
L’étendue est un attribut de Dieu, autrement dit Dieu est chose étendue.
DÉMONSTRATION
La démonstration de cette proposition se fait de la même façon que celle de la proposition précédente.
PROPOSITION III
En Dieu est nécessairement donnée l’idée tant de son essence que de tout ce qui suit nécessairement de son essence.
DÉMONSTRATION
Dieu, en effet (selon la proposition 1), peut penser une infinité de choses en une infinité de modes, autrement dit (ce qui est la même chose, selon la proposition 16, partie I) il peut former l’idée de son essence et de tout ce qui en suit nécessairement. Or tout ce qui est au pouvoir de Dieu, est nécessairement (selon la proposition 35, partie I) ; donc une telle idée est nécessairement donnée, et (selon [71] la proposition 15, partie I) n’est donnée qu’en Dieu. C.Q.F.D.
SCOLIE
Le vulgaire entend par puissance de Dieu la volonté libre de Dieu et un droit sur toutes les choses qui existent, lesquelles pour cette raison sont communément considérées comme contingentes. On dit, en effet, que Dieu a le pouvoir de tout détruire et de tout réduire à néant. De plus, on compare très souvent la puissance de Dieu avec la puissance des Rois. Mais nous avons réfuté cela dans les corollaires 1 et 2 de la proposition 32, partie I, et par la proposition 16, partie I, nous avons montré que Dieu agit par la même nécessité qu’il se comprend ; c’est-à-dire que, de même qu’il suit de la nécessité de la nature divine (ainsi que tous l’admettent d’une voix unanime) que Dieu se comprenne lui-même, il suit également de la même nécessité que Dieu produise une infinité de choses en une infinité de modes. D’autre part, nous avons montré, par la proposition 34, partie I, que la puissance de Dieu n’est rien en dehors de l’essence active de Dieu. Par conséquent, il nous est aussi impossible de concevoir Dieu n’agissant pas que Dieu n’existant pas.
De plus, s’il me plaisait de poursuivre ainsi davantage, je pourrais montrer en outre ici que cette puissance que le vulgaire suppose à Dieu est non seulement une puissance humaine (ce qui montre que Dieu est conçu par le vulgaire comme un homme ou à l’imitation d’un homme), mais encore enveloppe l’impuissance. Mais je ne veux pas revenir tant de fois sur le même sujet. Je prie seulement avec instance le lecteur d’examiner à plus d’une reprise ce qui a été dit là-dessus dans la première partie, depuis la proposition 16 jusqu’à la fin. Car nul ne pourra percevoir convenablement ce que je veux établir, s’il ne prend bien garde à ne pas confondre la puissance de Dieu avec la puissance humaine des Rois ou leur droit.
[72]
PROPOSITION IV
L’idée de Dieu, de laquelle suivent une infinité de choses en une infinité de modes, ne peut être qu’unique.
DÉMONSTRATION
L’entendement infini ne comprend rien à part les attributs de Dieu et ses affections (selon la proposition 30, partie I). Or Dieu est unique (selon le corollaire 1 de la proposition 14, partie I). Donc l’idée de Dieu, de laquelle suivent une infinité de choses en une infinité de modes, ne peut être qu’unique. C.Q.F.D.
PROPOSITION V
L’être formel des idées reconnaît pour cause Dieu, en tant seulement qu’il est considéré comme chose pensante, et non en tant qu’il s’explique par un autre attribut. C’est-à-dire que les idées, tant des attributs de Dieu que des choses particulières, reconnaissent pour cause efficiente, non les objets mêmes qu’elles représentent, autrement dit les choses perçues, mais Dieu lui-même, en tant qu’il est chose pensante.
DÉMONSTRATION
Cela est évident d’après la proposition 3. Là, en effet, nous concluions que Dieu peut former l’idée de son essence et de tout ce qui en suit nécessairement, et nous le concluions de cela seul que Dieu est chose pensante, et non de ce qu’il est l’objet de sa propre idée. C’est pourquoi l’être formel des idées reconnaît pour cause Dieu, en tant qu’il est chose pensante.
Mais cela se démontre encore autrement, de cette façon : L’être formel des idées est un mode de penser (comme il est connu de soi), c’est-à-dire (selon le corollaire de la proposition 25, partie I) un mode qui exprime de certaine façon la nature de Dieu, en tant qu’il est chose [73] pensante, et par conséquent (selon la proposition 10, partie I) n’enveloppe le concept d’aucun autre attribut de Dieu, et conséquemment (selon l’axiome 4, partie I) n’est l’effet d’aucun autre attribut, sinon de la pensée. Par conséquent l’être formel des idées reconnaît pour cause Dieu, en tant seulement qu’il est considéré comme chose pensante, etc. C.Q.F.D.
PROPOSITION VI
Les modes d’un attribut, quel qu’il soit, ont pour cause Dieu, en tant seulement qu’il est considéré sous cet attribut dont ils sont les modes, et non en tant qu’il est considéré sous aucun autre.
DÉMONSTRATION
Chaque attribut, en effet, est conçu par soi, en dehors de tout autre (selon la proposition 10, partie I). Aussi les modes de chaque attribut enveloppent-ils le concept de leur attribut, mais non d’un autre. Par conséquent (selon l’axiome 4, partie I), ils ont pour cause Dieu, en tant seulement qu’il est considéré sous cet attribut dont ils sont les modes, et non en tant qu’il est considéré sous aucun autre. C.Q.F.D.
COROLLAIRE
Il suit de là que l’être formel des choses qui ne sont pas des modes de penser, ne suit pas de la nature divine du fait qu’elle a d’abord connu les choses ; mais les choses représentées suivent et sont conclues de leurs propres attributs de la même façon et avec la même nécessité que nous avons montré que les idées suivent de l’attribut de la Pensée.
[74]
PROPOSITION VII
L’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses.
DÉMONSTRATION
Cela est évident d’après l’axiome 4 de la première partie. Car l’idée de chaque chose causée dépend de la connaissance de la cause dont elle est l’effet.
COROLLAIRE
Il suit de là que la puissance de penser de Dieu est égale à sa puissance actuelle d’agir. C’est-à-dire que tout ce qui suit formellement de la nature infinie de Dieu, suit objectivement en Dieu de l’idée de Dieu, dans le même ordre et selon la même connexion.
SCOLIE
Ici, avant de poursuivre, il faut nous rappeler ce que nous avons montré plus haut, à savoir que tout ce qui peut être perçu par un entendement infini comme constituant l’essence de la substance n’appartient qu’à une substance unique, et conséquemment que substance pensante et substance étendue sont une seule et même substance, qui est comprise tantôt sous cet attribut, tantôt sous celui-là. De même aussi le mode de l’étendue et l’idée de ce mode sont une seule et même chose, mais exprimée de deux façons : ce que certains d’entre les Hébreux semblent avoir vu comme à travers un nuage, puisqu’ils admettent que Dieu, l’entendement de Dieu et les choses comprises par lui sont une seule et même chose. Par exemple, un cercle existant dans la Nature et l’idée du cercle existant, laquelle est aussi en Dieu, sont une seule et même chose, qui s’explique par des attributs différents ; et ainsi, que nous concevions la Nature soit sous l’attribut de l’Étendue, soit sous l’attribut de la Pensée, soit sous quelque autre, [75] nous trouverons un seul et même ordre, autrement dit une seule et même connexion de causes, c’est-à-dire les mêmes choses se suivant les unes les autres. Et lorsque j’ai dit que Dieu est cause de l’idée, par exemple du cercle en tant seulement qu’il est chose pensante, et du cercle en tant seulement qu’il est chose étendue, ce n’est pour aucune autre raison, sinon que l’être formel de l’idée du cercle ne peut être perçu que par un autre mode de penser qui en est comme la cause prochaine, celui-ci à son tour par un autre, et ainsi à l’infini ; de sorte que, aussi longtemps que les choses sont considérées comme des modes de penser, nous devons expliquer l’ordre de la Nature entière, autrement dit la connexion des causes, par le seul attribut de la Pensée ; et en tant qu’elles sont considérées comme des modes de l’Étendue, l’ordre aussi de la Nature entière doit être expliqué par le seul attribut de l’Étendue ; et je l’entends de même pour les autres attributs. C’est pourquoi Dieu est réellement cause des choses comme elles sont en soi, en tant qu’il consiste en une infinité d’attributs ; et je ne puis pour le moment expliquer cela plus clairement.
PROPOSITION VIII
Les idées des choses particulières ou des modes non existants doivent être comprises dans l’idée infinie de Dieu de la même façon que les essences formelles des choses particulières ou des modes sont contenues dans les attributs de Dieu.
DÉMONSTRATION
Cette proposition est évidente d’après la précédente ; mais elle se comprend plus clairement par le scolie précédent.
COROLLAIRE
Il suit de là que, aussi longtemps que les choses particulières n’existent qu’en tant qu’elles sont comprises dans [76] les attributs de Dieu, leur être objectif, autrement dit leurs idées n’existent qu’en tant que l’idée infinie de Dieu existe ; et lorsqu’on dit que des choses particulières existent, non seulement en tant qu’elles sont comprises dans les attributs de Dieu, mais encore en tant qu’on dit qu’elles durent, leurs idées aussi enveloppent l’existence par laquelle on dit qu’elles durent.
SCOLIE
Si quelqu’un désirait un exemple en vue d’une plus ample explication de ce point, je n’en pourrais certes donner aucun qui expliquât de façon adéquate la chose dont je parle ici, car elle est unique ; cependant je m’efforcerai de l’expliquer autant qu’il est possible de le faire.
Un cercle, donc, est de nature telle, que les segments formés par toutes les lignes droites qui se coupent mutuellement à l’intérieur constituent des côtés d’angles droits égaux entre eux ; aussi, dans le cercle, sont contenus une infinité de côtés d’angles droits égaux entre eux. Cependant on ne peut dire de nul d’entre eux qu’il existe, si ce n’est en tant que le cercle existe, et l’on ne peut dire non plus que l’idée de quelqu’un de ces côtés d’angles droits existe, si ce n’est en tant qu’elle est comprise dans l’idée du cercle. Que l’on conçoive maintenant que, parmi ces côtés d’angles droits en nombre infini, deux seulement existent, savoir E et D. Certes, leurs idées existent alors aussi, non seulement en tant qu’elles sont comprises dans l’idée du cercle, mais encore en tant qu’elles enveloppent l’existence de ces côtés d’angles droits ; ce qui fait qu’elles se distinguent des autres idées des autres côtés d’angles droits.
[77]
PROPOSITION IX
L’idée d’une chose particulière existant en acte a pour cause Dieu, non en tant qu’il est infini, mais en tant qu’il est considéré comme affecté d’une autre idée de chose particulière existant en acte, dont Dieu est aussi la cause en tant qu’il est affecté d’une troisième idée, et ainsi à l’infini.
DÉMONSTRATION
L’idée d’une chose particulière existant en acte est un mode particulier de penser, et distinct des autres (selon le corollaire et le scolie de la proposition 8) ; par conséquent (selon la proposition 6) elle a pour cause Dieu en tant seulement qu’il est chose pensante. Non cependant (selon la proposition 28, partie I) en tant qu’il est chose pensante absolument, mais en tant qu’il est considéré comme affecté d’un autre mode de penser ; et de celui-ci encore Dieu est cause, en tant qu’il est affecté d’un autre, et ainsi à l’infini. Or l’ordre et la connexion des idées (selon la proposition 7) sont les mêmes que l’ordre et la connexion des causes ; donc la cause de l’idée d’une chose particulière, c’est une autre idée, autrement dit Dieu en tant qu’il est considéré comme affecté d’une autre idée, et de celle-ci encore il est cause en tant qu’il est affecté d’une autre, et ainsi à l’infini. C.Q.F.D.
COROLLAIRE
De tout ce qui arrive dans l’objet particulier d’une idée quelconque, la connaissance est donnée en Dieu, en tant seulement qu’il a l’idée de cet objet.
DÉMONSTRATION
De tout ce qui arrive dans l’objet d’une idée quelconque, l’idée est donnée en Dieu (selon la proposition 3), non en tant qu’il est infini, mais en tant qu’il est considéré [78] comme affecté d’une autre idée de chose particulière (selon la proposition précédente) ; mais (selon la proposition 7) l’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses ; donc la connaissance de ce qui arrive dans quelque objet particulier sera en Dieu, en tant seulement qu’il a l’idée de cet objet. C.Q.F.D.
PROPOSITION X
À l’essence de l’homme n’appartient pas l’être de la substance, autrement dit la substance ne constitue pas la forme de l’homme.
DÉMONSTRATION
En effet, l’être de la substance enveloppe l’existence nécessaire (selon la proposition 7, partie I). Si donc l’être de la substance appartenait à l’essence de l’homme, alors, la substance étant donnée, l’homme serait nécessairement donné (selon la définition 2), et conséquemment l’homme existerait nécessairement, ce qui (selon l’axiome 1) est absurde. Donc, etc. C.Q.F.D.
SCOLIE
Cette proposition se démontre aussi par la proposition 5 de la première partie, à savoir que deux substances de même nature ne sont données. Or, comme plusieurs hommes peuvent exister, c’est donc que ce qui constitue la forme de l’homme n’est pas l’être de la substance. En outre, cette proposition est encore évidente d’après les autres propriétés de la substance, à savoir que la substance est, par sa nature, infinie, immuable, indivisible, etc., comme chacun peut le voir facilement.
COROLLAIRE
Il suit de là que l’essence de l’homme est constituée par certaines modifications des attributs de Dieu. Car [79] l’être de la substance (selon la proposition précédente) n’appartient pas à l’essence de l’homme. Celle-ci est donc (selon la proposition 15, partie I) quelque chose qui est en Dieu et qui, sans Dieu, ne peut ni être ni être conçu, autrement dit (selon le corollaire de la proposition 25, partie I) une affection ou un mode qui exprime la nature de Dieu d’une façon certaine et déterminée.
SCOLIE
Tous doivent certes accorder que rien, sans Dieu, ne peut ni être ni être conçu. Car tous reconnaissent que Dieu est l’unique cause de toutes choses, tant de leur essence que de leur existence ; c’est-à-dire que Dieu n’est pas seulement la cause des choses quant au devenir, comme on dit, mais encore quant à l’être. Toutefois, la plupart disent que cela appartient à l’essence d’une chose, ce sans quoi la chose ne peut ni être ni être conçue ; et par conséquent ils croient ou bien que la nature de Dieu appartient à l’essence des choses créées, ou bien que les choses créées peuvent être ou être conçues sans Dieu, ou bien, ce qui est plus certain, ils ne sont pas suffisamment d’accord avec eux-mêmes. Et la cause de ce fait, c’est, je crois, qu’ils n’ont pas observé la méthode philosophique. Car la nature divine, qu’ils devaient considérer avant tout, parce qu’elle est la première tant selon la connaissance que selon la nature, ils ont cru que, dans l’ordre de la connaissance, elle était la dernière, et que les choses que l’on appelle objets des sens étaient antérieures à toutes : d’où il est résulté que, tandis qu’ils considéraient les choses naturelles, il n’est aucune chose à laquelle ils aient moins pensé qu’à la nature divine, et ensuite, lorsqu’ils ont appliqué leur esprit à la considération de la nature divine, il n’est aucune chose à laquelle ils aient pu moins penser qu’à leurs premières fictions, sur lesquelles ils avaient bâti leur connaissance des choses naturelles, vu qu’elles ne pouvaient en rien les aider à la connaissance de la nature divine ; [80] par conséquent il n’est pas étonnant qu’ils se soient contredits de temps à autre. Mais je laisse cela, car mon intention a été ici de ne donner que la raison pourquoi je n’ai pas dit que cela appartient à l’essence d’une chose, ce sans quoi la chose ne peut ni être ni être conçue ; et cette raison, c’est que les choses particulières ne peuvent ni être ni être conçues sans Dieu, et pourtant Dieu n’appartient pas à leur essence. Mais j’ai dit que cela constitue nécessairement l’essence d’une chose, qui, étant donné, fait que la chose est posée, et qui, étant enlevé, fait que la chose est enlevée, autrement dit ce sans quoi la chose ne peut ni être ni être conçue, et qui inversement ne peut, sans la chose, ni être ni être conçu.
PROPOSITION XI
Ce qui constitue, en premier lieu, l’être actuel de l’Esprit humain n’est rien d’autre que l’idée d’une chose particulière existant en acte.
DÉMONSTRATION
L’essence de l’homme (selon le corollaire de la proposition précédente) est constituée par certains modes des attributs de Dieu, savoir (selon l’axiome 2) par les modes de penser, dont l’idée de tous (selon l’axiome 3) est antérieure par nature et qui, étant donnée, fait que les autres modes (ceux auxquels l’idée est antérieure par nature) doivent exister dans le même individu (selon le même axiome). Ainsi donc, une idée est en premier lieu ce qui constitue l’être de l’Esprit humain. Mais non l’idée d’une chose non existante. Car alors (selon le corollaire de la proposition 8) on ne pourrait pas dire que cette idée même existât. Ce sera donc l’idée d’une chose existant en acte. Mais non d’une chose infinie. Car une chose infinie (selon les propositions 21 et 22, partie I) doit toujours exister nécessairement. Or cela (selon l’axiome 1) est absurde. Donc ce qui, en premier lieu, constitue l’être actuel de [81] l’Esprit humain est l’idée d’une chose particulière existant en acte. C.Q.F.D.
COROLLAIRE
Il suit de là que l’Esprit humain est une partie de l’entendement infini de Dieu ; et par suite, lorsque nous disons que l’Esprit humain perçoit ceci ou cela, nous ne disons rien d’autre sinon que Dieu, non en tant qu’il est infini, mais en tant qu’il s’explique par la nature de l’Esprit humain, autrement dit en tant qu’il constitue l’essence de l’Esprit humain, possède telle ou telle idée ; et lorsque nous disons que Dieu possède telle ou telle idée, non seulement en tant qu’il constitue la nature de l’Esprit humain, mais encore en tant qu’il possède, conjointement avec l’Esprit humain, l’idée d’une autre chose, nous disons alors que l’Esprit humain perçoit une chose en partie, autrement dit de façon inadéquate.
SCOLIE
Ici sans doute les lecteurs hésiteront, et beaucoup de choses leur viendront à l’esprit qui les arrêteront ; c’est pourquoi je les prie d’avancer à pas lents avec moi et de ne point formuler de jugement qu’ils n’aient tout lu.
PROPOSITION XII
Tout ce qui arrive dans l’objet de l’idée constituant l’Esprit humain doit être perçu par l’Esprit humain, autrement dit l’idée de cette chose sera nécessairement donnée dans l’Esprit : c’est-à-dire que, si l’objet de l’idée constituant l’Esprit humain est un corps, rien ne pourra arriver dans ce corps qui ne soit perçu par l’Esprit.
[82]
DÉMONSTRATION
Tout ce qui arrive, en effet, dans l’objet d’une idée quelconque, la connaissance en est donnée nécessairement en Dieu (selon le corollaire de la proposition 9), en tant qu’il est considéré comme affecté de l’idée de cet objet, c’est-à-dire (selon la proposition 11) en tant qu’il constitue l’esprit de quelque chose. Donc tout ce qui arrive dans l’objet de l’idée constituant l’Esprit humain, la connaissance en est donnée nécessairement en Dieu, en tant qu’il constitue la nature de l’Esprit humain, c’est-à-dire (selon le corollaire de la proposition 11) que la connaissance de cette chose sera nécessairement dans l’Esprit, autrement dit l’Esprit la perçoit. C.Q.F.D.
SCOLIE
Cette proposition est évidente encore et se comprend plus clairement d’après le scolie de la proposition 7, auquel on se reportera.
PROPOSITION XIII
L’objet de l’idée constituant l’Esprit humain est le Corps, autrement dit un certain mode de l’Étendue existant en acte, et rien d’autre.
DÉMONSTRATION
Si le Corps, en effet, n’était pas l’objet de l’Esprit humain, les idées des affections du Corps ne seraient pas en Dieu (selon le corollaire de la proposition 9) en tant qu’il constitue notre Esprit, mais en tant qu’il constituerait l’esprit d’une autre chose ; c’est-à-dire (selon le corollaire de la proposition 11) que les idées des affections du Corps ne seraient pas dans notre Esprit. Or (selon l’axiome 4) nous avons les idées des affections du Corps. Donc l’objet de l’idée constituant l’Esprit humain est le Corps, et le Corps existant en acte (selon la proposition 11). Si [83] d’ailleurs, outre le Corps, il était encore un autre objet de l’Esprit, comme (selon la proposition 36, partie I) il n’existe rien d’où ne suive quelque effet, l’idée de quelque effet de cet objet devrait (selon la proposition 11), être nécessairement donnée dans notre Esprit. Or (selon l’axiome 5) nulle idée n’en est donnée. Donc l’objet de notre Esprit est le Corps existant, et rien d’autre. C.Q.F.D.
COROLLAIRE
Il suit de là que l’homme consiste en un Esprit et en un Corps, et que le Corps humain existe, comme nous le sentons.
SCOLIE
Par là nous comprenons, non seulement que l’Esprit humain est uni au Corps, mais encore ce qu’il faut entendre par union de l’Esprit et du Corps. Mais personne ne pourra comprendre de façon adéquate, c’est-à-dire distincte, cette union, s’il ne connaît auparavant de façon adéquate la nature de notre Corps. Car ce que nous avons montré jusqu’ici est tout à fait commun et n’appartient pas plus aux hommes qu’aux autres individus, qui sont tous animés, quoique à des degrés différents cependant. Car de toute chose est nécessairement donnée en Dieu une idée, dont Dieu est cause, de la même façon qu’est donnée l’idée du Corps humain : et par conséquent ce que nous avons dit de l’idée du Corps humain doit nécessairement être dit de l’idée de toute chose. Cependant nous ne pouvons nier non plus que les idées diffèrent entre elles comme les objets eux-mêmes, et qu’une idée l’emporte sur une autre et contient plus de réalité, dans la mesure où l’objet de l’une l’emporte sur l’objet de l’autre et contient plus de réalité. Aussi, pour déterminer en quoi l’Esprit humain diffère des autres et en quoi il l’emporte sur les autres, il nous est nécessaire de connaître, comme nous l’avons dit, la nature de son objet, c’est-à-dire du Corps [84] humain. Mais je ne puis l’expliquer ici, et cela n’est pas nécessaire pour ce que je veux démontrer. Je dis cependant en général que, plus un corps est apte, par rapport aux autres, à agir et à pâtir de plus de façons à la fois, plus son Esprit est apte, par rapport aux autres, à percevoir plus de choses à la fois : et plus les actions d’un corps dépendent de lui seul, et moins d’autres corps concourent avec lui à une action, plus son esprit est apte à comprendre distinctement. Et par là nous pouvons connaître l’excellence d’un esprit sur les autres ; ensuite nous pouvons voir aussi la cause pourquoi nous n’avons de notre Corps qu’une connaissance tout à fait confuse, ainsi que plusieurs autres choses que je déduirai de là par la suite. C’est pourquoi j’ai jugé qu’il valait la peine d’expliquer et de démontrer ceci avec plus de soin, et il est nécessaire à cet effet de poser d’abord un petit nombre de notions sur la nature des corps.
AXIOME I
TOUS LES CORPS OU SONT EN MOUVEMENT OU SONT EN REPOS.
AXIOME II
CHAQUE CORPS SE MEUT TANTÔT PLUS LENTEMENT, TANTÔT PLUS RAPIDEMENT.
LEMME I
Les corps se distinguent les uns des autres en raison du mouvement et du repos, de la vitesse et de la lenteur, et non en raison de la substance.
DÉMONSTRATION
La première partie de ce lemme, je la suppose connue de soi. Quant au fait que les corps ne se distinguent pas en raison de la substance, il est évident tant par la proposition 5 que par la proposition 8 de la première partie. [85] Mais il est encore plus clair par ce qui a été dit dans le scolie de la proposition 15 de la première partie.
LEMME II
Tous les corps conviennent en certaines choses.
DÉMONSTRATION
Tous les corps conviennent, en effet, en ce qu’ils enveloppent le concept d’un seul et même attribut (selon la définition 1) ; ensuite en ce qu’ils peuvent se mouvoir tantôt plus lentement, tantôt plus rapidement, et absolument en ce qu’ils peuvent tantôt être en mouvement, tantôt être en repos.
LEMME III
Un corps en mouvement ou en repos a dû être déterminé au mouvement ou au repos par un autre corps, qui a été aussi déterminé au mouvement ou au repos par un autre, et cet autre à son tour par un autre, et ainsi à l’infini.
DÉMONSTRATION
Les corps (selon la définition 1) sont des choses particulières, qui (selon le lemme 1) se distinguent les unes des autres en raison du mouvement et du repos ; par conséquent (selon la proposition 28, partie I) chacune a dû être nécessairement déterminée au mouvement ou au repos par une autre chose particulière, à savoir (selon la proposition 6) par un autre corps, qui (selon l’axiome 1) est lui-même en mouvement ou en repos. Mais ce corps aussi (pour la même raison) n’a pu être en mouvement ou en repos, s’il n’a été déterminé au mouvement ou au repos par un autre, et celui-ci à son tour (pour la même raison) par un autre, et ainsi à l’infini. C.Q.F.D.
[86]
COROLLAIRE
Il suit de là qu’un corps en mouvement se meut jusqu’à ce qu’il soit déterminé au repos par un autre corps ; et qu’un corps en repos reste aussi en repos jusqu’à ce qu’il soit déterminé au mouvement par un autre. Cela est d’ailleurs connu de soi. Car lorsque je suppose, par exemple, que le corps A est en repos, et que je ne porte pas mon attention sur d’autres corps en mouvement, je ne puis rien dire du corps A, sinon qu’il est en repos. Que s’il arrive ensuite que le corps A soit en mouvement, cela n’a pu certes provenir de ce qu’il était en repos, car il ne pouvait suivre de là rien d’autre sinon que le corps A restât en repos. Si, au contraire, le corps A est supposé être en mouvement, chaque fois que nous aurons en vue A seulement, nous n’en pourrons rien affirmer sinon qu’il est en mouvement. Que s’il arrive ensuite que A soit en repos, cela de même n’a pu certes provenir du mouvement qu’il avait, car de ce mouvement il ne pouvait rien suivre d’autre sinon que A fût en mouvement : cela provient donc d’une chose qui n’était pas en A, à savoir d’une cause extérieure, par laquelle il a été déterminé au repos.
AXIOME I
TOUTES LES FAÇONS DONT UN CORPS EST AFFECTÉ PAR UN AUTRE CORPS SUIVENT A LA FOIS DE LA NATURE DU CORPS AFFECTÉ ET DE LA NATURE DU CORPS QUI AFFECTE ; DE SORTE QU’UN SEUL ET MÊME CORPS EST MÛ DE DIFFÉRENTES FAÇONS SELON LA DIFFÉRENCE DE NATURE DES CORPS QUI LE MEUVENT, ET AU CONTRAIRE DES CORPS DIFFÉRENTS SONT MUS DE DIFFÉRENTES FAÇONS PAR UN SEUL ET MÊME CORPS.
[87]
AXIOME II
QUAND UN CORPS EN MOUVEMENT EN HEURTE UN AUTRE AU REPOS QU’IL NE PEUT METTRE EN MOUVEMENT, IL EST RÉFLÉCHI, DE SORTE QU’IL CONTINUE À SE MOUVOIR, ET L’ANGLE DE LA LIGNE DU MOUVEMENT DE RÉFLEXION AVEC LE PLAN DU CORPS EN REPOS QUI EST HEURTÉ SERA ÉGAL À L’ANGLE QUE FAIT LA LIGNE DU MOUVEMENT D’INCIDENCE AVEC CE MÊME PLAN.
Voilà en ce qui concerne les corps les plus simples, à savoir ceux qui ne se distinguent les uns des autres que par le mouvement et le repos, la vitesse et la lenteur. Elevons-nous maintenant aux corps composés.
DÉFINITION
QUAND UN CERTAIN NOMBRE DE CORPS DE MÊME OU DE DIFFÉRENTE GRANDEUR SONT CONTRAINTS PAR LES AUTRES À ENTRER EN CONTACT RÉCIPROQUE, OU BIEN, S’ILS SE MEUVENT SELON LE MÊME DEGRÉ OU SELON DES DEGRÉS DIFFÉRENTS DE VITESSE, À SE COMMUNIQUER LES UNS AUX AUTRES LEURS MOUVEMENTS SUIVANT UN CERTAIN RAPPORT, NOUS DIRONS QUE CES CORPS SONT UNIS ENTRE EUX, ET QU’ILS COMPOSENT TOUS ENSEMBLE UN SEUL CORPS, AUTREMENT DIT UN INDIVIDU, QUI SE DISTINGUE DES AUTRES PAR CETTE UNION DE CORPS.
AXIOME III
SELON QUE LES PARTIES D’UN INDIVIDU, AUTREMENT DIT D’UN CORPS COMPOSÉ, SONT EN CONTACT RÉCIPROQUE PAR DES SURFACES PLUS OU MOINS GRANDES, ELLES PEUVENT PLUS DIFFICILEMENT OU PLUS FACILEMENT ÊTRE CONTRAINTES A CHANGER [88] LEUR POSITION, ET CONSEQUEMMENT PLUS FACILEMENT OU PLUS DIFFICILEMENT IL PEUT SE FAIRE QUE CET INDIVIDU REVÊTE UNE AUTRE FIGURE. AUSSI, LES CORPS DONT LES PARTIES SONT EN CONTACT RÉCIPROQUE PAR DE GRANDES SURFACES, JE LES APPELLERAI DURS ; MOUS DE LEUR CÔTÉ, CEUX DONT LES PARTIES SONT EN CONTACT PAR DE PETITES SURFACES ; ET FLUIDES ENFIN, CEUX DONT LES PARTIES SE MEUVENT ENTRE ELLES.
LEMME IV
Si d’un corps, autrement dit d’un individu, qui est composé de plusieurs corps, certains corps sont séparés, et qu’en même temps autant d’autres de même nature les remplacent, l’individu conservera sa nature comme auparavant, sans aucun changement dans sa forme.
DÉMONSTRATION
Les corps, en effet (selon le lemme 1), ne se distinguent pas en raison de la substance ; d’autre part, ce qui constitue la forme d’un individu consiste dans une union de corps (selon la définition précédente) ; or celle-ci est conservée (selon l’hypothèse), bien qu’il se produise un changement continuel de corps ; donc l’individu conservera sa nature comme auparavant, tant par rapport à la substance que par rapport au mode.
LEMME V
Si les parties qui composent un individu deviennent plus grandes ou plus petites, dans cette proportion cependant que toutes conservent entre elles le même rapport de mouvement et de repos qu’auparavant, l’individu conservera de même sa nature comme auparavant, sans aucun changement de forme.
[89]
DÉMONSTRATION
La démonstration est la même que celle du lemme précédent.
LEMME VI
Si certains corps composant un individu sont contraints de détourner vers une partie le mouvement qu’ils ont vers une autre, mais de façon qu’ils puissent continuer leurs mouvements et se les communiquer les uns aux autres selon le même rapport qu’auparavant, l’individu conservera de même sa nature, sans aucun changement de forme.
DÉMONSTRATION
Cela est évident de soi, car cet individu est supposé conserver tout ce que nous avons dit, en le définissant, qui constitue sa forme.
LEMME VII
Un individu ainsi composé conserve en outre sa nature, soit qu’il se meuve en son entier, soit qu’il soit en repos, soit qu’il se meuve vers une partie ou vers une autre, pourvu que chaque partie conserve son mouvement et le communique aux autres comme auparavant.
DÉMONSTRATION
Cela est évident d’après la définition de l’individu, à laquelle on se reportera avant le lemme 4.
SCOLIE
Par là nous voyons donc pour quelle raison un individu composé peut être affecté de beaucoup de façons, en conservant néanmoins sa nature.
[90] Or jusqu’ici nous n’avons conçu l’individu que comme composé de corps qui se distinguent entre eux seulement par le mouvement et le repos, la vitesse et la lenteur, c’est-à-dire des corps les plus simples.
Que si maintenant nous en concevons un autre, composé de plusieurs individus de nature différente, nous trouverons qu’il peut être affecté de plusieurs autres façons, en conservant néanmoins sa nature. Puisque, en effet, chaque partie en est composée de plusieurs corps, chaque partie pourra donc (selon le lemme précédent), sans aucun changement dans sa nature, se mouvoir tantôt plus lentement, tantôt plus rapidement, et communiquer en conséquence plus rapidement ou plus lentement ses mouvements aux autres parties.
Que si, de plus, nous concevons un troisième genre d’individus, composé de ces seconds, nous trouverons qu’il peut être affecté de beaucoup d’autres façons, sans aucun changement dans sa forme. Et si nous continuons de la sorte à l’infini, nous concevrons facilement que la Nature tout entière est un seul Individu, dont les parties, c’est-à-dire tous les corps, varient d’une infinité de façons, sans aucun changement de l’Individu tout entier. Et, si mon intention avait été de traiter expressément du corps, j’aurais dû expliquer et démontrer cela plus amplement. Mais j’ai déjà dit que je me propose autre chose, et que je ne me livre à ces considérations pour nul autre motif, sinon que j’en puis facilement déduire ce que j’ai résolu de démontrer.
POSTULATS
I. – LE CORPS HUMAIN EST COMPOSÉ D’UN TRÈS GRAND NOMBRE D’INDIVIDUS (DE NATURE DIFFÉRENTE), DONT CHACUN EST LUI-MÊME TRÈS COMPOSÉ.
II. – DES INDIVIDUS DONT LE CORPS HUMAIN EST COMPOSÉ, CERTAINS SONT FLUIDES, CERTAINS SONT MOUS, ET CERTAINS ENFIN SONT DURS.
[91]
III. – LES INDIVIDUS COMPOSANT LE CORPS HUMAIN, ET CONSÉQUEMMENT LE CORPS HUMAIN LUI-MÊME EST AFFECTÉ PAR LES CORPS EXTÉRIEURS D’UN TRÈS GRAND NOMBRE DE FAÇONS.
IV. – LE CORPS HUMAIN A BESOIN, POUR SE CONSERVER, D’UN TRÈS GRAND NOMBRE D’AUTRES CORPS, PAR LESQUELS IL EST CONTINUELLEMENT COMME RÉGÉNÉRÉ.
V. – QUAND UNE PARTIE FLUIDE DU CORPS HUMAIN EST DÉTERMINÉE PAR UN CORPS EXTÉRIEUR À HEURTER SOUVENT UNE PARTIE MOLLE, ELLE EN CHANGE LA SURFACE ET LUI IMPRIME POUR AINSI DIRE CERTAINES TRACES DU CORPS EXTÉRIEUR QUI LA POUSSE.
VI. – LE CORPS HUMAIN PEUT MOUVOIR LES CORPS EXTÉRIEURS D’UN TRÈS GRAND NOMBRE DE FAÇONS, ET LES DISPOSER D’UN TRÈS GRAND NOMBRE DE FAÇONS.
PROPOSITION XIV
L’esprit humain est apte à percevoir un très grand nombre de choses, et d’autant plus apte que son corps peut être disposé d’un plus grand nombre de façons.
DÉMONSTRATION
Le corps humain, en effet (selon les postulats 3 et 6), est affecté d’un très grand nombre de façons par les corps extérieurs, et il est disposé pour affecter les corps extérieurs d’un très grand nombre de façons. Or tout ce qui arrive dans le corps humain, l’esprit humain doit le percevoir (selon la proposition 12). Donc l’esprit humain est apte à percevoir un très grand nombre de choses, et d’autant plus apte, etc. C.Q.F.D.
PROPOSITION XV
L’idée qui constitue l’être formel de l’esprit humain n’est pas simple, mais composée d’un très grand nombre d’idées.
[92]
DÉMONSTRATION
L’idée qui constitue l’être formel de l’esprit humain est l’idée du corps (selon la proposition 13), lequel (selon le postulat 1) est composé d’un très grand nombre d’individus eux-mêmes très composés. Or de chaque individu composant le corps, l’idée est donnée nécessairement en Dieu (selon le corollaire de la proposition 8). Donc (selon la proposition 7) l’idée du corps humain est composée de ces très nombreuses idées des parties composantes. C.Q.F.D.
PROPOSITION XVI
L’idée de chaque façon dont le corps humain est affecté par les corps extérieurs doit envelopper à la fois la nature du corps humain et la nature du corps extérieur.
DÉMONSTRATION
Toutes les façons, en effet, dont un corps est affecté suivent à la fois de la nature du corps affecté et de la nature du corps qui affecte (selon l’axiome 1 après le corollaire du lemme 3) ; aussi leur idée (selon l’axiome 4, partie I) enveloppera nécessairement la nature de l’un et de l’autre corps ; et par conséquent l’idée de chaque façon dont le corps humain est affecté par un corps extérieur enveloppe la nature du corps humain et du corps extérieur. C.Q.F.D.
COROLLAIRE I
Il suit de là : 1° Que l’esprit humain perçoit la nature d’un très grand nombre de corps en même temps que la nature de son propre corps.
COROLLAIRE II
II suit : 2° Que les idées que nous avons des corps extérieurs indiquent plutôt la constitution de notre corps que [93] la nature des corps extérieurs ; ce que j’ai expliqué par de nombreux exemples dans l’appendice de la première partie.
PROPOSITION XVII
Si le corps humain est affecté d’une façon qui enveloppe la nature de quelque corps extérieur, l’esprit humain considérera ce corps extérieur comme existant en acte, ou comme lui étant présent, jusqu’à ce que le corps soit affecté d’une affection qui exclue l’existence ou la présence de ce même corps extérieur.
DÉMONSTRATION
Cela est évident. Car aussi longtemps que le corps humain est ainsi affecté, aussi longtemps l’esprit humain (selon la proposition 12) considérera cette affection du corps ; c’est-à-dire (selon la proposition précédente) qu’il aura l’idée d’un mode existant en acte, laquelle enveloppe la nature du corps extérieur, c’est-à-dire une idée qui n’exclut pas, mais pose l’existence ou la présence de la nature du corps extérieur ; et par conséquent, l’esprit (selon le corollaire 1 de la proposition précédente) considérera le corps extérieur comme existant en acte ou comme présent, jusqu’à ce que le corps soit affecté, etc. C.Q.F.D.
COROLLAIRE
Les corps extérieurs par lesquels le corps humain a été une fois affecté, quoiqu’ils n’existent pas et ne soient pas présents, l’esprit pourra cependant les considérer comme s’ils étaient présents.
DÉMONSTRATION
Lorsque des corps extérieurs déterminent des parties fluides du corps humain à heurter souvent des parties molles, elles en changent les surfaces (selon le postulat 5) ; d’où il arrive (voir l’axiome 2 après le corollaire du [94] lemme 3) que ces parties fluides sont réfléchies d’une autre façon qu’elles n’avaient coutume auparavant, et que, par la suite encore, rencontrant dans leur mouvement spontané ces surfaces nouvelles, elles sont réfléchies de la même façon que quand elles ont été poussées par les corps extérieurs contre ces surfaces ; et conséquemment, tandis qu’ainsi réfléchies elles continuent de se mouvoir, elles affectent le corps humain de la même façon, dont l’esprit (selon la proposition 12) se formera de nouveau l’idée ; c’est-à-dire (selon la proposition 17) que l’esprit considérera de nouveau le corps extérieur comme présent ; et cela autant de fois que des parties fluides du corps humain rencontreront dans leur mouvement spontané ces surfaces. C’est pourquoi, bien que les corps extérieurs, par lesquels le corps humain a été une fois affecté, n’existent pas, l’esprit cependant les considérera comme présents autant de fois que cette action du corps se répétera. C.Q.F.D.
SCOLIE
Nous voyons ainsi comment il peut se faire que, des choses qui ne sont pas, nous les considérions comme présentes, ainsi qu’il arrive souvent. Et il peut se faire que cela arrive par d’autres causes ; mais il me suffit ici d’en avoir montré une seule, par laquelle je puisse expliquer la chose, comme si je l’eusse montrée par sa vraie cause. Je ne crois pas cependant m’être écarté beaucoup de la vraie, puisque tous les postulats que j’ai choisis contiennent à peine quoi que ce soit qui ne soit établi par l’expérience, de laquelle il ne nous est pas permis de douter, après que nous avons montré que le corps humain existe, comme nous le sentons (voir le corollaire après la proposition 13).
En outre (d’après le corollaire précédent et le corollaire 2 de la proposition 16), nous comprenons clairement quelle différence il y a, par exemple, entre l’idée de Pierre qui constitue l’essence de l’esprit de ce Pierre, et l’idée de ce Pierre qui est dans un autre homme, disons dans Paul. [95] Celle-là, en effet, explique directement l’essence du corps de ce Pierre, et n’enveloppe l’existence qu’aussi longtemps que Pierre existe ; l’autre, au contraire, indique plutôt la constitution du corps de Paul que la nature de Pierre, et ainsi, tant que dure cette constitution du corps de Paul, l’esprit de Paul considérera Pierre, quoiqu’il n’existe pas, comme s’il lui était cependant présent.
Aussi bien, pour conserver les termes en usage, les affections du corps humain dont les idées nous représentent les corps extérieurs comme présents, nous les appellerons images des choses, quoiqu’elles ne reproduisent pas les figures des choses. Et lorsque l’esprit considère les corps sous ce rapport, nous dirons qu’il imagine.
Et ici, pour commencer à indiquer ce que c’est que l’erreur, je voudrais que l’on notât que les imaginations de l’esprit, considérées en soi, ne contiennent pas d’erreur, autrement dit que l’esprit n’est pas dans l’erreur parce qu’il imagine, mais en tant seulement qu’il est considéré comme privé de l’idée qui exclue l’existence de ces choses qu’il imagine comme lui étant présentes. Car si l’esprit, pendant qu’il imagine comme lui étant présentes des choses qui n’existent pas, savait en même temps que ces choses n’existent pas en réalité, il regarderait certes cette puissance d’imaginer comme une vertu de sa nature, et non comme un vice ; surtout si cette faculté d’imaginer dépendait de sa nature seule, c’est-à-dire (selon la définition 7, partie I) si cette faculté d’imaginer de l’esprit était libre.
PROPOSITION XVIII
Si le corps humain a été une fois affecté par deux ou plusieurs corps en même temps, lorsque l’esprit, dans la suite, imaginera l’un d’eux, aussitôt il se souviendra aussi des autres.
[96]
DÉMONSTRATION
L’esprit (selon le corollaire précédent) imagine un corps pour cette raison que le corps humain est affecté et disposé par les traces d’un corps extérieur de la même façon qu’il a été affecté quand certaines de ses parties ont reçu une impulsion du corps extérieur lui-même : mais (selon l’hypothèse) le corps a été alors disposé de façon que l’esprit imaginât deux corps en même temps ; donc désormais l’esprit imaginera encore deux corps en même temps, et lorsqu’il imaginera l’un des deux, aussitôt il se souviendra aussi de l’autre. C.Q.F.D.
SCOLIE
Par là nous comprenons clairement ce que c’est que la Mémoire. Elle n’est, en effet, rien d’autre qu’un certain enchaînement d’idées enveloppant la nature de choses qui sont en dehors du corps humain, enchaînement qui se fait dans l’esprit selon l’ordre et l’enchaînement des affections du corps humain.
Je dis : 1° Que c’est un enchaînement de ces idées seulement qui enveloppent la nature de choses qui sont en dehors du corps humain, mais non des idées qui expliquent la nature de ces mêmes choses ; car ce sont en réalité (selon la proposition 16) des idées des affections du corps humain, qui enveloppent la nature tant de celui-ci que des corps extérieurs.
Je dis : 2° Que cet enchaînement se fait selon l’ordre et l’enchaînement des affections du corps humain, afin de le distinguer de l’enchaînement des idées qui se fait selon l’ordre de l’entendement, par lequel l’esprit perçoit les choses par leurs causes premières et qui est le même dans tous les hommes.
Et par là nous comprenons clairement pourquoi l’esprit passe aussitôt de la pensée d’une chose à la pensée d’une autre chose qui n’a aucune ressemblance avec la première ; [97] ainsi, par exemple, de la pensée du mot pomum, un Romain passe aussitôt à la pensée d’un fruit qui n’a aucune ressemblance avec ce son articulé, et qui n’a rien de commun avec lui, sinon que le corps de cet homme a été souvent affecté par ces deux choses, c’est-à-dire que cet homme a souvent entendu le mot pomum pendant qu’il voyait le fruit même. Et ainsi chacun passera d’une pensée à une autre suivant que l’habitude a ordonné les images des choses dans le corps de chacun. En effet, un soldat, par exemple, en voyant sur le sable les traces d’un cheval, passera aussitôt de la pensée d’un cheval à la pensée d’un cavalier, et de là à la pensée de la guerre, etc. Mais un paysan passera de la pensée d’un cheval à la pensée d’une charrue, d’un champ, etc. ; et ainsi chacun, suivant qu’il a accoutumé de joindre et d’enchaîner les images des choses d’une façon ou d’une autre, passera d’une pensée à telle ou à telle autre.
PROPOSITION XIX
L’esprit humain ne connaît le corps humain lui-même et ne sait qu’il existe, sinon par les idées des affections dont le corps est affecté.
DÉMONSTRATION
L’esprit humain, en effet, est l’idée même, autrement dit la connaissance du corps humain (selon la proposition 13), laquelle (selon la proposition 9) est en Dieu, en tant qu’on le considère comme affecté d’une autre idée de chose particulière ; ou bien, puisque le corps humain (selon le postulat 4) a besoin d’un très grand nombre de corps par lesquels il est continuellement comme régénéré, et que l’ordre et la connexion des idées sont les mêmes (selon la proposition 7) que l’ordre et la connexion des causes, cette idée sera en Dieu, en tant qu’on le considère comme affecté des idées d’un très grand nombre de choses particulières. Ainsi Dieu a l’idée du corps humain, autrement [98] dit connaît le corps humain, en tant qu’il est affecté d’un très grand nombre d’autres idées, et non en tant qu’il constitue la nature de l’esprit humain ; c’est-à-dire (selon le corollaire de la proposition 11) que l’esprit humain ne connaît pas le corps humain. Mais les idées des affections du corps sont en Dieu, en tant qu’il constitue la nature de l’esprit humain, autrement dit l’esprit humain perçoit ces affections (selon la proposition 12), et conséquemment (selon la proposition 16) il perçoit le corps humain lui-même, et (selon la proposition 17) le perçoit comme existant en acte ; c’est donc dans cette mesure seulement que l’esprit humain perçoit le corps humain lui-même. C.Q.F.D.
PROPOSITION XX
De l’esprit humain aussi l’idée ou connaissance est donnée en Dieu, laquelle suit en Dieu de la même façon, et se rapporte à Dieu de la même façon que l’idée ou connaissance du corps humain.
DÉMONSTRATION
La pensée est un attribut de Dieu (selon la proposition 1) ; et par conséquent (selon la proposition 3), tant de la pensée que de toutes ses affections, et conséquemment (selon la proposition 11) de l’esprit humain aussi l’idée doit nécessairement être donnée en Dieu.
Ensuite, il ne suit pas que cette idée ou connaissance de l’esprit est donnée en Dieu en tant qu’il est infini, mais en tant qu’il est affecté d’une autre idée de chose particulière (selon la proposition 9). Mais l’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des causes (selon la proposition 7). Donc cette idée ou connaissance de l’esprit suit en Dieu et se rapporte à Dieu de la même façon que l’idée ou connaissance du corps. C.Q.F.D.
[99]
PROPOSITION XXI
Cette idée de l’esprit est unie à l’esprit de la même façon que l’esprit lui-même est uni au corps.
DÉMONSTRATION
Nous avons montré que l’esprit est uni au corps par le fait que précisément le corps est l’objet de l’esprit (voir les propositions 12 et 13) : par conséquent, pour la même raison, l’idée de l’esprit doit être unie à son objet, c’est-à-dire à l’esprit lui-même, de la même façon que l’esprit est uni au corps. C.Q.F.D.
SCOLIE
Cette proposition se comprend beaucoup plus clairement par ce qui a été dit dans le scolie de la proposition 7. Là, en effet, nous avons montré que l’idée du corps et le corps, c’est-à-dire (selon la proposition 13) l’esprit et le corps, sont un seul et même individu, qui est conçu tantôt sous l’attribut de la pensée, tantôt sous celui de l’étendue. C’est pourquoi l’idée de l’esprit et l’esprit lui-même sont une seule et même chose, qui est conçue sous un seul et même attribut, à savoir celui de la pensée. Il suit, dis-je, que l’idée de l’esprit et l’esprit lui-même sont donnés en Dieu, avec la même nécessité, de la même puissance de penser. Car en réalité l’idée de l’esprit, c’est-à-dire l’idée d’une idée, n’est rien d’autre que la forme d’une idée, en tant que celle-ci est considérée comme un mode de penser, sans relation à un objet ; aussitôt, en effet, que quelqu’un sait quelque chose, il sait par là même qu’il le sait, et en même temps il sait qu’il sait qu’il sait, et ainsi à l’infini. Mais de cela il sera traité par la suite.
PROPOSITION XXII
L’esprit humain perçoit non seulement les affections du corps, mais encore les idées de ces affections.
[100]
DÉMONSTRATION
Les idées des idées des affections suivent en Dieu de la même façon, et se rapportent à Dieu de la même façon que les idées mêmes des affections ; ce qui se démontre de la même façon que la proposition 20. Or les idées des affections du corps sont dans l’esprit humain (selon la proposition 12), c’est-à-dire (selon le corollaire de la proposition 11) en Dieu, en tant qu’il constitue l’essence de l’esprit humain. Donc les idées de ces idées seront en Dieu, en tant qu’il a la connaissance, autrement dit l’idée de l’esprit humain, c’est-à-dire (selon la proposition 21) qu’elles seront dans l’esprit humain lui-même, qui, pour cette raison, perçoit non seulement les affections du corps, mais encore les idées de celles-ci.
PROPOSITION XXIII
L’esprit ne se connaît lui-même, sinon en tant qu’il perçoit les idées des affections du corps.
DÉMONSTRATION
L’idée ou connaissance de l’esprit (selon la proposition 20) suit en Dieu de la même façon, et se rapporte à Dieu de la même façon que l’idée ou connaissance du corps. Or, puisque (selon la proposition 19) l’esprit humain ne connaît pas le corps humain lui-même, c’est-à-dire (selon le corollaire de la proposition 11) puisque la connaissance du corps humain ne se rapporte pas à Dieu en tant qu’il constitue la nature de l’esprit humain ; donc la connaissance de l’esprit ne se rapporte pas non plus à Dieu en tant qu’il constitue l’essence de l’esprit humain ; et par conséquent (selon le même corollaire de la proposition 11) l’esprit humain, dans cette mesure, ne se connaît pas lui-même.
Ensuite, les idées des affections dont le corps est affecté enveloppent la nature du corps humain lui-même (selon la [101] proposition 16), c’est-à-dire (selon la proposition 13) conviennent avec la nature de l’esprit ; c’est pourquoi la connaissance de ces idées enveloppera nécessairement la connaissance de l’esprit ; or (selon la proposition précédente) la connaissance de ces idées est dans l’esprit humain lui-même ; donc l’esprit humain ne se connaît lui-même que dans cette mesure. C.Q.F.D.
PROPOSITION XXIV
L’esprit humain n’enveloppe pas la connaissance adéquate des parties composant le corps humain.
DÉMONSTRATION
Les parties composant le corps humain n’appartiennent pas à l’essence du corps lui-même, si ce n’est en tant qu’elles se communiquent les unes aux autres leurs mouvements selon un certain rapport (voir la définition après le corollaire du lemme 3), et non en tant qu’elles peuvent être considérées comme des individus, sans rapport avec le corps humain. Les parties du corps humain sont, en effet (selon le postulat 1), des individus très composés, dont les parties (selon le lemme 4) peuvent être séparées du corps humain, celui-ci conservant entièrement sa nature et sa forme, et peuvent communiquer leurs mouvements (voir l’axiome 1 après le lemme 3) à d’autres corps selon un autre rapport ; par conséquent (suivant la proposition 3) l’idée ou connaissance de chaque partie sera en Dieu, et cela (selon la proposition 9) en tant qu’on le considère comme affecté d’une autre idée de chose particulière, laquelle chose particulière est antérieure à cette partie même selon l’ordre de la Nature (selon la proposition 7). La même chose, en outre, doit être dite aussi de chaque partie de l’individu même qui compose le corps humain ; par conséquent la connaissance de chaque partie composant le corps humain est en Dieu, en tant qu’il est affecté d’un très grand nombre d’idées de choses, et non en tant qu’il a [102] seulement l’idée du corps humain, c’est-à-dire (selon la proposition 13) l’idée qui constitue la nature de l’esprit humain ; et par conséquent (selon le corollaire de la proposition 11) l’esprit humain n’enveloppe pas la connaissance adéquate des parties composant le corps humain. C.Q.F.D.
PROPOSITION XXV
L’idée de quelque affection du corps humain n’enveloppe pas la connaissance adéquate d’un corps extérieur.
DÉMONSTRATION
Nous avons montré (voir la proposition 16) que l’idée d’une affection du corps humain enveloppe la nature d’un corps extérieur dans la mesure où le corps extérieur détermine le corps humain lui-même d’une certaine façon. Mais, en tant que le corps extérieur est un individu qui ne se rapporte pas au corps humain, l’idée ou connaissance en est en Dieu (selon la proposition 9), en tant que Dieu est considéré comme affecté de l’idée d’une autre chose, qui (selon la proposition 7) est antérieure par nature au corps extérieur lui-même. C’est pourquoi la connaissance adéquate d’un corps extérieur n’est pas en Dieu en tant qu’il a l’idée d’une affection du corps humain, autrement dit l’idée d’une affection du corps humain n’enveloppe pas la connaissance adéquate d’un corps extérieur. C.Q.F.D.
PROPOSITION XXVI
L’esprit humain ne perçoit aucun corps extérieur comme existant en acte, sinon par les idées des affections de son propre corps.
DÉMONSTRATION
Si le corps humain n’a été affecté d’aucune façon par quelque corps extérieur, l’idée du corps humain non plus [103] (selon la proposition 7), c’est-à-dire (selon la proposition 13) l’esprit humain non plus n’a été affecté d’aucune façon par l’idée de l’existence de ce corps, autrement dit il ne perçoit d’aucune façon l’existence de ce corps extérieur. Mais dans la mesure où le corps humain est affecté de quelque façon par quelque corps extérieur, l’esprit perçoit le corps extérieur (selon la proposition 16 avec ses corollaires). C.Q.F.D.
COROLLAIRE
Dans la mesure où l’esprit humain imagine un corps extérieur, il n’en a pas une connaissance adéquate.
DÉMONSTRATION
Lorsque l’esprit humain considère les corps extérieurs par les idées des affections de son propre corps, nous disons alors qu’il imagine (voir le scolie de la proposition 17) ; et l’esprit ne peut par d’autre raison (suivant la proposition précédente) imaginer les corps extérieurs comme existant en acte. Par conséquent (selon la proposition 25), dans la mesure où l’esprit imagine les corps extérieurs, il n’en a pas une connaissance adéquate. C.Q.F.D.
PROPOSITION XXVII
L’idée de quelque affection du corps humain n’enveloppe pas la connaissance adéquate du corps humain lui-même.
DÉMONSTRATION
Toute idée de quelque affection du corps humain enveloppe la nature du corps humain dans la mesure où le corps humain lui-même est considéré comme affecté d’une certaine façon (voir la proposition 16). Mais, en tant que le corps humain est un individu qui peut être affecté [104] de beaucoup d’autres façons, l’idée en est etc. (voir la démonstration de la proposition 25).
PROPOSITION XXVIII
Les idées des affections du corps humain, en tant qu’elles sont rapportées à l’esprit humain seulement, ne sont pas claires et distinctes, mais confuses.
DÉMONSTRATION
Les idées des affections du corps humain enveloppent, en effet, la nature tant des corps extérieurs que du corps humain lui-même (selon la proposition 16) ; et elles doivent envelopper la nature non seulement du corps humain, mais encore de ses parties ; car les affections (selon le postulat 3) sont les façons dont les parties du corps humain, et conséquemment le corps tout entier est affecté. Mais (selon les propositions 24 et 25) la connaissance adéquate des corps extérieurs, comme aussi des parties composant le corps humain, n’est pas en Dieu en tant qu’on le considère comme affecté par l’esprit humain, mais en tant qu’on le considère comme affecté par d’autres idées. Donc ces idées d’affections, en tant qu’elles sont rapportées à l’esprit humain seul, sont comme des conséquences sans prémisses, c’est-à-dire (comme il est connu de soi) des idées confuses. C.Q.F.D.
SCOLIE
On démontre de la même façon que l’idée qui constitue la nature de l’esprit humain n’est pas, considérée en elle seule, claire et distincte ; et qu’il en est de même de l’idée de l’esprit humain et des idées des idées des affections du corps humain, en tant qu’elles sont rapportées à l’esprit seul, ce que chacun peut voir facilement.
[105]
PROPOSITION XXIX
L’idée de l’idée de quelque affection du corps humain n’enveloppe pas la connaissance adéquate de l’esprit humain.
DÉMONSTRATION
L’idée d’une affection du corps humain n’enveloppe pas, en effet (selon la proposition 27), la connaissance adéquate du corps lui-même, autrement dit n’en exprime pas de façon adéquate la nature ; c’est-à-dire (selon la proposition 13) qu’elle ne convient pas de façon adéquate avec la nature de l’esprit ; par conséquent (selon l’axiome 6 de la première partie) l’idée de cette idée n’exprime pas de façon adéquate la nature de l’esprit humain, autrement dit n’en enveloppe pas la connaissance adéquate. C.Q.F.D.
COROLLAIRE
Il suit de là que l’esprit humain, toutes les fois qu’il perçoit les choses suivant l’ordre commun de la Nature, n’a ni de lui-même, ni de son corps, ni des corps extérieurs, une connaissance adéquate, mais seulement une connaissance confuse et tronquée. Car l’esprit ne se connaît lui-même, sinon en tant qu’il perçoit les idées des affections du corps (selon la proposition 23). D’autre part (selon la proposition 19), il ne perçoit son corps, sinon par ces idées mêmes des affections, par lesquelles seulement aussi (selon la proposition 26) il perçoit les corps extérieurs ; par conséquent, en tant qu’il a ces idées, il n’a ni de lui-même (selon la proposition 29), ni de son corps (selon la proposition 27), ni des corps extérieurs (selon la proposition 25), une connaissance adéquate, mais seulement (selon la proposition 28 avec son scolie) une connaissance tronquée et confuse. C.Q.F.D.
[106]
SCOLIE
Je dis expressément que l’esprit n’a ni de lui-même, ni de son corps, ni des corps extérieurs une connaissance adéquate, mais seulement une connaissance confuse, toutes les fois qu’il perçoit les choses suivant l’ordre commun de la Nature, c’est-à-dire toutes les fois qu’il est déterminé de l’extérieur, à savoir par la rencontre fortuite des choses, à considérer ceci ou cela, et non toutes les fois qu’il est déterminé de l’intérieur, à savoir parce qu’il considère plusieurs choses en même temps, à comprendre leurs convenances, leurs différences et leurs oppositions. Toutes les fois, en effet, qu’il est disposé de l’intérieur de telle façon ou d’une autre, alors il considère les choses clairement et distinctement, comme je le montrerai plus bas.
PROPOSITION XXX
De la durée de notre corps nous ne pouvons avoir nulle connaissance, sinon une connaissance tout à fait inadéquate.
DÉMONSTRATION
La durée de notre corps ne dépend pas de son essence (selon l’axiome 1), ni même de la nature absolue de Dieu (selon la proposition 21, partie I). Mais (selon la proposition 28, partie I) il est déterminé à exister et à produire un effet par telles causes, qui ont été aussi déterminées par d’autres à exister et à produire des effets selon une raison certaine et déterminée, et celles-ci à leur tour par d’autres, et ainsi à l’infini. La durée de notre corps dépend donc de l’ordre commun de la Nature et de la constitution des choses. Quant à la raison selon laquelle les choses sont constituées, la connaissance adéquate en est donnée en Dieu, en tant qu’il a les idées de toutes choses, et non en tant qu’il a seulement l’idée du corps humain (selon le [107] corollaire de la proposition 9). C’est pourquoi la connaissance de la durée de notre corps est en Dieu tout à fait inadéquate, en tant qu’on le considère comme constituant seulement la nature de l’esprit humain ; c’est-à-dire (selon le corollaire de la proposition 11) que cette connaissance est en notre esprit tout à fait inadéquate. C.Q.F.D.
PROPOSITION XXXI
De la durée des choses particulières qui sont hors de nous, nous ne pouvons avoir nulle connaissance, sinon une connaissance tout à fait inadéquate.
DÉMONSTRATION
Chaque chose particulière, en effet, de même que le corps humain, doit être déterminée par une autre chose particulière à exister et à produire un effet selon une raison certaine et déterminée ; et celle-ci à son tour par une autre, et ainsi à l’infini (selon la proposition 28, partie I). Or, comme par cette propriété commune aux choses particulières, nous avons, dans la proposition précédente, démontré que nous n’avons de la durée de notre corps qu’une connaissance tout à fait inadéquate, il faudra donc conclure de même au sujet de la durée des choses particulières, à savoir que nous n’en pouvons avoir qu’une connaissance tout à fait inadéquate. C.Q.F.D.
COROLLAIRE
Il suit de là que toutes les choses particulières sont contingentes et corruptibles. Car de leur durée nous ne pouvons avoir aucune connaissance adéquate (selon la proposition précédente), et c’est ce qu’il nous faut entendre par contingence et possibilité de corruption des choses (voir le scolie 1 de la proposition 33 de la première partie). Car (selon la proposition 29, partie I), excepté cela, il n’est rien donné de contingent.
[108]
PROPOSITION XXXII
Toutes les idées, en tant qu’elles sont rapportées à Dieu, sont vraies.
DÉMONSTRATION
Toutes les idées, en effet, qui sont en Dieu, conviennent entièrement avec les objets qu’elles représentent (selon le corollaire de la proposition 7), et par conséquent (selon l’axiome 6, partie I) elles sont toutes vraies. C.Q.F.D.
PROPOSITION XXXIII
Il n’y a dans les idées rien de positif pour qu’elles soient dites fausses.
DÉMONSTRATION
Si vous le niez, concevez, s’il est possible, un mode positif de penser, qui constitue la forme de l’erreur, autrement dit de la fausseté. Ce mode de penser ne peut être en Dieu (selon la proposition précédente) ; d’autre part, en dehors de Dieu, il ne peut non plus ni être ni être conçu (selon la proposition 15, partie I). Par conséquent rien ne peut être donné de positif dans les idées pour qu’elles soient dites fausses. C.Q.F.D.
PROPOSITION XXXIV
Toute idée, qui en nous est absolue, autrement dit adéquate et parfaite, est vraie.
DÉMONSTRATION
Lorsque nous disons qu’une idée adéquate et parfaite est donnée en nous, nous ne disons rien d’autre (selon le corollaire de la proposition 11), sinon qu’une idée adéquate et parfaite est donnée en Dieu, en tant qu’il constitue l’essence de notre esprit ; et conséquemment (selon la [109] proposition 32) nous ne disons rien d’autre, sinon qu’une telle idée est vraie. C.Q.F.D.
PROPOSITION XXXV
La fausseté consiste en une privation de connaissance, qu’enveloppent les idées inadéquates, autrement dit tronquées et confuses.
DÉMONSTRATION
Rien, dans les idées, n’est donné de positif, qui constitue la forme de la fausseté (selon la proposition 33) ; or la fausseté ne peut consister dans la privation absolue (car ce sont les esprits, non les corps, que l’on dit errer et se tromper), ni non plus dans l’ignorance absolue, car ignorer et errer sont choses différentes ; c’est pourquoi elle consiste en une privation de connaissance qu’enveloppe la connaissance inadéquate des choses, autrement dit les idées inadéquates et confuses.
SCOLIE
Dans le scolie de la proposition 17 de cette partie, j’ai expliqué pour quelle raison l’erreur consiste en une privation de connaissance ; mais, en vue d’une plus ample explication de ce fait, je donnerai un exemple.
Les hommes, donc, se trompent en ce qu’ils pensent être libres ; et cette opinion consiste en cela seul qu’ils sont conscients de leurs actions, et ignorants des causes par lesquelles ils sont déterminés. Donc cette idée de leur liberté, c’est qu’ils ne connaissent aucune cause de leurs actions. Car ce qu’ils disent : que les actions humaines dépendent de la volonté, ce sont des mots, dont ils n’ont aucune idée. Ce qu’est, en effet, la volonté, et comment elle meut le corps, tous l’ignorent ; et ceux qui parlent avec emphase et se figurent des sièges et des demeures de l’âme, ont coutume d’exciter le rire ou le dégoût.
[110]
De même, lorsque nous regardons le soleil, nous imaginons qu’il est éloigné de nous de 200 pieds environ ; et cette erreur ne consiste pas dans cette seule imagination, mais en ce que, tandis que nous imaginons ainsi le soleil, nous ignorons sa vraie distance, ainsi que la cause de cette imagination. Car, par la suite, quoique nous sachions que le soleil est éloigné de nous de plus de 600 fois le diamètre de la terre, nous n’imaginerons pas moins qu’il est près de nous ; nous n’imaginons pas, en effet, le soleil si proche par le fait que nous ignorons sa vraie distance, mais par le fait que l’affection de notre corps enveloppe l’essence du soleil, en tant que le corps même en est affecté.
PROPOSITION XXXVI
Les idées inadéquates et confuses s’ensuivent avec la même nécessité que les idées adéquates, autrement dit claires et distinctes.
DÉMONSTRATION
Toutes les idées sont en Dieu (selon la proposition 15, partie I) ; et, en tant qu’elles sont rapportées à Dieu, elles sont vraies (selon la proposition 32) et (selon le corollaire de la proposition 7) adéquates ; par conséquent, aucunes ne sont inadéquates et confuses, si ce n’est en tant qu’elles sont rapportées à l’esprit particulier de quelqu’un (voir à ce sujet les propositions 24 et 28) : et par conséquent toutes, aussi bien adéquates qu’inadéquates, s’ensuivent avec la même nécessité (selon le corollaire de la proposition 6). C.Q.F.D.
PROPOSITION XXXVII
Ce qui est commun à toutes choses (voir à ce sujet le lemme 2 ci-dessus) et qui est également dans une partie comme dans le tout, ne constitue l’essence d’aucune chose particulière.
[111]
DÉMONSTRATION
Si vous le niez, concevez, s’il est possible, que cela constitue l’essence de quelque chose particulière, à savoir l’essence de B. Donc (selon la définition 2) cela ne pourra, sans B, ni être ni être conçu ; or c’est contre l’hypothèse : donc cela n’appartient pas à l’essence de B, et ne constitue l’essence d’une autre chose particulière. C.Q.F.D.
PROPOSITION XXXVIII
Ces choses, qui sont communes à toutes et qui sont également dans une partie comme dans le tout, ne peuvent être conçues, sinon de façon adéquate.
DÉMONSTRATION
Soit A, quelque chose qui est commun à tous les corps, et qui est également dans une partie comme dans le tout de quelque corps. Je dis que A ne peut être conçu, sinon de façon adéquate. Son idée, en effet (selon le corollaire de la proposition 7), sera nécessairement adéquate en Dieu, aussi bien en tant qu’il a l’idée du corps humain qu’en tant qu’il a les idées des affections de celui-ci, lesquelles idées (selon les propositions 16, 25 et 27) enveloppent en partie la nature tant du corps humain que des corps extérieurs ; c’est-à-dire (selon les propositions 12 et 13) que cette idée sera nécessairement adéquate en Dieu, en tant qu’il constitue l’esprit humain, autrement dit en tant qu’il a les idées qui sont dans l’esprit humain. L’esprit donc (selon le corollaire de la proposition 11) perçoit nécessairement A de façon adéquate, et cela aussi bien en tant qu’il se perçoit lui-même qu’en tant qu’il perçoit son corps ou quelque corps extérieur, et A ne peut être conçu d’une autre façon. C.Q.F.D.
[112]
COROLLAIRE
Il suit de là que sont données certaines idées, ou notions, communes à tous les hommes ; car (selon le lemme 2) tous les corps conviennent en certaines choses, qui (selon la proposition précédente) doivent être perçues par tous de façon adéquate, autrement dit de façon claire et distincte.
PROPOSITION XXXIX
Ce qui est commun et propre au corps humain et à certains corps extérieurs par lesquels le corps humain a coutume d’être affecté, et qui est également dans une partie comme dans le tout de chacun de ces corps, l’idée aussi en sera adéquate dans l’esprit.
DÉMONSTRATION
Soit A, ce qui est commun et propre au corps humain et à certains corps extérieurs, et qui est également dans le corps humain et dans ces mêmes corps extérieurs, et qui enfin est également dans une partie comme dans le tout de chaque corps extérieur. De cet A, une idée adéquate sera donnée en Dieu (selon le corollaire de la proposition 7), aussi bien en tant qu’il a l’idée du corps humain qu’en tant qu’il a les idées des corps extérieurs supposés. Supposons maintenant que le corps humain soit affecté par un corps extérieur, au moyen de ce qu’il a de commun avec lui, c’est-à-dire de A : l’idée de cette affection enveloppera la propriété A (selon la proposition 16), et par conséquent (selon le même corollaire de la proposition 7) l’idée de cette affection, en tant qu’elle enveloppe la propriété A, sera adéquate en Dieu, en tant qu’il est affecté de l’idée du corps humain, c’est-à-dire (selon la proposition 13) en tant qu’il constitue la nature de l’esprit humain ; et par conséquent (selon le corollaire de la proposition 11) cette idée aussi est adéquate dans l’esprit humain.
[113]
COROLLAIRE
Il suit de là que l’esprit est d’autant plus apte à percevoir plusieurs choses de façon adéquate, que son corps a plus de choses communes avec d’autres corps.
PROPOSITION XL
Toutes les idées qui, dans l’esprit, suivent d’idées qui y sont adéquates, sont adéquates aussi.
DÉMONSTRATION
Cela est évident. Car lorsque nous disons que, dans l’esprit humain, une idée suit d’idées qui y sont adéquates, nous ne disons rien d’autre (selon le corollaire de la proposition 11), sinon que dans l’entendement divin lui-même est donnée une idée dont Dieu est cause, non en tant qu’il est infini, ni en tant qu’il est affecté des idées d’un très grand nombre de choses particulières, mais en tant seulement qu’il constitue l’essence de l’esprit humain.
SCOLIE I
J’ai expliqué ainsi la cause des notions qui sont appelées Communes, et qui sont les fondements de notre raisonnement. Mais d’autres causes sont données de certains axiomes ou notions, qu’il faudrait au fond expliquer selon cette méthode qui est la nôtre. Par là, en effet, on établirait quelles notions sont plus utiles en comparaison des autres, et quelles au contraire sont à peine de quelque usage ; ensuite quelles sont communes, et quelles sont claires et distinctes pour ceux-là seulement qui ne s’embarrassent pas de préjugés, et quelles enfin sont mal fondées. On établirait en outre d’où ces notions qu’on appelle Secondes, et conséquemment les axiomes qui sont fondés sur elles, ont tiré leur origine, et d’autres choses sur lesquelles j’ai autrefois réfléchi à propos de celles-ci. Mais, comme j’ai réservé ces sujets pour un autre Traité, et afin aussi de ne [114] pas provoquer d’ennui par une trop grande prolixité là-dessus, j’ai décidé de m’en abstenir ici.
Cependant, pour ne rien omettre de ce qu’il est nécessaire d’en savoir, j’indiquerai brièvement les causes d’où les termes dits Transcendantaux, comme Être, Chose, Quelque chose, ont tiré leur origine. Ces termes viennent de ce fait, que le corps humain, vu qu’il est limité, n’est capable de former distinctement en lui-même qu’un certain nombre d’images à la fois (j’ai expliqué ce qu’est l’image dans le scolie de la proposition 17) ; si ce nombre est dépassé, ces images commenceront à se confondre ; et si ce nombre d’images que le corps est capable de former distinctement en lui-même à la fois est de beaucoup dépassé, elles se confondront toutes entièrement entre elles. Puisqu’il en est ainsi, il est évident, d’après le corollaire de la proposition 17 et d’après la proposition 18, que l’esprit humain pourra imaginer distinctement à la fois autant de corps qu’il peut s’en former d’images à la fois dans son propre corps. Mais lorsque les images se confondent entièrement dans le corps, l’esprit aussi imaginera tous les corps confusément, sans aucune distinction, et les comprendra en quelque sorte sous un seul attribut, à savoir sous l’attribut de l’Être, de la Chose, etc. Cela peut aussi être déduit du fait que les images ne sont pas toujours de force égale, et d’autres causes analogues à celles-ci, qu’il n’est pas besoin d’expliquer ici, car pour le but que nous nous proposons, il suffit de n’en considérer qu’une seule. Toutes, en effet, reviennent à ceci, que ces termes signifient des idées confuses au plus haut degré.
D’autre part, c’est de causes semblables que sont nées ces notions que l’on appelle Universelles, telles que Homme, Cheval, Chien, etc., à savoir que tant d’images, des images d’hommes par exemple, se forment à la fois dans le corps humain, qu’elles dépassent la force d’imaginer, non pas complètement à la vérité, mais au point cependant que l’esprit ne puisse imaginer ni les petites différences qui existent entre chacun de ces hommes (telles que la couleur, [115] la grandeur, etc., de chacun), ni leur nombre déterminé, et qu’il n’imagine distinctement que cela seul en quoi tous conviennent, en tant que le corps est affecté par eux ; car c’est par cela que le corps a été affecté le plus, puisqu’il l’a été par chaque homme en particulier ; et cela, l’esprit l’exprime par le nom d’homme et il l’affirme d’une infinité d’êtres particuliers ; car, comme nous l’avons dit, il ne peut imaginer le nombre déterminé des êtres particuliers. Il faut d’ailleurs remarquer que ces notions ne sont pas formées de la même façon par tous, mais qu’elles varient chez chacun en raison de la chose par laquelle le corps a été plus souvent affecté, et que l’esprit imagine ou se rappelle plus facilement. Par exemple, ceux qui ont plus souvent considéré avec admiration la stature des hommes, entendront sous le nom d’homme un animal de stature droite, tandis que ceux qui ont accoutumé de considérer autre chose, se formeront des hommes une autre image commune, savoir : l’homme est un animal capable de rire, un animal à deux pieds sans plumes, un animal raisonnable ; et de même pour les autres choses, chacun, selon la disposition de son corps, s’en formera des images universelles. C’est pourquoi il n’est pas étonnant qu’entre les philosophes qui ont voulu expliquer les choses naturelles par les seules images des choses, soient nées tant de controverses.
SCOLIE II
De tout ce qui a été dit ci-dessus, il apparaît clairement que nous percevons beaucoup de choses et que nous formons des notions universelles :
1° Des choses particulières qui nous sont représentées par les sens d’une façon tronquée, confuse, et sans ordre pour l’entendement (voir le corollaire de la proposition 29) ; et c’est pourquoi j’ai accoutumé d’appeler de telles perceptions : connaissance par expérience vague.
[116]
2° Des signes, par exemple de ce que, entendant ou lisant certains mots, nous nous souvenons de choses et en formons certaines idées semblables à celles par lesquelles nous imaginons les choses (voir le scolie de la proposition 18). L’une et l’autre de ces façons de considérer les choses, je les appellerai par la suite : connaissance du premier genre, opinion, ou Imagination.
3° Enfin de ce que nous avons des notions communes et des idées adéquates des propriétés des choses (voir le corollaire de la proposition 38, la proposition 39 avec son corollaire et la proposition 40). Et cette façon, je l’appellerai Raison et connaissance du second genre.
Outre ces deux genres de connaissance, il en est donné un troisième, comme je le montrerai dans la suite, que nous appellerons Science intuitive. Et ce genre de connaissance s’étend de l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu à la connaissance adéquate de l’essence des choses.
J’expliquerai tout cela par l’exemple d’une seule chose.
Trois nombres, par exemple, sont donnés pour en obtenir un quatrième, qui soit au troisième comme le second est au premier. Des marchands n’hésitent pas à multiplier le second par le troisième et à diviser le produit par le premier, parce qu’ils n’ont pas encore oublié ce qu’ils ont appris de leur maître sans aucune démonstration, ou bien parce qu’ils ont souvent fait l’expérience de cette opération sur des nombres très simples, ou bien en vertu de la démonstration de la proposition 19 du livre VII d’Euclide, à savoir par la propriété commune des nombres proportionnels. Mais pour des nombres très simples, on n’a en rien besoin de ces moyens. Par exemple, les nombres 1, 2, 3 étant donnés, il n’est personne qui ne voie que le quatrième nombre proportionnel est 6, et cela d’autant plus clairement que, du rapport même que nous [117] voyons d’un coup d’œil entre le premier nombre et le second, nous concluons le quatrième.
PROPOSITION XLI
La connaissance du premier genre est l’unique cause de la fausseté, tandis que celle du second et du troisième est nécessairement vraie.
DÉMONSTRATION
Nous avons dit dans le scolie précédent qu’à la connaissance du premier genre appartiennent toutes les idées qui sont inadéquates et confuses ; par conséquent (selon la proposition 35) cette connaissance est l’unique cause de la fausseté. Nous avons dit ensuite qu’à la connaissance du second et du troisième genre appartiennent les idées qui sont adéquates ; par conséquent (selon la proposition 34) cette connaissance est nécessairement vraie. C.Q.F.D.
PROPOSITION XLII
La connaissance du second et du troisième genre, et non celle du premier, nous enseigne à distinguer le vrai du faux.
DÉMONSTRATION
Cette proposition est évidente par elle-même. Car qui sait distinguer entre le vrai et le faux, doit avoir une idée adéquate du vrai et du faux, c’est-à-dire (selon le scolie 2 de la proposition 40) connaître le vrai et le faux par le second ou le troisième genre de connaissance.
PROPOSITION XLIII
Qui a une idée vraie, sait en même temps qu’il a une idée vraie, et ne peut douter de la vérité de la chose.
[118]
DÉMONSTRATION
Une idée vraie en nous est celle qui est adéquate en Dieu, en tant qu’il s’explique par la nature de l’esprit humain (selon le corollaire de la proposition 11). Supposons donc qu’une idée adéquate A est donnée en Dieu, en tant qu’il s’explique par la nature de l’esprit humain. De cette idée doit être nécessairement aussi donnée en Dieu une idée qui se rapporte à Dieu de la même façon que l’idée A (selon la proposition 20, dont la démonstration est universelle). Mais l’idée A est supposée se rapporter à Dieu en tant qu’il s’explique par la nature de l’esprit humain ; donc l’idée de l’idée A doit aussi être rapportée à Dieu de la même façon ; c’est-à-dire (selon le même corollaire de la proposition 11) que cette idée adéquate de l’idée A sera dans l’esprit même qui a l’idée adéquate A. Donc celui qui a une idée adéquate, autrement dit (selon la proposition 34) celui qui connaît une chose vraiment, doit en même temps avoir une idée adéquate de sa connaissance, autrement dit une connaissance vraie ; c’est-à-dire (comme il est manifeste par soi) qu’il doit en même temps en être certain. C.Q.F.D.
SCOLIE
Dans le scolie de la proposition 21 de cette partie, j’ai expliqué ce que c’est que l’idée d’une idée ; mais il faut remarquer que la proposition précédente est suffisamment manifeste par elle-même. Car nul, qui a une idée vraie, n’ignore qu’une idée vraie enveloppe la certitude parfaite. Avoir une idée vraie, en effet, ne signifie rien d’autre que de connaître une chose parfaitement ou le mieux possible ; et certes personne n’en peut douter, à moins de penser qu’une idée est quelque chose de muet à l’imitation d’une peinture sur un tableau, et non un mode de penser, à savoir l’acte même de comprendre ; et, je le demande, qui peut savoir qu’il comprend une chose, s’il ne comprend auparavant la chose ? c’est-à-dire qui peut savoir qu’il est [119] certain d’une chose, s’il n’est auparavant certain de cette chose ? Ensuite que peut-il être donné de plus clair et de plus certain qu’une idée vraie, qui soit règle de vérité ? Certes, de même que la lumière manifeste elle-même et les ténèbres, de même la vérité est règle d’elle-même et du faux.
Et par là je pense avoir répondu à ces questions, savoir : Si une idée vraie se distingue d’une fausse, en tant seulement qu’elle est dite convenir avec l’objet qu’elle représente, une idée vraie n’a donc pas plus de réalité ou de perfection qu’une fausse (puisqu’elles se distinguent par la seule dénomination extrinsèque), et conséquemment un homme qui a des idées vraies ne l’emporte pas non plus sur celui qui n’en a que de fausses. Ensuite, d’où vient que les hommes ont des idées fausses ? Et enfin, d’où quelqu’un peut-il savoir de façon certaine qu’il a des idées qui conviennent avec les objets qu’elles représentent ? Or à ces questions, dis-je, je pense avoir déjà répondu. En effet, en ce qui concerne la différence entre une idée vraie et une idée fausse, il est établi par la proposition 35 que l’une et l’autre sont entre elles comme l’être et le non-être. Quant aux causes de la fausseté, je les ai montrées très clairement depuis la proposition 19 jusqu’à la proposition 35 avec son scolie. D’où il apparaît aussi quelle différence il y a entre un homme qui a des idées vraies et un homme qui n’en a que de fausses. En ce qui concerne enfin la dernière question, à savoir d’où un homme peut-il savoir qu’il a une idée qui convient avec l’objet qu’elle représente, je viens de montrer suffisamment et au-delà que cela provient seulement de ce qu’il a une idée qui convient avec l’objet qu’elle représente, autrement dit que la vérité est règle d’elle-même. Ajoutez à cela que notre esprit, en tant qu’il perçoit les choses vraiment, est une partie de l’entendement infini de Dieu (selon le corollaire de la proposition 11), et par conséquent il est aussi nécessaire que les idées claires et distinctes de l’esprit soient vraies que le sont les idées de Dieu.
[120]
PROPOSITION XLIV
Il n’est pas de la nature de la Raison de considérer les choses comme contingentes, mais comme nécessaires.
DÉMONSTRATION
Il est de la nature de la Raison de percevoir les choses de façon vraie (selon la proposition 41), à savoir (selon l’axiome 6 de la première partie) comme elles sont en soi, c’est-à-dire (selon la proposition 29, partie I) non comme contingentes, mais comme nécessaires. C.Q.F.D.
COROLLAIRE I
Il suit de là qu’il dépend de l’imagination seule que nous considérions les choses comme contingentes, tant par rapport au passé que par rapport au futur.
SCOLIE
Pour quelle raison il en est ainsi, je l’expliquerai brièvement. Nous avons montré plus haut (proposition 17 avec son corollaire) que l’esprit imagine toujours les choses comme lui étant présentes, quoique cependant elles n’existent pas, à moins que ne se rencontrent des causes qui excluent leur existence présente. En outre, nous avons montré (proposition 18) que, si le corps humain a été une fois affecté par deux corps extérieurs en même temps, lorsque l’esprit, dans la suite, imaginera l’un des deux, aussitôt il se souviendra également de l’autre, c’est-à-dire qu’il les considérera tous deux comme lui étant présents, à moins que ne se rencontrent des causes qui excluent leur existence présente. Personne d’ailleurs ne doute que nous n’imaginions aussi le temps, à savoir du fait que nous imaginons des corps se mouvant ou plus lentement ou plus rapidement les uns que les autres, ou avec une vitesse égale. Supposons donc un enfant, qui hier une première fois a vu Pierre le matin, Paul à midi et Siméon le soir, et [121] aujourd’hui de nouveau Pierre le matin. D’après la proposition 18, il est évident que, dès qu’il voit la lumière du matin, aussitôt il imaginera le soleil parcourant la même partie du ciel qu’il aura vue le jour précédent, autrement dit il imaginera le jour entier, et Pierre simultanément avec le matin, Paul avec le midi et Siméon avec le soir, c’est-à-dire qu’il imaginera l’existence de Paul et de Siméon en relation avec le temps futur ; et au contraire, s’il voit Siméon le soir, il rapportera Paul et Pierre au temps passé, c’est-à-dire en les imaginant simultanément avec le temps passé, et cela d’une façon d’autant plus constante qu’il les aura vus plus souvent dans ce même ordre. Que s’il arrive une fois que, quelque autre soir, il voie Jacques au lieu de Siméon, alors, le matin suivant, il imaginera avec le soir tantôt Siméon, tantôt Jacques, mais non tous deux ensemble. Car on suppose qu’il a vu, le soir, l’un des deux seulement, mais non tous deux ensemble. Aussi son imagination flottera-t-elle, et avec le soir futur il imaginera tantôt celui-ci, tantôt celui-là, c’est-à-dire qu’il ne considérera ni l’un ni l’autre comme un futur certain, mais l’un et l’autre comme un futur contingent. Et ce flottement de l’imagination sera le même, s’il s’agit de l’imagination de choses que nous considérons de la même façon en relation avec le temps passé ou avec le présent ; et conséquemment, les choses rapportées tant au temps présent qu’au passé ou au futur, nous les imaginerons comme contingentes.
COROLLAIRE II
Il est de la nature de la Raison de percevoir les choses sous une certaine espèce d’éternité.
DÉMONSTRATION
Il est de la nature de la Raison, en effet, de considérer les choses comme nécessaires, et non comme contingentes (selon la proposition précédente). Et cette nécessité des [122] choses, elle la perçoit (selon la proposition 41) de façon vraie, c’est-à-dire (selon l’axiome 6 de la première partie) comme elle est en soi. Mais (selon la proposition 16, partie I) cette nécessité des choses est la nécessité même de la nature éternelle de Dieu. Il est donc de la nature de la Raison de considérer les choses sous cette espèce d’éternité. Ajoutez que les fondements de la Raison sont (suivant la proposition 38) des notions qui expliquent ce qui est commun à toutes choses, et qui (selon la proposition 37) n’expliquent l’essence d’aucune chose particulière, et qui par conséquent doivent être conçues sans aucune relation de temps, mais sous une certaine espèce d’éternité. C.Q.F.D.
PROPOSITION XLV
Toute idée de quelque corps, ou de chose particulière existant en acte, enveloppe nécessairement l’essence éternelle et infinie de Dieu.
DÉMONSTRATION
L’idée d’une chose particulière existant en acte enveloppe nécessairement tant l’essence que l’existence de cette chose (selon le corollaire de la proposition 8). Or les choses particulières (selon la proposition 15, partie I) ne peuvent être conçues sans Dieu ; mais comme (selon la proposition 6) elles ont Dieu pour cause, en tant qu’on le considère sous l’attribut dont les choses mêmes sont des modes, leurs idées doivent nécessairement (selon l’axiome 4 de la première partie) envelopper le concept de leur attribut, c’est-à-dire (selon la définition 6 de la première partie) l’essence éternelle et infinie de Dieu. C.Q.F.D.
SCOLIE
Ici, par existence, je n’entends pas la durée, c’est-à-dire l’existence en tant qu’elle est conçue de façon abstraite [123] et comme une certaine espèce de quantité. Je parle, en effet, de la nature même de l’existence, laquelle est attribuée aux choses particulières, parce que, de la nécessité éternelle de la nature de Dieu, suivent une infinité de choses en une infinité de modes (voir la proposition 16, partie I). Je parle, dis-je, de l’existence même des choses particulières, en tant qu’elles sont en Dieu. Car, bien que chacune soit déterminée par une autre chose particulière à exister d’une certaine façon, la force cependant par laquelle chacune persévère dans l’existence, suit de la nécessité éternelle de la nature de Dieu. Voir à ce sujet le corollaire de la proposition 24 de la première partie.
PROPOSITION XLVI
La connaissance de l’essence éternelle et infinie de Dieu qu’enveloppe chaque idée, est adéquate et parfaite.
DÉMONSTRATION
La démonstration de la proposition précédente est universelle, et, que l’on considère une chose comme une partie ou comme un tout, son idée, que ce soit du tout ou de la partie, enveloppera (selon la proposition précédente) l’essence éternelle et infinie de Dieu. Donc ce qui donne la connaissance de l’essence éternelle et infinie de Dieu, est commun à toutes choses et est également dans une partie comme dans le tout ; et par conséquent (selon la proposition 38) cette connaissance sera adéquate. C.Q.F.D.
PROPOSITION XLVII
L’esprit humain a une connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu.
[124]
DÉMONSTRATION
L’esprit humain a des idées (selon la proposition 22), par lesquelles il se perçoit lui-même (selon la proposition 23), et son propre corps (selon la proposition 19) et (selon le corollaire 1 de la proposition 16 et la proposition 17) les corps extérieurs, comme existant en acte ; par conséquent (selon les propositions 45 et 46) il a une connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu. C.Q.F.D.
SCOLIE
Nous voyons par là que l’essence infinie de Dieu et son éternité sont connues de tous. Or, comme toutes choses sont en Dieu et sont conçues par Dieu, il suit que de cette connaissance nous pouvons déduire un très grand nombre de choses que nous pouvons connaître de façon adéquate, et former ainsi ce troisième genre de connaissance dont nous avons parlé dans le scolie 2 de la proposition 40, et de l’excellence et de l’utilité duquel ce sera le lieu pour nous de parler dans la cinquième partie. Que d’ailleurs les hommes n’aient pas une connaissance également claire de Dieu et des notions communes, cela provient de ce qu’ils ne peuvent imaginer Dieu comme ils font des corps, et qu’ils ont joint le nom Dieu aux images des choses qu’ils ont coutume de voir, ce que les hommes peuvent à peine éviter, parce qu’ils sont continuellement affectés par les corps extérieurs. Et certes la plupart des erreurs consistent en cela seul, que nous n’appliquons pas correctement des noms aux choses. Car lorsque quelqu’un dit que les lignes qui sont menées du centre d’un cercle à sa circonférence sont inégales, il entend par cercle, au moins alors, certainement autre chose que ne font les mathématiciens. De même, lorsque des hommes se trompent dans un calcul, ils ont dans l’esprit d’autres nombres que ceux qu’ils ont sur le papier. C’est pourquoi, si l’on a égard à leur esprit, ils ne se trompent certes pas ; cepen-[125]dant ils paraissent se tromper, parce que nous pensons qu’ils ont dans l’esprit les nombres qui sont sur le papier. S’il n’en était pas ainsi, nous ne croirions pas qu’ils se trompent en rien ; de même que récemment lorsque j’entendis quelqu’un crier que sa maison s’était envolée sur la poule de son voisin, je n’ai pas cru qu’il se trompait, parce que son intention me paraissait assez claire. Et c’est de là que naissent la plupart des controverses, à savoir de ce que les hommes n’expliquent pas correctement leur pensée ou qu’ils interprètent mal la pensée d’autrui. Car, en réalité, lorsqu’ils se contredisent le plus, ils pensent les mêmes choses ou bien des choses différentes, de sorte que ce qu’ils considèrent chez autrui comme des erreurs et des absurdités, n’en est pas.
PROPOSITION XLVIII
Il n’y a dans l’esprit aucune volonté absolue ou libre ; mais l’esprit est déterminé à vouloir ceci ou cela par une cause, qui est aussi déterminée par une autre, et celle-ci à son tour par une autre, et ainsi à l’infini.
DÉMONSTRATION
L’esprit est un mode de penser certain et déterminé (selon la proposition 11), et par conséquent (selon le corollaire 2 de la proposition 17, partie I) il ne peut être la cause libre de ses actions, autrement dit il ne peut avoir la faculté absolue de vouloir et de ne pas vouloir ; mais il doit être déterminé (selon la proposition 28, partie I) à vouloir ceci ou cela par une cause, qui est aussi déterminée par une autre, et celle-ci à son tour par une autre, etc. C.Q.F.D.
[126]
SCOLIE
On démontre de la même façon qu’il n’est donné dans l’esprit aucune faculté absolue de comprendre, de désirer, d’aimer, etc. D’où il suit que ces facultés et les facultés semblables, ou sont absolument fictives, ou ne sont rien que des êtres métaphysiques, autrement dit universels, que nous avons coutume de former des choses particulières. De sorte que l’entendement et la volonté sont avec telle et telle idée ou avec telle et telle volition dans le même rapport que la lapidéité avec telle et telle pierre, ou que l’homme avec Pierre et Paul. Quant à la cause pourquoi les hommes pensent qu’ils sont libres, nous l’avons expliquée dans l’appendice de la première partie.
Mais avant de poursuivre, il convient de remarquer ici que, par Volonté, j’entends la faculté d’affirmer et de nier, et non le désir ; j’entends, dis-je, la faculté par laquelle l’esprit affirme ou nie ce qui est vrai ou ce qui est faux, et non le désir par lequel l’esprit appète les choses ou les a en aversion.
Et, après avoir démontré que ces facultés sont des notions universelles qui ne se distinguent pas des choses particulières desquelles nous les formons, il faut maintenant rechercher si les volitions elles-mêmes sont quelque chose à part les idées mêmes des choses. Il faut rechercher, dis-je, s’il est donné dans l’esprit une autre affirmation et négation à part celle qu’enveloppe l’idée en tant qu’elle est idée, et à ce sujet voyez la proposition suivante ainsi que la définition 3, afin que la pensée ne se range pas parmi les peintures. Car, par idées, je n’entends pas des images telles qu’il s’en forme dans le fond de l’œil et, si l’on veut, au milieu du cerveau, mais des concepts de la pensée.
[127]
PROPOSITION XLIX
II n’est donné dans l’esprit aucune volition, autrement dit aucune affirmation et négation, à part celle qu’enveloppe l’idée, en tant qu’elle est idée.
DÉMONSTRATION
Dans l’esprit (selon la proposition précédente) il n’est donné aucune faculté absolue de vouloir et de ne pas vouloir, mais seulement des volitions particulières, à savoir telle et telle affirmation et telle et telle négation. Concevons donc quelque volition particulière, par exemple, le mode de penser par lequel l’esprit affirme que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits. Cette affirmation enveloppe le concept, autrement dit l’idée du triangle, c’est-à-dire qu’elle ne peut être conçue sans l’idée du triangle. Car c’est la même chose, si je dis que A doit envelopper le concept de B, que si je dis que A ne peut être conçu sans B. De plus, cette affirmation (selon l’axiome 3) ne peut être non plus sans l’idée du triangle. Donc cette affirmation ne peut, sans l’idée du triangle, ni être ni être conçue. En outre, cette idée du triangle doit envelopper cette même affirmation, à savoir que ses trois angles sont égaux à deux droits. C’est pourquoi, inversement aussi, cette idée du triangle ne peut, sans cette affirmation, ni être ni être conçue, et par conséquent (selon la définition 2) cette affirmation appartient à l’essence de l’idée du triangle, et n’est autre chose que cette idée même. Et ce que nous avons dit de cette volition (puisque nous l’avons choisie à notre gré) doit être également dit de n’importe quelle volition, à savoir qu’elle n’est rien en dehors de l’idée. C.Q.F.D.
COROLLAIRE
La volonté et l’entendement sont une seule et même chose.
[128]
DÉMONSTRATION
La volonté et l’entendement ne sont rien à part les volitions et les idées particulières elles-mêmes (selon la proposition 48 et son scolie). Or une volition particulière et une idée particulière (selon la proposition précédente) sont une seule et même chose. Donc la volonté et l’entendement sont une seule et même chose. C.Q.F.D.
SCOLIE
Par là, nous avons ruiné la cause qui est communément attribuée à l’erreur. Plus haut d’ailleurs, nous avons montré que la fausseté consiste dans la seule privation qu’enveloppent les idées tronquées et confuses. C’est pourquoi une idée fausse, en tant qu’elle est fausse, n’enveloppe pas la certitude. Lorsque donc nous disons qu’un homme acquiesce à des idées fausses et qu’il n’en doute pas, nous ne disons pas pour cela qu’il est certain, mais seulement qu’il ne doute pas, ou qu’il acquiesce à des idées fausses, parce que nulles causes ne sont données qui fassent que son imagination soit flottante. Voir à ce sujet le scolie de la proposition 44. Dans quelque mesure donc qu’un homme soit supposé adhérer à des idées fausses, jamais pourtant nous ne dirons qu’il est certain. Car, par certitude, nous entendons quelque chose de positif (voir la proposition 43 avec son scolie), et non la privation de doute. Et par privation de certitude, nous entendons la fausseté.
Mais en vue d’une plus ample explication de la proposition précédente, il reste à faire certaines recommandations. Il me reste ensuite à répondre aux objections qui peuvent être opposées à cette doctrine qui est la nôtre. Et enfin, pour écarter tout scrupule, j’ai jugé qu’il valait la peine d’indiquer certains avantages de cette doctrine : certains, dis-je, car les principaux se comprendront mieux par ce que nous dirons dans la cinquième partie.
Je commence donc par le premier point, et j’avertis les lecteurs de distinguer soigneusement entre une idée, autre-[129]ment dit un concept de l’esprit, et les images des choses que nous imaginons. Il est nécessaire ensuite qu’ils distinguent entre les idées et les mots par lesquels nous désignons les choses. Parce que, en effet, beaucoup d’hommes, ou bien confondent entièrement ces trois choses : les images, les mots et les idées, ou bien parce qu’ils ne les distinguent pas avec assez de soin, ou bien enfin pas avec assez de précaution, ils ont complètement ignoré cette doctrine relative à la volonté, qu’il est cependant nécessaire de connaître, tant pour la spéculation que pour la sage disposition de la vie. – Ceux qui, en effet, pensent que les idées consistent dans les images qui se forment en nous par la rencontre des corps, se persuadent que ces idées des choses dont nous ne pouvons former aucune semblable image ne sont pas des idées, mais seulement des fictions que nous nous figurons d’après le libre arbitre de la volonté ; ils regardent donc les idées comme des peintures muettes sur un tableau et, préoccupés de ce préjugé, ils ne voient pas qu’une idée, en tant qu’elle est idée, enveloppe une affirmation ou une négation. – D’autre part, ceux qui confondent les mots avec l’idée, ou avec l’affirmation même qu’enveloppe l’idée, pensent qu’ils peuvent vouloir contrairement à ce qu’ils sentent, alors que, en paroles seulement, ils affirment ou nient quelque chose contrairement à ce qu’ils sentent. – Mais celui-là pourra facilement se dépouiller de ces préjugés, qui porte attention à la nature de la Pensée, laquelle n’enveloppe pas du tout le concept de l’Étendue, et en conséquence il comprendra clairement que l’idée (puisqu’elle est un mode de penser) ne consiste ni dans l’image de quelque chose ni dans des mots. Car l’essence des mots et des images est constituée seulement par des mouvements corporels qui n’enveloppent pas du tout le concept de la pensée.
Ce peu de recommandations peuvent suffire à ce sujet ; aussi je passe aux objections dont j’ai parlé.
La première de ces objections, c’est que l’on juge comme établi que la volonté s’étend plus loin que l’entendement, [130] et par conséquent qu’elle en est différente. Quant à la raison pourquoi l’on pense que la volonté s’étend plus loin que l’entendement, c’est que l’on dit savoir par expérience que l’on n’a pas besoin d’une faculté de donner son assentiment, autrement dit d’affirmer et de nier, plus grande que celle que nous avons déjà, pour donner son assentiment sur une infinité d’autres choses que nous ne percevons pas, tandis qu’on aurait besoin d’une plus grande faculté de comprendre. Donc la volonté se distingue de l’entendement, en ce que celui-ci est fini, tandis que celle-là est infinie.
En second lieu, on peut nous objecter que l’expérience semble ne nous enseigner rien de plus clair, sinon que nous pouvons suspendre notre jugement de façon à ne pas donner notre assentiment sur les choses que nous percevons ; ce qui est encore confirmé par le fait que personne n’est dit se tromper en tant qu’il perçoit quelque chose, mais en tant seulement qu’il donne ou qu’il refuse son assentiment. Par exemple, celui qui se figure un cheval ailé, n’accorde pas pour cela qu’il est donné un cheval ailé, c’est-à-dire qu’il ne se trompe pas pour cela, à moins qu’il n’accorde en même temps qu’il est donné un cheval ailé. L’expérience semble donc n’enseigner rien de plus clair, sinon que la volonté, autrement dit la faculté de donner son assentiment, est libre, et différente de la faculté de comprendre.
En troisième lieu, on peut objecter qu’une affirmation ne semble pas contenir plus de réalité qu’une autre, c’est-à-dire que nous ne semblons pas avoir besoin d’une puissance plus grande pour affirmer que ce qui est vrai est vrai, que pour affirmer que quelque chose qui est faux est vrai ; tandis que nous percevons qu’une idée a plus de réalité, autrement dit de perfection, qu’une autre, car autant des objets l’emportent les uns sur les autres, autant aussi leurs idées sont plus parfaites les unes que les autres ; d’où une différence paraît encore s’établir entre la volonté et l’entendement.
[131]
En quatrième lieu, on peut objecter : Si l’homme n’agit pas d’après la liberté de sa volonté, qu’arrivera-t-il donc, s’il est en équilibre comme l’âne de Buridan ? périra-t-il de faim et de soif ? Si j’accorde cela, je semblerai concevoir un âne ou une statue d’homme, et non un homme ; si au contraire je le nie, il se déterminera donc lui-même, et conséquemment il a la faculté d’aller et de faire ce qu’il veut.
Peut-être d’autres objections, en dehors de celles-ci, peuvent-elles être opposées ; mais comme je ne suis pas tenu de m’appesantir sur les rêves que chacun peut faire, je prendrai soin de ne répondre qu’aux objections ci-dessus, et cela aussi brièvement que je pourrai.
À l’égard donc de la première, je dis que j’accorde que la volonté s’étend plus loin que l’entendement, si par entendement on comprend seulement les idées claires et distinctes ; mais je nie que la volonté s’étende plus loin que les perceptions, autrement dit que la faculté de concevoir ; et je ne vois nullement pourquoi la faculté de vouloir doit être dite infinie plutôt que la faculté de sentir ; de même, en effet, que nous pouvons, avec la même faculté de vouloir, affirmer une infinité de choses (l’une après l’autre toutefois, car nous n’en pouvons affirmer une infinité à la fois), de même aussi, avec la même faculté de sentir, nous pouvons sentir, autrement dit percevoir, une infinité de corps (l’un après l’autre, bien entendu). Que si l’on dit qu’une infinité de choses sont données que nous ne pouvons percevoir, je réplique que nous ne pouvons les atteindre par aucune pensée, et conséquemment par aucune faculté de vouloir. Mais, dit-on, si Dieu voulait faire que nous les perçussions aussi, il devrait nous donner à la vérité une plus grande faculté de percevoir, mais non une plus grande faculté de vouloir que celle qu’il nous a donnée ; ce qui est la même chose que si l’on disait que, si Dieu voulait faire que nous comprissions une infinité d’autres êtres, il serait nécessaire à la vérité qu’il nous donnât, pour embrasser l’infinité de ces êtres, un enten-[132]dement plus grand, mais non une idée plus universelle de l’être, qu’il ne nous en a donné. Car nous avons montré que la volonté est un être universel, autrement dit une idée par laquelle nous expliquons toutes les volitions particulières, c’est-à-dire ce qui est commun à toutes ces volitions. Puisque donc l’on croit que cette idée commune ou universelle de toutes les volitions est une faculté, il n’est nullement étonnant que l’on dise que cette faculté s’étend à l’infini au-delà des limites de l’entendement. Car l’universel se dit également d’un et de plusieurs comme d’une infinité d’individus.
À la seconde objection je réponds en niant que nous ayons le libre pouvoir de suspendre notre jugement. Car lorsque nous disons que quelqu’un suspend son jugement, nous ne disons rien d’autre sinon qu’il voit qu’il ne perçoit pas une chose de façon adéquate. La suspension du jugement est donc en réalité une perception, et non une volonté libre. Afin de le comprendre clairement, concevons un enfant qui imagine un cheval et ne perçoit rien d’autre. Puisque cette imagination enveloppe l’existence du cheval (selon le corollaire de la proposition 17), et que l’enfant ne perçoit rien qui enlève l’existence du cheval, il considérera nécessairement le cheval comme présent : et il ne pourra douter de son existence, quoiqu’il n’en soit pas certain. De cela d’ailleurs nous faisons chaque jour l’expérience dans les rêves, et je ne crois pas qu’il y ait quelqu’un qui pense, pendant qu’il rêve, avoir le libre pouvoir de suspendre son jugement des choses dont il rêve, et de faire qu’il ne rêve pas ce qu’il rêve qu’il voit ; et néanmoins il arrive que, même dans les rêves, nous suspendons notre jugement, à savoir lorsque nous rêvons que nous rêvons. J’accorde donc que personne ne se trompe en tant qu’il perçoit, c’est-à-dire que, les imaginations de l’esprit considérées en soi, j’accorde qu’elles n’enveloppent point d’erreur (voir le scolie de la proposition 17) ; mais je nie qu’un homme n’affirme rien en tant qu’il perçoit. En effet, percevoir un cheval ailé, qu’est-ce autre chose que [133] d’affirmer d’un cheval qu’il a des ailes ? Car si l’esprit ne percevait rien d’autre à part un cheval ailé, il le considérerait comme lui étant présent, et n’aurait aucun motif de douter de son existence ni aucune faculté d’y refuser son assentiment, à moins que l’imagination d’un cheval ailé ne soit jointe à une idée qui enlève l’existence de ce même cheval, ou que l’esprit ne perçoive que l’idée qu’il a d’un cheval ailé est inadéquate, et alors ou bien il niera nécessairement l’existence de ce cheval, ou bien il en doutera nécessairement.
Et par là je pense avoir répondu aussi à la troisième objection, à savoir que la volonté est quelque chose d’universel qui s’applique à toutes les idées, et qui ne signifie que ce qui est commun à toutes les idées, à savoir une affirmation, dont par conséquent l’essence adéquate, en tant qu’elle est ainsi conçue de façon abstraite, doit être en chaque idée, et pour cette raison seulement la même dans toutes ; mais non en tant qu’on la considère comme constituant l’essence de l’idée, car en ce sens, les affirmations particulières diffèrent entre elles comme les idées elles-mêmes. Par exemple, l’affirmation qu’enveloppe l’idée du cercle diffère de celle qu’enveloppe l’idée du triangle autant que l’idée du cercle diffère de l’idée du triangle. Ensuite je nie absolument que nous ayons besoin d’une égale puissance de penser pour affirmer que ce qui est vrai est vrai que pour affirmer que ce qui est faux est vrai. En effet, ces deux affirmations, si on a égard à l’esprit, sont réciproquement entre elles comme l’être est au non-être, car il n’est dans les idées rien de positif qui constitue la forme de la fausseté (voir la proposition 35 avec son scolie et le scolie de la proposition 47). C’est pourquoi il convient de remarquer ici avant tout que nous nous trompons facilement quand nous confondons les choses universelles avec les particulières, et les êtres de raison et les abstractions avec les réalités.
En ce qui concerne enfin la quatrième objection, je dis que j’accorde entièrement qu’un homme placé dans un tel [134] équilibre (c’est-à-dire qui ne perçoit rien d’autre que la soif et la faim, tel aliment et telle boisson qui sont également distants de lui) périra de faim et de soif. Me demande-t-on si un tel homme ne doit pas être regardé comme un âne plutôt que comme un homme ? je dis que je l’ignore, de même que j’ignore aussi comment doit être regardé celui qui se pend, et comment doivent être regardés les enfants, les insensés, les fous, etc.
Il reste enfin à indiquer combien la connaissance de cette doctrine sert à l’usage de la vie, ce que nous reconnaîtrons facilement d’après les remarques suivantes :
1° Elle est utile en tant qu’elle enseigne que nous agissons par la seule volonté de Dieu et que nous participons de la nature divine, et cela d’autant plus que nous accomplissons des actions plus parfaites et que nous comprenons Dieu de plus en plus. Cette doctrine donc, outre qu’elle rend l’âme absolument tranquille, a cela encore qu’elle nous enseigne en quoi consiste notre suprême félicité, autrement dit notre béatitude, à savoir dans la seule connaissance de Dieu, par laquelle nous sommes induits à n’accomplir que les actions que conseillent l’amour et la moralité. D’où nous comprenons clairement combien s’écartent de la vraie estimation de la vertu ceux qui, pour leur vertu et leurs meilleures actions, comme pour leur suprême servitude, attendent d’être comblés par Dieu des suprêmes récompenses, comme si la vertu elle-même et la servitude à l’égard de Dieu n’étaient pas la félicité même et la suprême liberté.
2° Elle est utile en tant qu’elle enseigne comment nous devons nous comporter à l’égard des choses de la fortune, autrement dit qui ne sont pas en notre pouvoir, c’est-à-dire à l’égard des choses qui ne suivent pas de notre nature, savoir : attendre et supporter d’une âme égale l’une et l’autre face de la fortune, puisque certes toutes choses suivent de l’éternelle décision de Dieu avec la même nécessité qu’il suit de l’essence du triangle que ses trois angles sont égaux à deux droits.
[135]
3° Cette doctrine sert à la vie sociale en tant qu’elle enseigne à n’avoir personne en haine, à ne mépriser personne, à ne tourner personne en ridicule, à ne se fâcher contre personne, à ne porter envie à personne ; en tant qu’elle enseigne en outre à chacun à être content de ce qu’il a, et à aider le prochain, non par pitié de femme, par partialité ni par superstition, mais sous la seule conduite de la Raison, c’est-à-dire selon que le temps et la chose le demandent, comme je le montrerai dans la troisième partie.
4° Cette doctrine enfin ne sert pas peu encore à la société commune, en tant qu’elle enseigne selon quelle raison les citoyens doivent être gouvernés et conduits, afin certes qu’ils ne soient pas esclaves, mais qu’ils accomplissent librement les actions qui sont les meilleures.
J’ai achevé ainsi ce que j’avais décidé de traiter dans ce scolie, et je termine ici cette seconde partie, dans laquelle je pense avoir expliqué la nature de l’Esprit humain et ses propriétés assez abondamment et, autant que la difficulté du sujet le permet, assez clairement ; dans laquelle aussi je pense avoir donné tels renseignements d’où peuvent être tirées beaucoup d’excellentes conclusions, utiles au plus haut degré et nécessaires à connaître, comme il sera en partie établi dans la suite.
FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE
L’ÉTHIQUE
TROISIÈME
PARTIE
DE L’ORIGINE
ET DE LA NATURE
DES SENTIMENTS
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[137]
La plupart de ceux qui ont écrit sur les sentiments et sur la manière de vivre des hommes paraissent traiter, non de choses naturelles qui suivent les lois communes de la Nature, mais de choses qui sont en dehors de la Nature. Bien plus, ils paraissent concevoir l’homme dans la Nature comme un empire dans un empire. Car ils croient que l’homme trouble l’ordre de la Nature plutôt qu’il ne le suit, qu’il a sur ses actions une puissance absolue et qu’il ne se détermine d’autre part que de lui-même. Ensuite la cause de l’impuissance et de l’inconstance humaines, ils l’attribuent, non à la puissance commune de la Nature, mais à je ne sais quel vice de la nature humaine : aussi pleurent-ils, rient-ils à son sujet, la méprisent-ils ou, comme il advient le plus souvent, la détestent-ils ; et celui qui sait avec le plus d’éloquence ou de subtilité blâmer l’impuissance de l’esprit humain, est regardé comme divin. Il n’a cependant pas manqué d’hommes éminents (au labeur et à l’industrie desquels nous avouons devoir beaucoup), qui ont écrit sur la droite conduite de la vie [138] beaucoup de choses excellentes et ont donné aux mortels des conseils pleins de prudence ; mais la nature et les forces des sentiments et ce que peut au contraire l’esprit pour les régler, personne, que je sache, ne l’a déterminé. Je sais, à la vérité, que le très célèbre Descartes, encore qu’il ait cru que l’esprit possède sur ses actions une puissance absolue, s’est appliqué cependant à expliquer les sentiments humains par leurs causes premières et à montrer en même temps la voie par laquelle l’esprit peut avoir sur les sentiments un empire absolu ; mais, à mon avis, il n’a rien montré à part la pénétration de sa grande intelligence, comme je le démontrerai en son lieu.
J’en veux donc revenir à ceux qui préfèrent détester ou railler les sentiments et les actions des hommes, plutôt que de les comprendre. À ceux-là sans doute il paraîtra étonnant que j’entreprenne de traiter des vices et des sottises des hommes suivant la méthode géométrique, et que je veuille démontrer par un raisonnement positif ce qu’ils crient sans cesse répugner à la Raison et être vain, absurde et horrible. Mais voici ma raison. Il ne se produit rien dans la Nature qui puisse être attribué à un vice de celle-ci ; car la Nature est toujours la même, et partout sa vertu et sa puissance d’agir est une et la même, c’est-à-dire que les lois et les règles de la Nature, suivant lesquelles toutes choses se produisent et changent d’une forme à une autre, sont partout et toujours les mêmes, et par conséquent il ne doit y avoir aussi qu’une seule et même manière de comprendre la nature des choses, quelles qu’elles soient, à savoir au moyen des lois et des règles universelles de la Nature.
C’est pourquoi les sentiments de la haine, de la colère, de l’envie, etc., considérés en soi, suivent de la même nécessité et de la même vertu de la Nature que les autres choses particulières ; et par suite ils reconnaissent des causes certaines par lesquelles on les comprend, et ils ont des propriétés certaines, également dignes de notre connaissance que les propriétés de toute autre chose par la seule considération [139] de laquelle nous sommes charmés. Je traiterai donc de la nature et des forces des sentiments et de la puissance de l’esprit sur eux selon la même méthode dont j’ai traité dans les parties précédentes de Dieu et de l’Esprit, et je considérerai les actions et les appétits humains de même que s’il était question de lignes, de plans ou de corps.
DÉFINITIONS
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I. – J’APPELLE CAUSE ADÉQUATE CELLE DONT ON PEUT CLAIREMENT ET DISTINCTEMENT PERCEVOIR L’EFFET PAR ELLE-MÊME. JE NOMME, AU CONTRAIRE, CAUSE INADÉQUATE, OU PARTIELLE, CELLE DONT ON NE PEUT COMPRENDRE L’EFFET PAR ELLE SEULE.
II. – JE DIS QUE NOUS SOMMES ACTIFS, LORSQUE, EN NOUS OU HORS DE NOUS, IL SE PRODUIT QUELQUE CHOSE DONT NOUS SOMMES LA CAUSE ADÉQUATE, C’EST-A-DIRE (SELON LA DÉFINITION PRÉCÉDENTE) LORSQUE DE NOTRE NATURE IL SUIT EN NOUS OU HORS DE NOUS QUELQUE CHOSE QUE L’ON PEUT COMPRENDRE CLAIREMENT ET DISTINCTEMENT PAR ELLE SEULE. MAIS JE DIS, AU CONTRAIRE, QUE NOUS SOMMES PASSIFS, LORSQU’IL SE PRODUIT EN NOUS QUELQUE CHOSE, OU QUE DE NOTRE NATURE SUIT QUELQUE CHOSE DONT NOUS NE SOMMES QUE LA CAUSE PARTIELLE.
III. – PAR SENTIMENTS, J’ENTENDS LES AFFECTIONS CORPS, PAR LESQUELLES LA PUISSANCE D’AGIR DE CE CORPS EST AUGMENTÉE OU DIMINUÉE, AIDÉE OU EMPÊCHÉE, ET EN MÊME TEMPS LES IDÉES DE CES AFFECTIONS.
Si donc nous pouvons être cause adéquate de quelqu’une de ces affections, j’entends alors par sentiment une action ; dans les autres cas, une passion.
[140]
POSTULATS
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I. – LE CORPS HUMAIN PEUT ÊTRE AFFECTÉ DE BEAUCOUP DE FAÇONS, PAR LESQUELLES SA PUISSANCE D’AGIR EST AUGMENTÉE OU DIMINUÉE, ET D’AUTRES FAÇONS AUSSI QUI NE RENDENT SA PUISSANCE D’AGIR NI PLUS GRANDE NI PLUS PETITE.
Ce postulat ou axiome s’appuie sur le postulat 1 et les lemmes 5 et 7 que l’on voit après la proposition 13 de la deuxième partie.
II. – LE CORPS HUMAIN PEUT SUBIR BEAUCOUP DE CHANGEMENTS, ET NÉANMOINS RETENIR LES IMPRESSIONS OU TRACES DES OBJETS (VOIR A CE SUJET LE POSTULAT 5 DE LA DEUXIÈME PARTIE), ET CONSÉQUEMMENT LES IMAGES MÊMES DES CHOSES (POUR LEUR DÉFINITION, VOIR LE SCOLIE DE LA PROPOSITION 17 DE LA DEUXIÈME PARTIE).
PROPOSITION I
Notre esprit est actif en certaines choses, mais passif en d’autres, savoir : dans la mesure où il a des idées adéquates, il est nécessairement actif en certaines choses, et dans la mesure où il a des idées inadéquates, il est nécessairement passif en certaines choses.
DÉMONSTRATION
Les idées de tout esprit humain sont, les unes adéquates, et les autres tronquées et confuses (selon le scolie de la proposition 40, partie II). Or les idées qui sont adéquates dans l’esprit de quelqu’un, sont adéquates en Dieu, en tant qu’il constitue l’essence de cet esprit (selon le corollaire de la proposition 11, partie II), et quant à celles qui sont inadéquates dans l’esprit, elles sont encore adéquates en Dieu (selon le même corollaire), non en tant qu’il contient seulement l’essence de cet esprit, mais encore en tant qu’il contient en soi en même temps les esprits des autres choses. En outre, de toute idée donnée doit suivre néces-[141]sairement quelque effet (selon la proposition 36, partie I), duquel effet Dieu est la cause adéquate (voir la définition 1), non en tant qu’il est infini, mais en tant qu’on le considère comme affecté de cette idée donnée (voir la proposition 9, partie II). Mais de cet effet, dont Dieu est la cause en tant qu’il est affecté d’une idée qui est adéquate dans l’esprit de quelqu’un, ce même esprit est la cause adéquate (selon le corollaire de la proposition 11, partie II). Donc notre esprit (selon la définition 2), en tant qu’il a des idées adéquates, est nécessairement actif en certaines choses. Ce qui était le premier point.
D’autre part, tout ce qui suit nécessairement d’une idée qui est adéquate en Dieu, non en tant qu’il a seulement en soi l’esprit d’un seul homme, mais en tant qu’il a les esprits des autres choses en même temps que l’esprit de cet homme, de cela (selon le même corollaire de la proposition 11, partie II) l’esprit de cet homme n’est pas la cause adéquate, mais la cause partielle ; et par suite (selon la définition 2), l’esprit, en tant qu’il a des idées inadéquates, est nécessairement passif en certaines choses. Ce qui était le second point. – Donc notre esprit, etc. C.Q.F.D.
COROLLAIRE
Il suit de là que l’esprit est sujet à d’autant plus de passions qu’il a plus d’idées inadéquates, et au contraire qu’il est d’autant plus actif qu’il a plus d’idées adéquates.
PROPOSITION II
Ni le corps ne peut déterminer l’esprit à penser, ni l’esprit ne peut déterminer le corps au mouvement, ou au repos, ou à quelque chose d’autre (s’il en est).
[142]
DÉMONSTRATION
Tous les modes de penser ont pour cause Dieu en tant qu’il est chose pensante, et non en tant qu’il s’explique par un autre attribut (selon la proposition 6, partie II) ; donc ce qui détermine l’esprit à penser est un mode du Penser et non de l’Étendue, c’est-à-dire (selon la définition 1, partie II) n’est pas un corps. Ce qui était le premier point.
D’autre part, le mouvement et le repos d’un corps doivent provenir d’un autre corps, qui a été déterminé aussi au mouvement ou au repos par un autre, et absolument, tout ce qui survient dans un corps a dû provenir de Dieu, en tant qu’on le considère comme affecté de quelque mode de l’Étendue, et non de quelque mode du Penser (selon la même proposition 6, partie II), c’est-à-dire que cela ne peut provenir de l’esprit, qui (selon la proposition 11, partie II) est un mode de penser. Ce qui était le second point. – Donc ni le corps ne peut déterminer l’esprit, etc. C.Q.F.D.
SCOLIE
Ceci se comprend plus clairement par ce qui a été dit dans le scolie de la proposition 7 de la deuxième partie, à savoir que l’esprit et le corps sont une seule et même chose, qui est conçue tantôt sous l’attribut de la Pensée, tantôt sous l’attribut de l’Étendue. D’où il provient que l’ordre, autrement dit l’enchaînement des choses est un, que la Nature soit conçue sous celui-ci ou sous celui-là de ces attributs ; conséquemment que l’ordre des actions et des passions de notre corps va, par nature, de pair avec l’ordre des actions et des passions de l’esprit. Ce qui est encore évident par la façon dont nous avons démontré la proposition 12 de la deuxième partie.
Mais, bien que les choses soient telles qu’il ne reste aucune raison de douter à ce sujet, j’ai peine à croire cependant, à moins que je ne prouve le fait par l’expérience, [143] que les hommes puissent être amenés à peser ces considérations d’une âme égale, tant ils sont fermement persuadés que le corps entre tantôt en mouvement tantôt en repos au seul commandement de l’esprit, et qu’il accomplit un très grand nombre d’actes qui dépendent de la seule volonté de l’esprit et de la manière de penser. Personne, en effet, n’a jusqu’ici déterminé ce que peut le corps, c’est-à-dire que l’expérience n’a jusqu’ici enseigné à personne ce que, d’après les seules lois de la Nature, en tant qu’elle est considérée seulement comme corporelle, le corps peut faire et ce qu’il ne peut pas faire, à moins qu’il ne soit déterminé par l’esprit. Car personne jusqu’ici n’a connu la structure du corps si exactement qu’il ait pu en expliquer toutes les fonctions, pour ne pas dire d’ailleurs que l’on observe chez les bêtes plus d’un fait qui dépasse beaucoup la sagacité humaine, et que les somnambules accomplissent durant le sommeil un très grand nombre d’actes qu’ils n’oseraient pas durant la veille ; ce qui montre suffisamment que le corps, d’après les seules lois de sa nature, peut beaucoup de choses dont son esprit est étonné. En outre, personne ne sait de quelle manière ou par quels moyens l’esprit meut le corps, ni combien de degrés de mouvement il peut imprimer au corps, et avec quelle vitesse il peut le mouvoir. D’où il suit que les hommes, quand ils disent que telle ou telle action du corps provient de l’esprit qui a de l’empire sur le corps, ne savent ce qu’ils disent et ne font autre chose que d’avouer en termes spécieux qu’ils ignorent sans étonnement la vraie cause de cette action.
Mais, dira-t-on, que l’on sache ou que l’on ne sache pas par quels moyens l’esprit meut le corps, on sait cependant par expérience que, si l’esprit humain n’était apte à penser, le corps serait inerte. On sait de plus par expérience qu’il est au seul pouvoir de l’esprit de parler comme de se taire, et beaucoup d’autres choses que l’on croit par suite dépendre de la décision de l’esprit.
Mais, en ce qui concerne le premier point, je demande [144] si l’expérience ne nous enseigne pas aussi que, si le corps est au contraire inerte, l’esprit est en même temps incapable de penser ? Car lorsque le corps est au repos pendant le sommeil, l’esprit est endormi en même temps que lui et n’a pas le pouvoir de penser comme pendant la veille. Ensuite je crois que tous savent par expérience que l’esprit n’est pas toujours également apte à penser sur le même sujet, mais que, d’autant le corps est plus apte à ce que l’image de tel ou tel objet soit éveillée en lui, d’autant l’esprit est plus apte à considérer tel ou tel objet. – On dira, d’autre part, que des seules lois de la Nature, en tant qu’elle est considérée seulement comme corporelle, il ne peut se faire qu’on puisse déduire les causes des édifices, des peintures et des choses de même espèce qui proviennent du seul art humain, et que le corps humain, s’il n’était déterminé et conduit par l’esprit, ne serait capable d’édifier un temple. Mais, j’ai déjà montré qu’on ne sait pas ce que peut le corps ou ce que l’on peut déduire de la seule considération de sa nature, et que l’on constate par expérience que des seules lois de la Nature proviennent un très grand nombre de choses qu’on n’aurait jamais cru pouvoir se produire, sinon sous la direction de l’esprit : telles sont les actions que les somnambules accomplissent durant le sommeil, et dont ils s’étonnent eux-mêmes, quand ils sont éveillés. J’ajoute ici la structure même du corps humain, qui par l’habile disposition surpasse de très loin tout ce que confectionne l’art humain ; pour ne rien dire d’ailleurs de ce que j’ai montré plus haut, que de la Nature considérée sous quelque attribut que l’on veuille, suivent une infinité de choses.
En ce qui concerne ensuite le second point, certes les affaires humaines se comporteraient de façon beaucoup plus heureuse, s’il était également au pouvoir de l’homme de se taire comme de parler. Mais l’expérience enseigne suffisamment et au-delà que les hommes n’ont rien moins en leur pouvoir que leur langue, et qu’ils ne peuvent [145] rien moins que de régler leurs appétits ; d’où il provient que la plupart croient que nous n’agissons librement qu’à l’égard des choses auxquelles nous aspirons légèrement, parce que l’appétit de ces choses peut être facilement comprimé par la mémoire d’une autre chose dont nous nous souvenons fréquemment ; mais que nous ne sommes pas du tout libres à l’égard des choses auxquelles nous aspirons avec un sentiment vif et qui ne peut être apaisé par la mémoire d’une autre chose. Mais, en vérité, s’ils ne savaient par expérience que nous accomplissons plus d’un acte dont nous nous repentons ensuite, et que souvent, quand par exemple nous sommes en lutte entre des sentiments contraires, nous voyons le meilleur et suivons le pire, rien ne les empêcherait de croire que nous agissons en tout librement. C’est ainsi qu’un petit enfant croit désirer librement le lait, un jeune garçon en colère vouloir se venger, et un peureux s’enfuir. Un homme ivre aussi croit dire d’après une libre décision de l’esprit ce que, revenu ensuite à l’état normal, il voudrait avoir tu ; de même le délirant, la bavarde, l’enfant et un très grand nombre d’individus de même farine croient parler d’après une libre décision de l’esprit, alors que pourtant ils ne peuvent contenir l’impulsion qu’ils ont de parler.
De la sorte, l’expérience elle-même n’enseigne pas moins clairement que la Raison que les hommes se croient libres par cette seule cause qu’ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par lesquelles ils sont déterminés ; et, en outre, que les décisions de l’esprit ne sont rien à part les appétits eux-mêmes, et sont par conséquent variables selon la disposition variable du corps. Chacun, en effet, règle tout suivant son sentiment, et ceux qui, de plus, sont en lutte entre des sentiments contraires, ne savent ce qu’ils veulent ; quant à ceux qui n’en ont point, ils sont poussés çà et là par le plus léger motif.
Tout cela, certes, montre clairement que la décision de l’esprit, aussi bien que l’appétit et la détermination [146] du corps vont de pair par nature, ou plutôt sont une seule et même chose, que nous appelons Décision quand elle est considérée sous l’attribut de la Pensée et qu’elle s’explique par lui, et que nous nommons Détermination quand elle est considérée sous l’attribut de l’Étendue et qu’elle se déduit des lois du mouvement et du repos ; ce qui deviendra encore plus évident par ce qui doit être dit bientôt.
Il est autre chose, en effet, que je voudrais faire remarquer ici avant tout, à savoir que nous ne pouvons rien faire d’après une décision de l’esprit, à moins que nous n’en ayons le souvenir ; par exemple, nous ne pouvons prononcer un mot, à moins que nous n’en ayons le souvenir. D’autre part, il n’est pas au libre pouvoir de l’esprit de se souvenir d’une chose ou de l’oublier. Aussi croit-on que cela seulement est au pouvoir de l’esprit, que nous pouvons, d’après la seule décision de l’esprit, ou taire ou dire la chose dont nous nous souvenons. Pourtant, quand nous rêvons que nous parlons, nous croyons parler d’après une libre décision de l’esprit, et cependant nous ne parlons pas, ou, si nous parlons, cela se fait par un mouvement spontané du corps. Nous rêvons aussi que nous cachons aux hommes certaines choses, et cela par la même décision de l’esprit par laquelle, pendant la veille, nous taisons ce que nous savons. Nous rêvons enfin que nous faisons d’après une décision de l’esprit certaines choses que, pendant la veille, nous n’osons faire. En conséquence, je voudrais bien savoir si, dans l’esprit, deux genres de décisions sont donnés, l’un des décisions imaginaires, l’autre des décisions libres ? Que s’il ne plaît pas de déraisonner jusque-là, il faut nécessairement accorder que cette décision de l’esprit que l’on croit être libre, ne se distingue pas de l’imagination elle-même ou de la mémoire, et n’est autre chose que cette affirmation qu’enveloppe nécessairement une idée, en tant qu’elle est idée (voir la proposition 49 de [147] la deuxième partie). Et par conséquent ces décisions de l’esprit naissent dans l’esprit de par la même nécessité que les idées des choses existant en acte. Ceux donc qui croient qu’ils parlent, ou se taisent, ou font quoi que ce soit d’après une libre décision de l’esprit, rêvent les yeux ouverts.
PROPOSITION III
Les actions de l’esprit naissent des seules idées adéquates ; et les passions dépendent des seules idées inadéquates.
DÉMONSTRATION
Ce qui, d’abord, constitue l’essence de l’esprit n’est rien d’autre que l’idée du corps existant en acte (selon les propositions 11 et 13, partie II), et cette idée (selon la proposition 15, partie II) est composée de beaucoup d’autres, dont certaines sont adéquates (selon le corollaire de la proposition 38, partie II), et certaines inadéquates (selon le corollaire de la proposition 29, partie II). Toute chose donc qui suit de la nature de l’esprit et dont l’esprit est la cause prochaine, par laquelle cette chose doit être comprise, doit nécessairement suivre d’une idée adéquate ou d’une idée inadéquate. Or, dans la mesure où l’esprit a des idées inadéquates (selon la proposition 1), il est nécessairement passif. Donc les actions de l’esprit suivent des seules idées adéquates, et l’esprit n’est passif que parce qu’il a des idées inadéquates. C.Q.F.D.
SCOLIE
Nous voyons donc que les passions ne se rapportent à l’esprit qu’en tant qu’il a quelque chose qui enveloppe une négation, autrement dit en tant qu’on le considère comme une partie de la Nature qui, par elle-même et sans les autres, ne peut être perçue clairement et distinctement. [148] Et par cette raison, je pourrais montrer que les passions se rapportent aux choses particulières de la même façon qu’à l’esprit et ne peuvent être perçues sous d’autre rapport ; mais mon dessein est de traiter seulement de l’esprit humain.
PROPOSITION IV
Nulle chose ne peut être détruite, sinon par une cause extérieure.
DÉMONSTRATION
Cette proposition est évidente par elle-même, car la définition d’une chose quelconque affirme l’essence de cette chose, mais ne la nie pas ; autrement dit, elle pose l’essence de la chose, mais ne l’enlève pas. Aussi, tant que nous portons attention seulement à la chose elle-même, et non à des causes extérieures, nous ne pourrons rien trouver en elle qui puisse la détruire. C.Q.F.D.
PROPOSITION V
Des choses sont de nature contraire, c’est-à-dire ne peuvent être dans le même sujet, dans la mesure où l’une peut détruire l’autre.
DÉMONSTRATION
Si, en effet, elles pouvaient convenir entre elles, ou être en même temps dans le même sujet, quelque chose pourrait donc être donné dans le même sujet qui pourrait le détruire, ce qui (selon la proposition précédente) est absurde. Des choses donc, etc. C.Q.F.D.
PROPOSITION VI
Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être.
[149]
DÉMONSTRATION
Les choses particulières, en effet, sont des modes, par lesquels les attributs de Dieu sont exprimés d’une façon certaine et déterminée (selon le corollaire de la proposition 25, partie I) ; c’est-à-dire (selon la proposition 34, partie I) des choses qui expriment d’une façon certaine et déterminée la puissance de Dieu, par laquelle Dieu est et agit ; et nulle chose n’a rien en soi par quoi elle puisse être détruite, autrement dit qui lui enlève l’existence (selon la proposition 4) ; mais, au contraire, elle s’oppose à tout ce qui peut lui enlever l’existence (selon la proposition précédente) ; par conséquent, autant qu’elle peut et qu’il est en elle, elle s’efforce de persévérer dans son être. C.Q.F.D.
PROPOSITION VII
L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien à part l’essence actuelle de cette chose.
DÉMONSTRATION
De l’essence donnée d’une chose quelconque, suivent nécessairement certaines choses (selon la proposition 36, partie I) ; et les choses ne peuvent rien d’autre que ce qui suit nécessairement de leur nature déterminée (selon la proposition 29, partie I) ; c’est pourquoi la puissance d’une chose quelconque, autrement dit l’effort par lequel, soit seule, soit avec d’autres, elle fait ou s’efforce de faire quelque chose, c’est-à-dire (selon la proposition 6) la puissance ou l’effort par lequel elle s’efforce de persévérer dans son être, n’est rien à part l’essence donnée ou actuelle de cette chose. C.Q.F.D.
[150]
PROPOSITION VIII
L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’enveloppe aucun temps fini, mais un temps indéfini.
DÉMONSTRATION
Si, en effet, il enveloppait un temps limité, qui déterminât la durée de la chose, alors de la seule puissance même par laquelle la chose existe il suivrait que la chose, après ce temps limité, ne pourrait exister, mais qu’elle devrait être détruite ; or cela (selon la proposition 4) est absurde : donc l’effort par lequel une chose existe n’enveloppe aucun temps défini ; mais, au contraire, puisque (selon la même proposition 4), si elle n’est détruite par aucune cause extérieure, elle continuera toujours d’exister par la même puissance par laquelle elle existe déjà, cet effort donc enveloppe un temps indéfini. C.Q.F.D.
PROPOSITION IX
L’esprit, aussi bien en tant qu’il a des idées claires et distinctes qu’en tant qu’il en a de confuses, s’efforce de persévérer dans son être pour une certaine durée indéfinie, et il est conscient de ce sien effort.
DÉMONSTRATION
L’essence de l’esprit est constituée par des idées adéquates et des idées inadéquates (comme nous l’avons montré dans la proposition 3) ; par conséquent (selon la proposition 7), aussi bien en tant qu’il a celles-ci qu’en tant qu’il a celles-là, il s’efforce de persévérer dans son être ; et cela (selon la proposition 8) pour une certaine durée indéfinie. – Comme d’ailleurs l’esprit (selon la proposition 23, partie II) est nécessairement conscient de soi par les idées des affections du corps, l’esprit (selon la proposition 7) est donc conscient de son effort. C.Q.F.D.
[151]
SCOLIE
Cet effort, quand il se rapporte à l’esprit seul, est appelé Volonté ; mais quand il se rapporte à la fois à l’esprit et au corps, il est nommé Appétit, lequel par là n’est rien d’autre que l’essence même de l’homme, de la nature de laquelle suivent nécessairement les choses qui servent à sa conservation ; et par conséquent l’homme est déterminé à faire celles-ci.
En outre, entre l’Appétit et le Désir, il n’y a aucune différence, si ce n’est que le désir se rapporte généralement aux hommes en tant qu’ils sont conscients de leur appétit, et c’est pourquoi il peut être ainsi défini, savoir : le désir est l’appétit avec conscience de lui-même.
Il est donc établi par tout cela que nous ne faisons effort vers aucune chose, que nous ne la voulons, ne l’appétons ni ne la désirons, parce que nous jugeons qu’elle est bonne ; mais, au contraire, que nous jugeons qu’une chose est bonne, parce que nous faisons effort vers elle, que nous la voulons, l’appétons et la désirons.
PROPOSITION X
Une idée qui exclut l’existence de notre corps ne peut être donnée dans notre esprit, mais lui est contraire.
DÉMONSTRATION
Ce qui peut détruire notre corps ne peut être donné en lui (selon la proposition 5), et par conséquent l’idée de cette chose ne peut être donnée en Dieu, en tant qu’il a l’idée de notre corps (selon le corollaire de la proposition 9, partie II) ; c’est-à-dire (selon les propositions 11 et 13, partie II) que l’idée de cette chose ne peut être donnée dans notre esprit. Mais, au contraire, puisque (selon les [152] propositions 11 et 13, partie II) ce qui constitue d’abord l’essence de l’esprit est l’idée du corps existant en acte, ce qui est le premier et le principal de notre esprit, c’est l’effort (selon la proposition 7) pour affirmer l’existence de notre corps. Et par conséquent une idée qui nie l’existence de notre corps est contraire à notre esprit, etc. C.Q.F.D.
PROPOSITION XI
Ce qui augmente ou diminue, aide ou empêche la puissance d’agir de notre corps, l’idée de cette chose augmente ou diminue, aide ou empêche la puissance de penser de notre esprit.
DÉMONSTRATION
Cette proposition est évidente d’après la proposition 7 de la deuxième partie, ou encore d’après la proposition 14 de cette deuxième partie.
SCOLIE
Nous voyons donc que l’esprit peut subir de grands changements, et passer tantôt à une perfection plus grande, mais tantôt à une moindre ; et ces passions nous expliquent les sentiments de la Joie et de la Tristesse. Par Joie, j’entendrai donc dans la suite la passion par laquelle l’esprit passe à une perfection plus grande ; par Tristesse, au contraire, la passion par laquelle il passe à une perfection moindre. En outre, le sentiment de la joie rapporté à la fois à l’esprit et au corps, je le nomme Chatouillement ou Gaîté, et celui de la tristesse, Douleur ou Mélancolie. Mais il faut remarquer que le chatouillement et la douleur se rapportent à l’homme, quand une de ses parties est plus affectée que les autres ; la gaîté, au contraire, et la mélancolie, quand toutes ses parties sont pareillement affectées. Ce qu’est, [153] d’autre part, le Désir, je l’ai expliqué dans le scolie de la proposition 9 de cette partie ; et à part ces trois sentiments, je n’en reconnais aucun autre comme primitif, et je montrerai dans la suite que les autres naissent de ces trois.
Mais avant de poursuivre, il convient d’expliquer ici plus amplement la proposition 10 de cette partie, afin que l’on comprenne plus clairement pour quelle raison une idée est contraire à une autre.
Dans le scolie de la proposition 17 de la deuxième partie, nous avons montré que l’idée qui constitue l’essence de l’esprit enveloppe l’existence du corps aussi longtemps que le corps lui-même existe. Ensuite, de ce que nous avons montré dans le corollaire de la proposition 8 de la deuxième partie et dans son scolie, il suit que l’existence présente de notre esprit dépend de cela seul, à savoir que l’esprit enveloppe l’existence actuelle du corps. Enfin nous avons montré (voir les propositions 17 et 18 de la deuxième partie, avec leur scolie) que la puissance de l’esprit, par laquelle il imagine les choses et s’en souvient, dépend de cela aussi qu’il enveloppe l’existence actuelle du corps. D’où il suit que l’existence présente de l’esprit et sa puissance d’imaginer sont enlevées aussitôt que l’esprit cesse d’affirmer l’existence présente du corps. Mais la cause, pourquoi l’esprit cesse d’affirmer cette existence du corps, ne peut être l’esprit lui-même (selon la proposition 4), ni non plus le fait que le corps cesse d’exister : car (selon la proposition 6, partie II) la cause pourquoi l’esprit affirme l’existence du corps, ce n’est pas que le corps a commencé d’exister ; donc, pour la même raison, il ne cesse pas d’affirmer l’existence du corps, parce que le corps cesse d’être ; mais (selon la proposition 17, partie II) cela provient d’une autre idée qui exclut l’existence présente de notre corps et conséquemment de notre esprit, et qui par conséquent est contraire à l’idée qui constitue l’essence de notre esprit.
[154]
PROPOSITION XII
L’esprit, autant qu’il peut, s’efforce d’imaginer ce qui augmente ou aide la puissance d’agir du corps.
DÉMONSTRATION
Aussi longtemps que le corps humain est affecté d’une façon qui enveloppe la nature de quelque corps extérieur, aussi longtemps l’esprit humain considérera ce corps comme présent (selon la proposition 17, partie II), et conséquemment (selon la proposition 7, partie II), aussi longtemps que l’esprit humain considère quelque corps extérieur comme présent, c’est-à-dire (selon le scolie de cette proposition 17) l’imagine, aussi longtemps le corps humain est affecté d’une façon qui enveloppe la nature de ce corps extérieur ; et par conséquent, aussi longtemps que l’esprit imagine ce qui augmente ou aide la puissance d’agir de notre corps, aussi longtemps le corps est affecté de façons qui augmentent ou aident sa puissance d’agir (voir le postulat 1) ; et conséquemment (selon la proposition 11), aussi longtemps la puissance de penser de l’esprit est augmentée ou aidée ; et par suite (selon la proposition 6 ou 9), l’esprit, autant qu’il peut, s’efforce d’imaginer ces choses. C.Q.F.D.
PROPOSITION XIII
Quand l’esprit imagine des choses qui diminuent ou empêchent la puissance d’agir du corps, il s’efforce, autant qu’il peut, de se souvenir de choses qui excluent l’existence de celles-là.
DÉMONSTRATION
Aussi longtemps que l’esprit imagine quelque chose de tel, aussi longtemps la puissance de l’esprit et du corps est diminuée ou empêchée (comme nous l’avons démontré dans la proposition précédente) ; et néanmoins l’esprit imagi-[155]nera cela, jusqu’à ce qu’il imagine autre chose qui en exclue l’existence présente (selon la proposition 17, partie II) ; c’est-à-dire (comme nous venons de le montrer) que la puissance de l’esprit et du corps est diminuée ou empêchée, jusqu’à ce que l’esprit imagine autre chose qui exclut l’existence de cela, et par conséquent l’esprit (selon la proposition 9) s’efforcera, autant qu’il peut, d’imaginer cette autre chose ou de s’en souvenir. C.Q.F.D.
COROLLAIRE
Il suit de là que l’esprit répugne à imaginer ce qui diminue ou empêche sa puissance et celle du corps.
SCOLIE
Par là nous comprenons clairement ce que c’est que l’Amour et ce que c’est que la Haine. L’Amour, en effet, n’est rien d’autre que la Joie accompagnée de l’idée d’une cause extérieure ; et la Haine, rien d’autre que la Tristesse accompagnée de l’idée d’une cause extérieure.
Nous voyons de plus que celui qui aime s’efforce nécessairement d’avoir et de conserver présente la chose qu’il aime, et, au contraire, celui qui hait s’efforce d’écarter et de détruire la chose qu’il a en haine. Mais de tout cela il sera traité plus amplement dans la suite.
PROPOSITION XIV
Si l’esprit a été une fois affecté de deux sentiments en même temps, lorsque, dans la suite, il sera affecté de l’un d’eux, il sera affecté aussi de l’autre.
DÉMONSTRATION
Si le corps humain a été une fois affecté par deux corps en même temps, lorsque l’esprit, dans la suite, imagine l’un d’eux, aussitôt il se souviendra aussi de l’autre (selon la [156] proposition 18, partie II). Or les imaginations de l’esprit indiquent plutôt les affections de notre corps que la nature des corps extérieurs (selon le corollaire 2 de la proposition 16, partie II). Donc si le corps, et conséquemment l’esprit (voir la définition 3) a été une fois affecté de deux sentiments, lorsque, dans la suite, il sera affecté de l’un d’eux, il sera affecté aussi de l’autre. C.Q.F.D.
PROPOSITION XV
Une chose quelconque peut être, par accident, cause de joie, de tristesse ou de désir.
DÉMONSTRATION
Que l’on suppose l’esprit affecté en même temps de deux sentiments, dont l’un n’augmente ni ne diminue sa puissance d’agir, et dont l’autre l’augmente ou la diminue (voir le postulat 1). D’après la proposition précédente, il est évident que, dans la suite, lorsque l’esprit sera affecté de l’un par sa vraie cause qui (selon l’hypothèse) par elle-même n’augmente ni ne diminue sa puissance de penser, aussitôt il le sera aussi de l’autre qui augmente ou diminue sa puissance de penser, c’est-à-dire (selon le scolie de la proposition 11 ) qu’il sera affecté de joie ou de tristesse ; et par conséquent cette chose-là, non par elle-même, mais par accident, sera cause de joie ou de tristesse. Et par la même voie, il peut être facilement montré que cette chose-là peut, par accident, être cause de désir. C.Q.F.D.
COROLLAIRE
Par cela seul que nous avons considéré une chose sous un sentiment de joie ou de tristesse dont elle n’est pas la cause efficiente, nous pouvons l’aimer ou l’avoir en haine.
[157]
DÉMONSTRATION
Par cela seul, en effet, il arrive (selon la proposition 14) que l’esprit, en imaginant cette chose dans la suite, soit affecté d’un sentiment de joie ou de tristesse, c’est-à-dire (selon le scolie de la proposition 11) que la puissance de l’esprit et du corps soit augmentée ou diminuée, etc. ; et conséquemment (selon la proposition 12) que l’esprit désire imaginer cette chose, ou (selon le corollaire de la proposition 13) y répugne ; c’est-à-dire (selon le scolie de la proposition 13) qu’il l’aime ou qu’il l’ait en haine. C.Q.F.D.
SCOLIE
Par là nous comprenons comment il peut se faire que nous aimions certaines choses ou que nous les ayons en haine, sans aucune cause de nous connue, mais seulement par Sympathie (comme on dit) et par Antipathie. Et il faut aussi y rapporter ces objets qui nous affectent de joie ou de tristesse par cela seul qu’ils ont quelque chose de semblable aux objets qui ont coutume de nous affecter de ces mêmes sentiments, comme je le montrerai dans la proposition suivante.
Je sais bien que les auteurs qui les premiers ont introduit ces noms de Sympathie et d’Antipathie, ont voulu signifier par là certaines qualités occultes des choses ; mais je crois néanmoins qu’il nous est permis d’entendre aussi par ces mêmes mots des qualités connues ou manifestes.
PROPOSITION XVI
Par cela seul que nous imaginons qu’une chose a quelque chose de semblable à un objet qui a coutume d’affecter l’esprit de joie ou de tristesse, bien que ce en quoi la chose est semblable à l’objet ne soit pas la [158] cause efficiente de ces sentiments, nous aimerons cependant cette chose ou l’aurons en haine.
DÉMONSTRATION
Ce qui est semblable à l’objet, nous l’avons considéré dans l’objet même (selon l’hypothèse) avec un sentiment de joie ou de tristesse ; et par conséquent (selon la proposition 14), lorsque l’esprit sera affecté par l’image de cet élément de ressemblance, aussitôt il sera affecté aussi de l’un ou de l’autre de ces sentiments, et conséquemment la chose que nous percevons comme possédant cet élément de ressemblance sera, par accident (selon la proposition 15), cause de joie ou de tristesse ; et par conséquent (selon le corollaire précédent), bien que ce en quoi elle est semblable à l’objet ne soit pas cause efficiente de ces sentiments, nous aimerons cependant cette chose ou l’aurons en haine. C.Q.F.D.
PROPOSITION XVII
Si nous imaginons qu’une chose, qui a coutume de nous affecter d’un sentiment de tristesse, a quelque chose de semblable à une autre, qui a coutume de nous affecter d’un sentiment de joie également grand, nous aurons cette chose en haine et l’aimerons en même temps.
DÉMONSTRATION
Cette chose est, en effet (selon l’hypothèse), par elle-même, cause de tristesse, et (selon le scolie de la proposition 13), en tant que nous l’imaginons sous ce sentiment, nous l’avons en haine ; et, d’autre part, en tant que nous imaginons qu’elle a quelque chose de semblable à une autre, qui a coutume de nous affecter d’un sentiment de joie également grand, nous l’aimerons d’un effort de joie également grand (selon la proposition précédente) ; et par [159] conséquent nous aurons cette chose en haine et l’aimerons en même temps. C.Q.F.D.
SCOLIE
Cet état de l’esprit, qui naît ainsi de deux sentiments contraires, s’appelle Flottement de l’âme ; et, par suite, il est à l’égard du sentiment ce que le doute est à l’égard de l’imagination (voir le scolie de la proposition 44, partie II), et le flottement de l’âme et le doute ne diffèrent entre eux que selon le plus et le moins.
Mais il faut remarquer que, dans la proposition précédente, j’ai déduit ces flottements de l’âme de causes, qui sont cause par elles-mêmes de l’un des deux sentiments, et de l’autre par accident : ce que j’ai fait de la sorte, parce qu’ils pouvaient être ainsi plus facilement déduits de ce qui avait été dit précédemment, et non parce que je nie que les flottements de l’âme naissent le plus souvent d’un objet qui soit la cause efficiente de l’un et de l’autre sentiment. Car le corps humain (selon le postulat 1, partie II) est composé d’un très grand nombre d’individus de nature différente, et par conséquent (selon l’axiome 1 après le lemme 3 que l’on voit après la proposition 13 de la deuxième partie), il peut être affecté par un seul et même corps de façons très nombreuses et diverses ; et inversement, comme une seule et même chose peut être affectée de beaucoup de façons, elle pourra donc aussi affecter de façons nombreuses et diverses une seule et même partie du corps. D’où nous pouvons facilement concevoir qu’un seul et même objet peut être la cause de sentiments nombreux et contraires.
PROPOSITION XVIII
L’homme est affecté du même sentiment de joie et de tristesse par l’image d’une chose passée ou future que par l’image d’une chose présente.
[160]
DÉMONSTRATION
Aussi longtemps que l’homme est affecté par l’image d’une chose, il considérera la chose comme présente, quoiqu’elle n’existe pas (selon la proposition 17, partie II, avec son corollaire), et il ne l’imagine comme passée ou future, sinon en tant que l’image en est jointe à l’image du temps passé ou futur (voir le scolie de la proposition 44, partie II). C’est pourquoi l’image d’une chose, considérée en soi seule, est la même, qu’on la rapporte soit au temps futur ou passé, soit au présent ; c’est-à-dire (selon le corollaire 2 de la proposition 16, partie II) que l’état du corps, ou son affection, est le même, que l’image soit celle d’une chose passée ou future, ou bien celle d’une chose présente ; et par conséquent le sentiment de joie et de tristesse est le même, que l’image soit celle d’une chose passée ou future, ou bien celle d’une chose présente. C.Q.F.D.
SCOLIE I
J’appelle ici une chose passée ou future, en tant que nous avons été affectés par elle ou que nous le serons, par exemple, en tant que nous l’avons vue ou que nous la verrons, qu’elle nous a redonné de la force ou nous en redonnera, qu’elle nous a fait du mal ou nous en fera, etc. Dans la mesure, en effet, où nous l’imaginons ainsi, nous en affirmons l’existence ; c’est-à-dire que le corps n’est affecté d’aucune affection qui exclue l’existence de la chose, et par conséquent (selon la proposition 17, partie II) le corps est affecté par l’image de cette chose de la même façon que si la chose même était présente. Mais, en vérité, comme il arrive la plupart du temps que ceux qui ont le plus d’expérience sont flottants tant qu’ils considèrent une chose comme future ou passée, et doutent le plus souvent de l’issue de cette chose (voir le scolie de la proposition 44, partie II), il en résulte que les sentiments qui naissent de semblables images des choses ne sont pas [161] tellement constants, mais sont le plus souvent troublés par les images d’autres choses, jusqu’à ce que les hommes soient assurés de l’issue de la chose.
SCOLIE II
Par ce qui vient d’être dit, nous comprenons ce que c’est que l’Espoir, la Crainte, la Sécurité, le Désespoir, le Contentement et le Remords de conscience. L’Espoir, en effet, n’est rien d’autre qu’une Joie inconstante, née de l’image d’une chose future ou passée dont nous doutons de l’issue. La Crainte, au contraire, est une Tristesse inconstante, née aussi de l’image d’une chose douteuse. Si maintenant de ces sentiments on enlève le doute, l’Espoir devient la Sécurité, et la Crainte le Désespoir, à savoir : la Joie, ou la Tristesse, née de l’image d’une chose que nous avons crainte, ou que nous avons espérée. Le Contentement, d’autre part, est la Joie née de l’image d’une chose passée dont nous avons douté de l’issue. Le Remords de conscience enfin est la Tristesse opposée au Contentement.
PROPOSITION XIX
Celui qui imagine que ce qu’il aime est détruit, sera contristé ; si, au contraire, il l’imagine conservé, il se réjouira.
DÉMONSTRATION
L’esprit, autant qu’il peut, s’efforce d’imaginer ce qui augmente ou aide la puissance d’agir du corps (selon la proposition 12), c’est-à-dire (selon le scolie de la proposition 13) ce qu’il aime. Or l’imagination est aidée par ce qui pose l’existence de la chose, et empêchée, au contraire, par ce qui exclut l’existence de la chose (selon la proposition 17, partie II). Donc les images des choses qui posent [162] l’existence de la chose aimée aident l’effort de l’esprit par lequel il s’efforce d’imaginer la chose aimée, c’est-à-dire (selon le scolie de la proposition 11) qu’elles affectent de joie l’esprit ; et celles, au contraire, qui excluent l’existence de la chose aimée, empêchent ce même effort de l’esprit, c’est-à-dire (selon le même scolie) qu’elles affectent de tristesse l’esprit. C’est pourquoi celui qui imagine que ce qu’il aime est détruit, sera contristé, etc. C.Q.F.D.
PROPOSITION XX
Celui qui imagine que ce qu’il a en haine est détruit, se réjouira.
DÉMONSTRATION
L’esprit (selon la proposition 13) s’efforce d’imaginer ce qui exclut l’existence des choses par lesquelles la puissance d’agir du corps est diminuée ou empêchée ; c’est-à-dire (selon le scolie de la même proposition) qu’il s’efforce d’imaginer ce qui exclut l’existence des choses qu’il a en haine ; et par conséquent l’image d’une chose qui exclut l’existence de ce que l’esprit a en haine, aide cet effort de l’esprit, c’est-à-dire (selon le scolie de la proposition 11 ) affecte l’esprit de joie. C’est pourquoi celui qui imagine que ce qu’il a en haine est détruit, se réjouira. C.Q.F.D.
PROPOSITION XXI
Celui qui imagine ce qu’il aime comme affecté de joie ou de tristesse, sera affecté aussi de joie ou de tristesse ; et l’un et l’autre de ces sentiments sera plus grand ou plus petit chez celui qui aime, selon que l’un et l’autre est plus grand ou plus petit dans la chose aimée.
[163]
DÉMONSTRATION
Les images des choses (comme nous l’avons démontré dans la proposition 19) qui posent l’existence de la chose aimée aident l’effort de l’esprit par lequel il s’efforce d’imaginer cette chose aimée. Mais la joie pose l’existence de la chose joyeuse, et d’autant plus que le sentiment de joie est plus grand : car elle est (selon le scolie de la proposition 11) un passage à une plus grande perfection. Donc l’image de la joie de la chose aimée aide chez celui qui aime l’effort de son esprit, c’est-à-dire (suivant le scolie de la proposition 11) qu’elle affecte de joie celui qui aime, et d’une joie d’autant plus grande, que ce sentiment est plus grand dans la chose aimée. Ce qui était le premier point.
D’autre part, dans la mesure où une chose est affectée de tristesse, elle se détruit, et cela d’autant plus qu’elle est affectée d’une plus grande tristesse (selon le même scolie de la proposition 11) ; et par conséquent (selon la proposition 19) celui qui imagine que ce qu’il aime est affecté de tristesse, sera affecté aussi de tristesse, et d’une tristesse d’autant plus grande, que ce sentiment est plus grand dans la chose aimée. C.Q.F.D.
PROPOSITION XXII
Si nous imaginons que quelqu’un affecte de joie une chose que nous aimons, nous serons affectés d’amour envers lui. Si, au contraire, nous imaginons qu’il l’affecte de tristesse, nous serons, au contraire aussi, affectés de haine contre lui.
DÉMONSTRATION
Celui qui affecte de joie ou de tristesse une chose que nous aimons, il nous affecte aussi de joie ou de tristesse, puisque nous imaginons la chose aimée comme affectée de cette joie ou de cette tristesse (selon la proposition précédente). [164] Or cette joie ou cette tristesse est supposée donnée en nous accompagnée de l’idée d’une cause extérieure. Donc (selon le scolie de la proposition 13) si nous imaginons que quelqu’un affecte de joie ou de tristesse une chose que nous aimons, nous serons affectés envers lui d’amour ou de haine. C.Q.F.D.
SCOLIE
La proposition 21 nous explique ce que c’est que la Pitié, que nous pouvons définir comme étant la Tristesse née du dommage d’autrui. Quant à la joie qui naît du bien d’autrui, je ne sais de quel nom il faut l’appeler. En outre, l’Amour envers celui qui a fait du bien à autrui, nous l’appellerons Disposition favorable, et au contraire, Indignation, la Haine envers celui qui a fait du mal à autrui.
Il faut remarquer enfin que nous n’avons pas seulement pitié d’une chose que nous avons aimée (comme nous l’avons montré dans la proposition 21), mais aussi d’une chose pour laquelle nous n’avons éprouvé auparavant aucun sentiment, pourvu que nous la jugions semblable à nous (comme je le montrerai plus bas) ; et par conséquent nous sommes favorablement disposés aussi envers celui qui a fait du bien à notre semblable, et au contraire nous nous indignons contre celui qui lui a porté dommage.
PROPOSITION XXIII
Celui qui imagine ce qu’il a en haine comme affecté de tristesse, se réjouira ; si, au contraire, il l’imagine comme affecté de joie, il sera contristé ; et l’un et l’autre de ces sentiments sera plus grand ou plus petit, selon que son contraire est plus grand ou plus petit dans ce qu’il a en haine.
[165]
DÉMONSTRATION
Dans la mesure où une chose odieuse est affectée de tristesse, elle se détruit, et cela d’autant plus qu’elle est affectée d’une plus grande tristesse (selon le scolie de la proposition 11). Celui donc (selon la proposition 20) qui imagine la chose qu’il a en haine comme affectée de tristesse, sera au contraire affecté de joie, et d’une joie d’autant plus grande qu’il imagine la chose odieuse comme affectée d’une plus grande tristesse. Ce qui était le premier point.
D’autre part, la joie pose l’existence de la chose joyeuse (selon le même scolie de la proposition 11), et cela d’autant plus que la joie est conçue plus grande. Si quelqu’un imagine celui qu’il a en haine comme affecté de joie, cette imagination (selon la proposition 13) empêchera son effort ; c’est-à-dire (selon le scolie de la proposition 11) que celui qui a en haine sera affecté de tristesse, etc. C.Q.F.D.
SCOLIE
Cette joie peut à peine être solide et sans quelque conflit de l’âme. Car (comme je le montrerai bientôt dans la proposition 27), dans la mesure où l’on imagine une chose semblable à soi comme affectée d’un sentiment de tristesse, on doit être contristé ; et inversement, si on l’imagine affectée de joie. Mais ici nous portons notre attention sur la haine seule.
PROPOSITION XXIV
Si nous imaginons que quelqu’un affecte de foie une chose que nous avons en haine, nous serons affectés de haine aussi envers lui. Si, au contraire, nous imaginons qu’il affecte de tristesse cette même chose, nous serons affectés d’amour envers lui.
[166]
DÉMONSTRATION
Cette proposition se démontre de la même façon que la proposition 22, à laquelle nous renvoyons.
SCOLIE
Ces sentiments de haine et leurs semblables se rapportent à l’Envie, qui par suite n’est rien d’autre que la Haine elle-même, en tant qu’on la considère comme disposant l’homme à se réjouir du mal d’autrui, et au contraire à se contrister de son bien.
PROPOSITION XXV
Nous nous efforçons d’affirmer de nous et de la chose aimée tout ce que nous imaginons qui affecte de joie nous ou la chose aimée ; et, au contraire, de nier tout ce que nous imaginons qui affecte de tristesse nous ou la chose aimée.
DÉMONSTRATION
Ce que nous imaginons comme affectant de joie ou de tristesse la chose aimée, nous affecte aussi de joie ou de tristesse (selon la proposition 21). Or l’esprit (selon la proposition 12) s’efforce, autant qu’il peut, d’imaginer les choses qui nous affectent de joie, c’est-à-dire (selon la proposition 17, partie II, et son corollaire) de les considérer comme présentes ; et, au contraire (selon la proposition 13) d’exclure l’existence de celles qui nous affectent de tristesse. Donc nous nous efforçons d’affirmer de nous et de la chose aimée tout ce que nous imaginons qui affecte de joie nous ou la chose aimée ; et inversement. C.Q.F.D.
PROPOSITION XXVI
Nous nous efforçons d’affirmer de la chose que nous avons en haine tout ce que nous imaginons qui [167] l’affecte de tristesse ; et, au contraire, de nier tout ce que nous imaginons qui l’affecte de joie.
DÉMONSTRATION
Cette proposition suit de la proposition 23, comme la précédente de la proposition 21.
SCOLIE
Nous voyons par là qu’il arrive facilement qu’un homme ait de soi et de la chose aimée une meilleure opinion qu’il n’est juste, et, au contraire, de la chose qu’il hait, une moindre opinion qu’il n’est juste. Cette imagination, lorsqu’elle regarde l’homme lui-même qui a de soi une meilleure opinion qu’il n’est juste, s’appelle Orgueil, et c’est une espèce de Délire, parce que l’homme rêve les yeux ouverts qu’il peut tout ce qu’il saisit par sa seule imagination, le considère par suite comme réel, et en est transporté, aussi longtemps qu’il ne peut imaginer ce qui en exclut l’existence et détermine sa propre puissance d’agir.
L’Orgueil est donc la Joie née de ce qu’un homme a de soi une meilleure opinion qu’il n’est juste. D’autre part, la Joie qui naît de ce qu’un homme a d’un autre une meilleure opinion qu’il n’est juste, s’appelle Surestime ; et enfin Mésestime, celle qui naît de ce qu’il a d’un autre une moindre opinion qu’il n’est juste.
PROPOSITION XXVII
De ce que nous imaginons qu’une chose semblable à nous et pour laquelle nous n’avons éprouvé aucun sentiment, est affectée de quelque sentiment, nous sommes par cela même affectés d’un sentiment semblable.
[168]
DÉMONSTRATION
Les images des choses sont des affections du corps humain, dont les idées nous représentent les corps extérieurs comme nous étant présents (selon le scolie de la proposition 17, partie II), c’est-à-dire (selon la proposition 16, partie II) dont les idées enveloppent la nature de notre corps et en même temps la nature présente d’un corps extérieur. Si donc la nature d’un corps extérieur est semblable à la nature de notre corps, alors l’idée du corps extérieur que nous imaginons enveloppera une affection de notre corps semblable à l’affection du corps extérieur ; et conséquemment, si nous imaginons quelqu’un de semblable à nous comme affecté de quelque sentiment, cette imagination exprimera une affection de notre corps semblable à ce sentiment ; et par conséquent, de ce que nous imaginons qu’une chose semblable à nous est affectée de quelque sentiment, nous sommes affectés avec elle d’un sentiment semblable. Que si nous avons en haine une chose semblable à nous, dans la même mesure (selon la proposition 23) nous serons affectés avec elle d’un sentiment contraire, et non pas semblable. C.Q.F.D.
SCOLIE
Cette imitation de sentiments, quand elle se rapporte à la Tristesse, s’appelle Pitié (au sujet de laquelle voir le scolie de la proposition 22) ; mais, rapportée au Désir, elle s’appelle Émulation, qui par suite n’est rien d’autre que le Désir d’une chose qui est engendré en nous de ce que nous imaginons que d’autres êtres semblables à nous ont le même Désir.
COROLLAIRE I
Si nous imaginons que quelqu’un, pour qui nous n’avons éprouvé aucun sentiment, affecte de joie une chose semblable à nous, nous serons affectés d’amour envers lui. [169] Si, au contraire, nous imaginons qu’il l’affecte de tristesse, nous serons au contraire affectés de haine envers lui.
DÉMONSTRATION
Ce corollaire se démontre par la proposition précédente de la même façon que la proposition 22 par la proposition 21.
COROLLAIRE II
Une chose dont nous avons pitié, nous ne pouvons l’avoir en haine du fait que sa misère nous affecte de tristesse.
DÉMONSTRATION
Si, en effet, nous pouvions l’avoir en haine de ce fait, alors (selon la proposition 23) nous nous réjouirions de sa tristesse, ce qui est contre l’hypothèse.
COROLLAIRE III
Une chose dont nous avons pitié, nous nous efforcerons autant que nous le pouvons, de la délivrer de sa misère.
DÉMONSTRATION
Ce qui affecte de tristesse la chose dont nous avons pitié nous affecte aussi d’une tristesse semblable (selon la proposition précédente) ; et par conséquent tout ce qui enlève l’existence de cette chose, autrement dit ce qui détruit la chose, nous nous efforcerons de nous le rappeler (selon la proposition 13), c’est-à-dire (selon le scolie de la proposition 9) que nous appéterons de le détruire, autrement dit nous serons déterminés à le détruire ; et par conséquent la chose dont nous avons pitié, nous nous efforcerons de la délivrer de sa misère. C.Q.F.D.
[170]
SCOLIE
Cette volonté, autrement dit cet appétit de faire du bien, qui naît de ce que nous avons pitié de la chose à laquelle nous voulons faire du bien, s’appelle la Bienveillance, qui par suite n’est rien d’autre que le Désir né de la pitié.
D’ailleurs, au sujet de l’amour et de la haine envers celui qui fait du bien ou du mal à la chose que nous imaginons être semblable à nous, voir le scolie de la proposition 22.
PROPOSITION XXVIII
Tout ce que nous imaginons qui conduit à la joie, nous nous efforçons de le provoquer à se produire ; mais ce que nous imaginons qui lui répugne, autrement dit qui conduit à la tristesse, nous nous efforçons de l’écarter ou de le détruire.
DÉMONSTRATION
Ce que nous imaginons qui conduit à la joie, nous nous efforçons, autant que nous pouvons, de l’imaginer (selon la proposition 12) ; c’est-à-dire (selon la proposition 17, partie II) que nous nous efforcerons, autant que nous pouvons, de le considérer comme présent, autrement dit comme existant en acte. Mais l’effort ou la puissance de l’esprit en pensant est, par nature, égal et concomitant à l’effort ou à la puissance du corps en agissant (comme il suit clairement du corollaire de la proposition 7 et du corollaire de la proposition 11, partie II). Donc, à ce que cette chose existe, nous nous y efforçons absolument, autrement dit (ce qui est la même chose selon le scolie de la proposition 9) nous y appétons et y tendons. Ce qui était le premier point.
D’autre part, ce que nous croyons être cause de tristesse, c’est-à-dire (selon le scolie de la proposition 13) ce que [171] nous avons en haine, si nous l’imaginons détruit, nous nous réjouirons (selon la proposition 20) ; et par conséquent (selon la première partie de cette démonstration) nous nous efforcerons de le détruire, autrement dit (selon la proposition 13) de l’écarter de nous, afin de ne pas le considérer comme présent. Ce qui était le second point. – Donc tout ce que nous imaginons qui conduit à la joie, etc. C.Q.F.D.
PROPOSITION XXIX
Nous nous efforcerons aussi de faire tout ce que nous imaginons que les hommes [1] regardent avec joie ; et au contraire, nous aurons de l’aversion à faire ce que nous imaginons que les hommes ont en aversion.
DÉMONSTRATION
Du fait que nous imaginons que les hommes aiment quelque chose ou l’ont en haine, nous l’aimerons ou nous l’aurons en haine (selon la proposition 27) ; c’est-à-dire (selon le scolie de la proposition 13) que par là même nous nous réjouirons ou nous serons contristés de la présence de cette chose ; et par conséquent (selon la proposition précédente) tout ce que nous imaginons que les hommes aiment, autrement dit regardent avec joie, nous nous efforcerons de le faire, etc. C.Q.F.D.
SCOLIE
Cet effort pour faire quelque chose, et aussi pour y renoncer, pour la seule cause de plaire aux hommes, s’appelle Ambition, surtout quand nous nous efforçons de plaire au vulgaire au point que nous faisons certaines choses ou que nous y renonçons à notre dommage ou [172] à celui d’autrui ; autrement, on a coutume de l’appeler Humanité. D’autre part, la Joie avec laquelle nous imaginons une action par laquelle autrui s’est efforcé de nous être agréable, je la nomme Louange ; mais la Tristesse avec laquelle au contraire nous avons en aversion l’action d’autrui, je la nomme Blâme.
PROPOSITION XXX
Si quelqu’un a fait quelque chose qu’il imagine affecter les autres de joie, il sera affecté d’une joie qu’accompagnera l’idée de soi-même en tant que cause, autrement dit il se considérera soi-même avec joie. Si, au contraire, il a fait quelque chose qu’il imagine affecter les autres de tristesse, il se considérera soi-même avec tristesse.
DÉMONSTRATION
Celui qui imagine qu’il affecte les autres de joie ou de tristesse, par là même (selon la proposition 27) sera affecté de joie ou de tristesse. Or, comme l’homme (selon les propositions 19 et 23, partie II) est conscient de soi-même par les affections par lesquelles il est déterminé à agir, celui donc qui a fait quelque chose qu’il imagine affecter les autres de joie, sera affecté de joie avec la conscience de soi-même en tant que cause, autrement dit il se considérera soi-même avec joie, et inversement. C.Q.F.D.
SCOLIE
Comme l’amour (selon le scolie de la proposition 13) est une joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure, et la haine une tristesse qu’accompagne aussi l’idée d’une cause extérieure, la joie et la tristesse ici en question seront donc une espèce d’amour et de haine. Mais comme l’amour et la haine se rapportent à [173] des objets extérieurs, nous désignerons donc les sentiments ici en question par d’autres noms, savoir : la Joie qu’accompagne l’idée d’une cause intérieure, nous l’appellerons Gloire, et la Tristesse qui lui est contraire, Honte : entendez quand la joie ou la tristesse naissent de ce que l’homme se croit loué ou blâmé ; autrement, la Joie qu’accompagne l’idée d’une cause intérieure, je la nommerai Satisfaction intime, et la Tristesse qui lui est contraire, Repentir.
En outre, comme il peut se produire (selon le corollaire de la proposition 17, partie II) que la joie dont quelqu’un imagine qu’il affecte les autres soit seulement imaginaire, et que (selon la proposition 25) chacun s’efforce d’imaginer au sujet de soi-même tout ce qu’il imagine l’affecter de joie, il pourra aisément se faire que le glorieux soit orgueilleux et s’imagine être agréable à tous, lorsqu’il est importun à tous.
PROPOSITION XXXI
Si nous imaginons que quelqu’un aime, ou désire, ou a en haine quelque chose que nous-même aimons, désirons, ou avons en haine, par là même nous aimerons, etc. cette chose avec plus de constance. Mais si nous imaginons qu’il a en aversion ce que nous aimons, ou inversement, alors nous subirons le flottement de l’âme.
DÉMONSTRATION
De cela seul que nous imaginons que quelqu’un aime quelque chose, par là même nous aimerons cette chose (selon la proposition 27). Or nous supposons que nous l’aimons sans cela. Il survient donc pour cet amour une cause nouvelle par laquelle il est favorisé, et par conséquent, ce que nous aimons, nous l’aimerons par là même avec plus de constance.
[174] D’autre part, de ce que nous imaginons que quelqu’un a quelque chose en aversion, nous aurons cette chose en aversion (selon la même proposition). Or si nous supposons qu’au même moment nous aimons cette chose, nous l’aimerons donc et l’aurons en aversion au même moment, autrement dit (voir le scolie de la proposition 17) nous subirons le flottement de l’âme. C.Q.F.D.
COROLLAIRE
De là et de la proposition 28, il suit que chacun, autant qu’il peut, fait effort pour que chacun aime ce qu’il aime lui-même, et ait aussi en haine ce qu’il a lui-même en haine ; d’où ces mots du poète :
Amants, espérons pareillement ; craignons pareillement ;
Il est de fer, celui qui aime ce que l’autre lui permet[2].
SCOLIE
Cet effort pour faire que chacun approuve ce que l’on aime ou ce que l’on a en haine, est en réalité de l’ambition (voir le scolie de la proposition 29). Et nous voyons par conséquent que chacun appète naturellement que les autres vivent d’après ses propres dispositions ; et comme tous appètent pareillement, ils se font pareillement obstacle ; et comme tous veulent être loués ou aimés par tous, ils se haïssent réciproquement.
PROPOSITION XXXII
Si nous imaginons que quelqu’un éprouve de la joie d’une chose qu’un seul peut posséder, nous nous efforcerons de faire qu’il ne possède pas cette chose.
[175]
DÉMONSTRATION
De cela seul que nous imaginons que quelqu’un éprouve de la joie d’une chose (selon la proposition 27 avec son corollaire 1), nous aimerons cette chose et nous désirerons en éprouver de la joie. Or (selon l’hypothèse) nous imaginons qu’à cette joie s’oppose le fait que cet autre éprouve de la joie de cette même chose ; donc (selon la proposition 28) nous ferons effort pour qu’il ne la possède pas. C.Q.F.D.
SCOLIE
Nous voyons ainsi que, la plupart du temps, les hommes sont, par nature, disposés à avoir pitié de ceux qui sont malheureux, et à porter envie à ceux qui sont heureux, et (selon la proposition précédente) à montrer envers ceux-ci une haine d’autant plus grande, qu’ils aiment davantage la chose qu’ils imaginent être en la possession d’un autre. Nous voyons, en outre, que de la même propriété de la nature humaine d’où suit que les hommes sont miséricordieux, suit aussi qu’ils sont envieux et ambitieux. Enfin, si nous voulons consulter l’expérience elle-même, nous aurons la preuve qu’elle nous enseigne tout cela, surtout si nous portons notre attention sur les premières années de notre âge. Car nous savons par expérience que les enfants, parce que leur corps est continuellement comme en équilibre, rient ou pleurent par cela seul qu’ils voient les autres rire ou pleurer ; en outre, tout ce qu’ils voient faire aux autres, ils désirent aussitôt l’imiter, et enfin ils désirent tout ce qu’ils imaginent procurer du plaisir aux autres. C’est, en effet, que les images des choses, comme nous l’avons dit, sont les affections mêmes du corps humain, autrement dit les façons dont le corps humain est affecté par les causes extérieures et disposé à faire ceci ou cela.
[176]
PROPOSITION XXXIII
Lorsque nous aimons une chose semblable à nous, nous nous efforçons, autant que nous pouvons, de faire qu’elle nous aime en retour.
DÉMONSTRATION
Une chose que nous aimons par-dessus les autres, nous nous efforçons, autant que nous pouvons, de l’imaginer (selon la proposition 12). Si donc la chose est semblable à nous, nous nous efforcerons de l’affecter de joie par-dessus les autres (selon la proposition 29), autrement dit nous nous efforcerons, autant que nous pouvons, de faire que la chose aimée soit affectée d’une joie accompagnée de l’idée de nous-même, c’est-à-dire (selon le scolie de la proposition 13) qu’elle nous aime en retour. C.Q.F.D.
PROPOSITION XXXIV
D’autant plus grand nous imaginons le sentiment dont la chose aimée est affectée envers nous, d’autant plus nous nous en glorifierons.
DÉMONSTRATION
Nous faisons effort (selon la proposition précédente), autant que nous pouvons, pour que la chose aimée nous aime en retour ; c’est-à-dire (selon le scolie de la proposition 13) pour que la chose aimée soit affectée d’une joie accompagnée de l’idée de nous-même. Aussi, d’autant plus grande est la joie dont nous imaginons que la chose aimée est affectée à cause de nous, d’autant plus cet effort est aidé ; c’est-à-dire (selon la proposition 11 avec son scolie) que nous sommes affectés d’une joie d’autant plus grande. Or, comme nous nous réjouissons de ce que nous avons affecté de joie un autre semblable à nous, alors nous nous considérons nous-même avec joie (selon la proposition 30). Donc, d’autant plus grand nous imaginons le sentiment dont [177] la chose aimée est affectée envers nous, avec une joie d’autant plus grande nous nous considérerons nous-même, autrement dit (selon le scolie de la proposition 30) d’autant plus nous nous glorifierons. C.Q.F.D.
PROPOSITION XXXV
Si quelqu’un imagine qu’un autre s’attache la chose aimée par le même lien d’amitié, ou par un plus étroit, que celui par lequel il l’avait seul en possession, il sera affecté de haine envers la chose aimée elle-même, et portera envie à cet autre.
DÉMONSTRATION
D’autant plus grand quelqu’un imagine l’amour dont la chose aimée est affectée envers lui, d’autant plus il se glorifiera (selon la proposition précédente), c’est-à-dire (selon le scolie de la proposition 30) se réjouira ; et par conséquent (selon la proposition 28) il s’efforcera, autant qu’il peut, d’imaginer la chose aimée attachée à lui le plus étroitement possible ; et cet effort ou appétit est favorisé, s’il imagine qu’un autre désire pour lui cette chose (selon la proposition 31). Or cet effort ou appétit est supposé empêché par l’image de la chose aimée elle-même, accompagnée de l’image de celui que se joint la chose aimée. Donc (selon le scolie de la proposition 11) par cela même, le premier sera affecté d’une tristesse qu’accompagneront l’idée de la chose aimée en tant que cause, et en même temps l’image de l’autre ; c’est-à-dire (selon le scolie de la proposition 13) qu’il sera affecté de haine envers la chose aimée, et en même temps envers cet autre (selon le corollaire de la proposition 15), auquel il portera envie (selon la proposition 23), parce qu’il éprouve du plaisir de la chose aimée. C.Q.F.D.
[178]
SCOLIE
Cette Haine envers la chose aimée, jointe à l’Envie, s’appelle la Jalousie, qui par suite n’est rien d’autre que le Flottement de l’âme né de l’Amour et de la Haine en même temps, accompagnés de l’idée d’un autre auquel on porte envie.
En outre, cette haine envers la chose aimée sera plus grande à proportion de la joie dont le jaloux avait coutume d’être affecté par l’amour réciproque de la chose aimée, et à proportion aussi du sentiment dont il était affecté envers celui qu’il imagine s’attacher la chose aimée. Car, s’il le haïssait, par cela même (selon la proposition 24) il aura en haine la chose aimée, parce qu’il l’imagine affectant de joie ce qu’il a en haine, et aussi (selon le corollaire de la proposition 15) par le fait qu’il est forcé de joindre l’image de la chose aimée à l’image de celui qu’il hait.
Cette dernière raison se rencontre la plupart du temps dans l’amour envers une femme. Celui, en effet, qui imagine la femme qu’il aime se prostituant à un autre, sera contristé non seulement par le fait que son propre appétit est empêché, mais encore parce qu’il est forcé de joindre l’image de la chose aimée aux parties honteuses et aux excrétions de l’autre, et il a cette chose aimée en aversion. A quoi s’ajoute enfin que le jaloux n’est pas accueilli par la chose aimée du même visage qu’elle avait coutume de lui présenter, par laquelle cause encore celui qui aime est contristé, comme je vais le montrer.
PROPOSITION XXXVI
Celui qui se souvient d’une chose dont il a éprouvé une fois du plaisir, désire la posséder avec les mêmes circonstances que la première fois qu’il en a éprouvé du plaisir.
[179]
DÉMONSTRATION
Tout ce que l’homme a vu en même temps que la chose qui lui a procuré du plaisir sera (selon la proposition 15) cause de joie par accident ; et par conséquent (selon la proposition 28) il désirera posséder tout cela en même temps que la chose qui lui a procuré du plaisir ; autrement dit il désirera posséder la chose avec toutes les mêmes circonstances que la première fois qu’il en a éprouvé du plaisir. C.Q.F.D.
COROLLAIRE
Si donc celui qui aime s’aperçoit qu’une de ces circonstances fait défaut, il sera contristé.
DÉMONSTRATION
Dans la mesure, en effet, où il s’aperçoit que quelque circonstance fait défaut, il imagine quelque chose qui exclut l’existence de la chose. Or, comme par amour il est désireux de cette chose ou de cette circonstance (selon la proposition précédente), il sera donc contristé (selon la proposition 19) en tant qu’il imagine qu’elle fait défaut. C.Q.F.D.
SCOLIE
Cette Tristesse, en tant qu’elle se rapporte à l’absence de ce que nous aimons, s’appelle Regret.
PROPOSITION XXXVII
Le désir qui naît à cause d’une tristesse ou d’une joie, et à cause d’une haine ou d’un amour, est d’autant plus grand que le sentiment est plus grand.
[180]
DÉMONSTRATION
La tristesse diminue ou empêche la puissance d’agir de l’homme (selon le scolie de la proposition 11), c’est-à-dire (selon la proposition 7) qu’elle diminue ou empêche l’effort par lequel l’homme s’efforce de persévérer dans son être ; et par conséquent (selon la proposition 5) elle est contraire à cet effort ; et tout ce à quoi l’homme affecté de tristesse s’efforce, c’est à écarter la tristesse. Or (selon la définition de la Tristesse) d’autant plus grande est la tristesse, d’autant plus grande est la partie de la puissance d’agir de l’homme qu’il est nécessaire de lui opposer. Donc, d’autant plus grande est la tristesse, d’autant plus grande est la puissance d’agir par laquelle l’homme, en retour, s’efforcera d’écarter la tristesse, c’est-à-dire (selon le scolie de la proposition 9) d’autant plus grand est le désir, autrement dit l’appétit, par lequel il s’efforcera d’écarter la tristesse.
D’autre part, puisque la joie (selon le même scolie de la proposition 11) augmente ou aide la puissance d’agir de l’homme, on démontre aisément par la même voie que l’homme affecté d’une joie ne désire rien d’autre que de la conserver, et cela avec un désir d’autant plus grand que la joie sera plus grande.
Enfin, puisque la haine et l’amour sont des sentiments mêmes de joie ou de tristesse, il suit de la même façon que l’effort, l’appétit ou le désir qui naît à cause d’une haine ou d’un amour, sera plus grand à proportion de la haine ou de l’amour. C.Q.F.D.
PROPOSITION XXXVIII
Si quelqu’un commence d’avoir en haine la chose aimée, de sorte que l’amour soit complètement anéanti, il éprouvera pour elle, à motif égal, une haine plus grande que s’il ne l’eût jamais aimée, et d’autant plus grande que l’amour avait été auparavant plus grand.
[181]
DÉMONSTRATION
Si quelqu’un, en effet, commence d’avoir en haine la chose qu’il aime, un plus grand nombre de ses appétits sont empêchés que s’il ne l’avait pas aimée. Car l’amour est une joie (selon le scolie de la proposition 13) que l’homme, autant qu’il peut (selon la proposition 28), s’efforce de conserver, et cela (selon le même scolie) en considérant la chose aimée comme présente et en l’affectant de joie (selon la proposition 21) autant qu’il peut ; et cet effort (selon la proposition précédente) est d’autant plus grand que l’amour est plus grand, de même aussi que l’effort pour faire que la chose aimée l’aime lui-même en retour (voir la proposition 33). Or ces efforts sont empêchés par la haine envers la chose aimée (selon le corollaire de la proposition 13 et selon la proposition 23). Donc celui qui aime (selon le scolie de la proposition 11) sera, pour cette cause aussi, affecté de tristesse, et d’une tristesse d’autant plus grande que l’amour avait été plus grand ; c’est-à-dire que, outre la tristesse qui fut cause de la haine, une autre naît du fait qu’il a aimé la chose ; et conséquemment il considérera la chose aimée avec un plus grand sentiment de tristesse, c’est-à-dire (selon le scolie de la proposition 13) qu’il éprouvera pour elle une haine plus grande que s’il ne l’eût pas aimée, et d’autant plus grande que l’amour avait été plus grand. C.Q.F.D.
PROPOSITION XXXIX
Celui qui a quelqu’un en haine, s’efforcera de lui faire du mal, à moins qu’il n’appréhende que de là ne naisse un mal plus grand pour lui-même ; et inversement, celui qui aime quelqu’un, s’efforcera, selon la même loi, de lui faire du bien.
[182]
DÉMONSTRATION
Avoir quelqu’un en haine, c’est (selon le scolie de la proposition 13) l’imaginer comme cause de tristesse ; et par conséquent (selon la proposition 28) celui qui a quelqu’un en haine s’efforcera de l’écarter ou de le détruire. Mais s’il appréhende de là pour lui-même quelque chose de plus triste, autrement dit (ce qui est la même chose) un mal plus grand, et s’il croit pouvoir l’éviter en ne faisant pas à celui qu’il hait le mal qu’il méditait, il désirera s’abstenir de lui faire du mal (selon la même proposition 28) ; et cela (selon la proposition 37) d’un effort plus grand que celui par lequel il était porté à faire du mal, et qui, par suite, prévaudra, comme nous le voulions. – La démonstration de la seconde partie s’effectue de la même façon. – Donc celui qui a quelqu’un en haine, etc. C.Q.F.D.
SCOLIE
Par bien, j’entends ici tout genre de joie, et, de plus, tout ce qui conduit à celle-ci, et principalement ce qui satisfait un désir, quel qu’il soit ; par mal, d’autre part, tout genre de tristesse, et principalement ce qui frustre un désir.
Nous avons, en effet, montré plus haut (dans le scolie de la proposition 9) que nous ne désirons nulle chose parce que nous jugeons qu’elle est bonne, mais, au contraire, que nous appelons bon ce que nous désirons ; et conséquemment ce que nous avons en aversion, nous l’appelons mauvais. C’est pourquoi chacun, d’après son propre sentiment, juge ou estime ce qui est bon, ce qui est mauvais, ce qui est meilleur, ce qui est pire, et enfin ce qui est le meilleur ou ce qui est le pire. Ainsi l’avare juge que l’abondance d’argent est le meilleur, et que le fait d’en être privé est le pire. L’ambitieux, de son côté, ne désire rien à l’égal de la gloire, et au contraire ne redoute rien à l’égal de la honte. A l’envieux, à son tour, rien n’est plus [183] agréable que le malheur d’autrui, et rien n’est plus importun que le bonheur des autres. Et ainsi chacun, d’après son propre sentiment, juge qu’une chose est bonne ou mauvaise, utile ou inutile.
Ce sentiment d’ailleurs par lequel l’homme est disposé à ne pas vouloir ce qu’il veut, ou à vouloir ce qu’il ne veut pas, s’appelle l’Appréhension, qui par suite n’est rien d’autre que la Crainte, en tant qu’elle dispose l’homme à éviter par un mal moindre celui qu’il juge devoir se produire (voir la proposition 28). Mais si le mal qu’il appréhende est la Honte, alors l’Appréhension s’appelle Pudeur. Enfin si le Désir d’éviter un mal futur est empêché par l’Appréhension d’un autre mal, de sorte qu’on ne sache pas ce que l’on veut de préférence, alors la Crainte s’appelle Consternation, principalement si l’un et l’autre mal que l’on appréhende sont des plus grands.
PROPOSITION XL
Celui qui imagine que quelqu’un l’a en haine et croit ne lui avoir donné aucune cause de haine, aura en retour celui-ci en haine.
DÉMONSTRATION
Celui qui imagine quelqu’un affecté de haine, par cela même sera aussi affecté de haine (selon la proposition 27), c’est-à-dire (selon le scolie de la proposition 13) d’une tristesse accompagnée de l’idée d’une cause extérieure. Mais (selon l’hypothèse) il n’imagine aucune cause de cette tristesse, à part celui qui l’a en haine. Donc, de ce qu’il imagine que quelqu’un l’a en haine, il sera affecté d’une tristesse accompagnée de l’idée de celui qui l’a en haine, autrement dit (selon le même scolie) il aura celui-ci en haine. C.Q.F.D.
[184]
SCOLIE
Que s’il imagine avoir offert une juste cause de haine, alors (selon la proposition 30 et son scolie) il sera affecté de honte. Mais cela (selon la proposition 25) arrive rarement.
En outre, cette réciprocité de haine peut naître aussi de ce que la haine est suivie d’un effort pour faire du mal à celui qu’on a en haine (selon la proposition 39). Celui donc qui imagine que quelqu’un l’a en haine, imaginera celui-ci comme cause de quelque mal, autrement dit de tristesse ; et par conséquent il sera affecté d’une tristesse ou d’une crainte qu’accompagnera l’idée de celui qui l’a en haine considéré comme cause, c’est-à-dire qu’il sera en retour affecté de haine, comme il est dit plus haut.
COROLLAIRE I
Celui qui imagine celui qu’il aime affecté de haine envers lui, sera en lutte entre la haine et l’amour en même temps. Car, en tant qu’il imagine que celui-ci l’a en haine, il est déterminé (selon la proposition précédente) à l’avoir en haine à son tour. Mais (selon l’hypothèse) il l’aime néanmoins. Donc il sera en lutte entre la haine et l’amour en même temps.
COROLLAIRE II
Si quelqu’un imagine qu’un autre, pour lequel il n’a éprouvé auparavant aucun sentiment, lui a fait quelque mal par raison de haine, aussitôt il s’efforcera de lui rendre le même mal.
DÉMONSTRATION
Celui qui imagine que quelqu’un est affecté de haine envers lui, l’aura en haine à son tour (selon la proposition précédente), et (selon la proposition 26) s’efforcera de se rappeler tout ce qui peut l’affecter de tristesse, et (selon la [185] proposition 39) s’appliquera à le lui susciter. Mais (selon l’hypothèse) il imagine d’abord en ce genre le mal qui lui a été fait à lui-même ; donc aussitôt il s’efforcera de faire le même mal à l’autre. C.Q.F.D.
SCOLIE
L’effort pour faire du mal à celui que nous haïssons se nomme Colère ; et l’effort pour rendre le mal qui nous a été fait s’appelle Vengeance.
PROPOSITION XLI
Si quelqu’un imagine qu’il est aimé de quelque autre, et croit ne lui avoir donné aucune cause d’agir ainsi (ce qui, selon le corollaire de la proposition 15 et selon la proposition 16, peut se produire), il l’aimera à son tour.
DÉMONSTRATION
Cette proposition se démontre par la même voie que la précédente. En voir aussi le scolie.
SCOLIE
Que s’il croit avoir offert une juste cause d’amour, il se glorifiera (selon la proposition 30 avec son scolie) ; ce qui certes (selon la proposition 25) se rencontre plus fréquemment, et dont nous avons dit que le contraire arrive quand quelqu’un imagine que quelque autre l’a en haine (voir le scolie de la proposition précédente).
Donc cet Amour réciproque, et conséquemment (selon la proposition 39) l’effort pour faire du bien à celui qui nous aime et qui (selon la même proposition 39) s’efforce de nous faire du bien à nous-même, se nomme Reconnaissance ou Gratitude.
Et il apparaît par conséquent que les hommes sont beaucoup plus prêts à la vengeance qu’à rendre un bienfait.
[186]
COROLLAIRE
Celui qui imagine qu’il est aimé de celui qu’il a en haine, sera en lutte entre la haine et l’amour en même temps. Ce qui se démontre par la même voie que le premier corollaire de la proposition précédente.
SCOLIE
Que si la haine prévaut, il s’efforcera de faire du mal à celui dont il est aimé. Et ce sentiment s’appelle Cruauté, principalement si l’on croit que celui qui aime n’a offert aucune cause ordinaire de haine.
PROPOSITION XLII
Celui qui, mû par l’amour ou par l’espérance de la gloire, a fait du bien à quelqu’un, sera contristé, s’il voit que son bienfait est reçu avec ingratitude.
DÉMONSTRATION
Celui qui aime une chose semblable à lui, s’efforce, autant qu’il peut, de faire qu’il soit aimé d’elle en retour (selon la proposition 33). Celui donc qui, par amour, a fait du bien à quelqu’un, le fait par le désir où il se trouve d’être aimé en retour, c’est-à-dire (selon la proposition 34) par l’espérance de la gloire, autrement dit (selon le scolie de la proposition 30) d’une joie ; et par conséquent (selon la proposition 12) il s’efforcera, autant qu’il peut, d’imaginer cette cause de gloire, autrement dit de la considérer comme existant en acte. Or (selon l’hypothèse) il imagine autre chose qui exclut l’existence de cette cause. Donc (selon la proposition 19) il sera par là même contristé. C.Q.F.D.
PROPOSITION XLIII
La haine est augmentée par une haine réciproque, et peut, au contraire, être détruite par l’amour.
[187]
DÉMONSTRATION
Celui qui imagine que celui qu’il hait est affecté en retour de haine envers lui, par là même (selon la proposition 40) une nouvelle haine prend naissance, la première durant encore (selon l’hypothèse). Mais si, au contraire, il imagine que cet autre est affecté d’amour envers lui, dans la mesure où il imagine cela, il se considère lui-même avec joie (selon la proposition 30), et s’efforcera dans la même mesure (selon la proposition 29) de plaire à cet autre ; c’est-à-dire (selon la proposition 41) qu’il s’efforce dans la même mesure de ne l’avoir pas en haine et de ne l’affecter d’aucune tristesse. Et cet effort (selon la proposition 37) sera plus grand ou plus petit à proportion du sentiment d’où il naît. Et par conséquent, s’il est plus grand que celui qui naît de la haine et par lequel il s’efforce d’affecter de tristesse la chose qu’il hait (selon la proposition 26), il prévaudra sur lui et fera disparaître la haine de l’âme. C.Q.F.D.
PROPOSITION XLIV
La haine qui est complètement vaincue par l’amour se change en amour ; et l’amour, par suite, est plus grand, que si la haine n’eût pas précédé.
DÉMONSTRATION
La démonstration s’effectue de la même façon que celle de la proposition 38.
Celui, en effet, qui commence d’aimer la chose qu’il hait, autrement dit qu’il avait coutume de considérer avec tristesse, se réjouit par le fait même qu’il aime, et à cette joie qu’enveloppe l’amour (en voir la définition dans le scolie de la proposition 13) s’ajoute encore celle qui naît de ce que l’effort pour écarter la tristesse qu’enveloppe la haine (comme nous l’avons montré dans la proposition 37) est certes aidé, puisqu’il est accompagné de l’idée de ce qu’on a eu en haine considéré comme cause.
[188]
SCOLIE
Bien qu’il en soit ainsi, personne cependant ne s’efforcera d’avoir une chose en haine ou de s’affecter de tristesse, afin de jouir de cette plus grande joie en question ; c’est-à-dire que personne ne désirera qu’un dommage lui soit porté dans l’espérance d’en être dédommagé, ni ne souhaitera d’être malade dans l’espérance de guérir. Car chacun s’efforcera toujours de conserver son être et d’écarter, autant qu’il peut, la tristesse. Que si, au contraire, on pouvait concevoir un homme capable de désirer avoir quelqu’un en haine, afin d’éprouver pour lui ensuite un plus grand amour, alors il souhaitera toujours de l’avoir en haine. Car, plus la haine aura été grande, plus l’amour sera grand, et par conséquent il souhaitera toujours que la haine augmente de plus en plus ; et, pour la même cause, un homme s’efforcera d’être malade de plus en plus, afin de jouir ensuite d’une plus grande joie par le rétablissement de sa santé ; et par conséquent il s’efforcera d’être toujours malade, ce qui (selon la proposition 6) est absurde.
PROPOSITION XLV
Si quelqu’un imagine qu’un autre semblable à lui est affecté de haine contre une chose semblable à lui qu’il aime, il aura cet autre en haine.
DÉMONSTRATION
La chose aimée, en effet, a en haine de son côté celui qui la hait (selon la proposition 40) ; et par conséquent celui qui aime, venant à imaginer que quelqu’un a en haine la chose aimée, imagine par là même que la chose aimée est affectée de haine, c’est-à-dire (selon le scolie de la proposition 13) de tristesse, et conséquemment (selon la proposition 21) il est contristé, et cela avec accompagnement de l’idée de celui qui hait la chose aimée considéré comme cause, c’est-à-dire (selon le scolie de la proposition 13) qu’il aura celui-ci en haine. C.Q.F.D.
[189]
PROPOSITION XLVI
Si quelqu’un a été affecté par un autre, appartenant à quelque classe ou nation différente de la sienne, d’une joie ou d’une tristesse qu’accompagne l’idée de cet autre, considéré comme cause sous le nom universel de la classe ou de la nation, il aimera ou aura en haine non seulement cet autre, mais tous ceux de la même classe ou de la même nation.
DÉMONSTRATION
La démonstration de ce fait est évidente d’après la proposition 16 de cette partie.
PROPOSITION XLVII
La joie qui naît de ce que nous imaginons qu’une chose que nous haïssons est détruite ou affectée d’un autre mal, ne naît pas sans quelque tristesse de l’âme.
DÉMONSTRATION
Cela est évident d’après la proposition 27. Car, dans la mesure où nous imaginons qu’une chose semblable à nous est affectée de tristesse, nous sommes contristés.
SCOLIE
Cette proposition peut aussi se démontrer par le corollaire de la proposition 17 de la deuxième partie. Toutes les fois, en effet, que nous nous souvenons d’une chose, quoiqu’elle n’existe pas en acte, nous la considérons pourtant comme présente, et le corps est affecté de la même façon. C’est pourquoi, dans la mesure où le souvenir de la chose en question reste vivace, l’homme est déterminé à la considérer avec tristesse ; et cette détermination, tant que demeure l’image de la chose, est empêchée certes par le souvenir des choses qui excluent l’existence de cette chose, mais elle n’est pas enlevée : et par conséquent [190] l’homme se réjouit seulement dans la mesure où cette détermination est empêchée. Et de là vient que cette joie qui naît du mal de la chose que nous haïssons se renouvelle autant de fois que nous nous souvenons de cette chose. Car, comme nous l’avons dit, quand l’image de cette chose est réveillée, comme elle enveloppe l’existence de la chose même, elle détermine l’homme à considérer la chose avec la même tristesse avec laquelle il avait coutume de la considérer lorsqu’elle existait. Mais comme à l’image de cette chose il en a joint d’autres qui excluent l’existence de cette chose, cette détermination à la tristesse est donc aussitôt empêchée, et l’homme se réjouit de nouveau, et cela autant de fois que ce renouvellement s’accomplit.
Et telle est la cause pourquoi les hommes se réjouissent toutes les fois qu’ils se souviennent d’un mal déjà passé, et pourquoi ils éprouvent du plaisir à raconter les dangers dont ils sont délivrés. En effet, quand ils imaginent quelque danger, ils le considèrent comme encore futur et sont déterminés à le craindre. Mais cette détermination est empêchée de nouveau par l’idée de délivrance qu’ils ont jointe à celle de ce danger lorsqu’ils en ont été délivrés, et cette idée leur rend de nouveau la sécurité ; et par conséquent ils se réjouissent de nouveau.
PROPOSITION XLVIII
L’amour et la haine, par exemple envers Pierre, sont détruits, si la tristesse qu’enveloppe celle-ci, et la joie qu’enveloppe celui-là sont jointes à l’idée d’une autre cause ; et ils sont diminués l’un et l’autre dans la mesure où nous imaginons que Pierre n’a pas été seul la cause de cette joie et de cette tristesse.
DÉMONSTRATION
Cela est évident d’après la seule définition de l’amour et de la haine : la voir dans le scolie de la proposition 13. En effet, la joie est appelée amour et la tristesse haine [191] envers Pierre, à cause de cela seul que Pierre est considéré comme étant la cause de l’un ou de l’autre de ces sentiments. Aussi, cette considération étant enlevée totalement ou en partie, le sentiment envers Pierre est aussi totalement détruit, ou diminué en partie. C.Q.F.D.
PROPOSITION XLIX
L’amour et la haine envers une chose que nous imaginons être libre doivent être l’un et l’autre, à cause égale, plus grands qu’envers une chose nécessaire.
DÉMONSTRATION
Une chose que nous imaginons être libre doit (selon la définition 7, partie I) être perçue par elle-même, sans autres choses. Si donc nous imaginons qu’elle est cause de joie ou de tristesse, par là même (selon le scolie de la proposition 13) nous l’aimerons ou l’aurons en haine, et cela (suivant la proposition précédente) du plus grand amour ou de la plus grande haine qui puisse naître du sentiment donné. Mais si nous imaginons comme nécessaire la chose qui est cause de ce sentiment, alors (selon la même définition 7, partie I) nous imaginerons qu’elle n’est pas seule, mais avec d’autres, cause de ce sentiment, et par conséquent (selon la proposition précédente) l’amour et la haine envers elle seront moindres. C.Q.F.D.
SCOLIE
Il suit de là que les hommes, parce qu’ils estiment qu’ils sont libres, éprouvent plus d’amour ou de haine les uns à l’égard des autres, qu’à l’égard des autres choses ; à quoi s’ajoute l’imitation des sentiments, au sujet de laquelle voir les propositions 27, 34, 40 et 43.
PROPOSITION L
Une chose quelconque peut être, par accident, cause d’espoir ou de crainte.
[192]
DÉMONSTRATION
Cette proposition se démontre par la même voie que la proposition 15 ; la voir en même temps que le scolie de la proposition 18.
SCOLIE
Les choses qui sont par accident causes d’espoir ou de crainte, on les nomme bons ou mauvais présages. Ensuite ces mêmes présages, dans la mesure où ils sont une cause d’espoir ou de crainte, sont (suivant la définition de l’espoir et de la crainte, qu’on voit au scolie 2 de la proposition 18) une cause de joie ou de tristesse, et conséquemment (selon le corollaire de la proposition 15), en cette mesure, nous les aimons ou les avons en haine, et (selon la proposition 28) nous nous efforçons de les employer comme des moyens en vue de ce que nous espérons, ou de les écarter comme des obstacles ou des causes de crainte. En outre, il suit de la proposition 25 que nous sommes constitués par nature à croire facilement ce que nous espérons, et difficilement au contraire ce que nous appréhendons et à en avoir une opinion plus ou moins juste. Et c’est de là que sont nées les Superstitions par lesquelles les hommes sont partout en lutte.
D’ailleurs je ne pense pas qu’il vaille la peine de montrer ici les flottements de l’âme qui naissent de l’espoir et de la crainte, puisqu’il suit de la seule définition de ces sentiments qu’il n’est pas donné d’espoir sans crainte, ni de crainte sans espoir (comme nous l’expliquerons plus amplement en son lieu), et puisque, de plus, dans la mesure où nous espérons ou craignons quelque chose, nous l’aimons ou l’avons en haine. Et par conséquent tout ce que nous avons dit de l’amour et de la haine, chacun pourra facilement l’appliquer à l’espoir et à la crainte.
[193]
PROPOSITION LI
Des hommes divers peuvent être affectés de diverses façons par un seul et même objet, et un seul et même homme peut être affecté par un seul et même objet de diverses façons en divers temps.
DÉMONSTRATION
Le corps humain (selon le postulat 3, partie II) est affecté par les corps extérieurs d’un très grand nombre de façons. Deux hommes peuvent donc dans le même temps être affectés de diverses façons, et par conséquent (selon l’axiome 1 qui est après le lemme 3 qu’on voit après la proposition 13, partie II) ils peuvent être affectés de diverses façons par un seul et même objet. En outre (selon le même postulat), le corps humain peut être affecté tantôt d’une façon, tantôt d’une autre, et conséquemment (selon le même axiome) il peut être affecté par un seul et même objet de diverses façons en divers temps. C.Q.F.D.
SCOLIE
Nous voyons donc qu’il peut se faire que ce que l’un aime, l’autre l’ait en haine ; et que ce que l’un craint, l’autre ne le craigne pas ; et qu’un seul et même homme aime maintenant ce qu’il a haï auparavant et qu’il ose maintenant ce qu’il a craint auparavant, etc.
En outre, comme chacun juge d’après son propre sentiment ce qui est bon, ce qui est mauvais, ce qui est meilleur et ce qui est pire (voir le scolie de la proposition 39), il suit que les hommes peuvent différer[3] autant par le jugement que par le sentiment ; et de là provient que, lorsque nous les comparons les uns aux autres, nous les distinguions par la seule différence [194] de leurs sentiments, et que nous appelions les uns intrépides, d’autres timides, d’autres enfin d’un autre nom. Par exemple, je nommerai intrépide celui qui méprise le mal que j’ai coutume d’appréhender ; et si en outre je fais attention que son désir de faire du mal à celui qu’il hait, et de faire du bien à celui qu’il aime, n’est pas empêché par l’appréhension du mal par lequel j’ai coutume d’être retenu, je l’appellerai audacieux. D’autre part, celui-là me paraîtra timide, qui appréhende un mal que j’ai coutume de mépriser ; et si de plus je fais attention que son désir est empêché par l’appréhension d’un mal qui ne peut me retenir, je dirai qu’il est pusillanime ; et ainsi jugera chacun.
Enfin, de cette nature de l’homme et de l’inconstance de son jugement, et de ce que l’homme souvent juge des choses d’après son seul sentiment, et que les choses qu’il croit faire en vue de la joie ou de la tristesse, et que pour cette raison (selon la proposition 28) il s’efforce de provoquer à se produire, ou d’écarter, ne sont souvent qu’imaginaires (pour ne rien dire d’ailleurs des autres causes de l’incertitude des choses, que nous avons montrées dans la seconde partie) : de là nous concevons facilement que l’homme peut souvent être dans la cause tant du fait qu’il soit contristé que du fait qu’il se réjouisse, autrement dit qu’il soit affecté tant d’une tristesse que d’une joie qu’accompagne l’idée de lui-même en tant que cause.
Et par conséquent nous comprenons facilement ce qu’est le Repentir et ce qu’est la Satisfaction intime, savoir : le Repentir est une tristesse qu’accompagne l’idée de soi-même en tant que cause, et la Satisfaction intime est une joie qu’accompagne l’idée de soi-même en tant que cause ; et ces sentiments sont très violents, parce que les hommes se croient libres (voir la proposition 49).
[195]
PROPOSITION LII
Un objet, que nous avons vu auparavant avec d’autres en même temps, ou que nous imaginons n’avoir rien qui ne soit commun à plusieurs, nous ne le considérons pas aussi longtemps que celui que nous imaginons avoir quelque chose de particulier.
DÉMONSTRATION
Aussitôt que nous imaginons un objet que nous avons vu avec d’autres, aussitôt nous nous souvenons aussi des autres (selon la proposition 18, partie II, dont on verra aussi le scolie), et ainsi de la considération de l’un nous tombons aussitôt dans la considération d’un autre. Et la même raison s’applique à un objet que nous imaginons n’avoir rien qui ne soit commun à plusieurs. Car nous supposons par là même que nous ne considérons rien en lui que nous n’ayons vu auparavant avec d’autres. Mais lorsque nous supposons que nous imaginons dans un objet quelque chose de particulier que nous n’avons jamais vu auparavant, nous ne disons rien d’autre, sinon que l’esprit, pendant qu’il considère cet objet, n’a rien d’autre en lui, dans la considération de quoi il peut tomber par la considération de cet objet ; et par conséquent il est déterminé à considérer cet objet seul. Donc un objet, etc. C.Q.F.D.
SCOLIE
Cette affection de l’esprit, autrement dit cette imagination d’une chose particulière, en tant qu’elle se trouve seule dans l’esprit, se nomme Admiration ; et si elle est provoquée par un objet que nous appréhendons, elle est dite Consternation, parce que l’admiration du mal tient l’homme en suspens dans la seule considération de ce mal, au point qu’il n’est pas capable de penser à autre chose par quoi il pourrait [196] éviter le mal en question. Mais si ce que nous admirons est la prudence d’un homme, son industrie ou quelque chose de ce genre, comme par là même nous considérons que cet homme l’emporte beaucoup sur nous, alors l’admiration se nomme Vénération ; autrement, elle s’appelle Horreur, si nous admirons la colère, l’envie, etc. d’un homme. De plus, si nous admirons la prudence, l’industrie, etc. d’un homme que nous aimons notre Amour par là même (selon la proposition 12) sera plus grand, et cet Amour joint à l’Admiration ou à la Vénération, nous le nommons Dévotion. Et de cette façon nous pouvons aussi concevoir la Haine, l’Espoir, la Sécurité et d’autres sentiments joints à l’Admiration ; et par conséquent nous pourrons déduire plus de sentiments qu’on n’a coutume d’en désigner par les dénominations reçues. D’où il apparaît que les noms des sentiments ont été inventés plutôt d’après leur usage vulgaire que d’après leur connaissance attentive.
À l’Admiration s’oppose le Mépris, dont la cause cependant est généralement la suivante, à savoir que, du fait que nous voyons quelqu’un admirer, aimer, craindre, etc. une chose, ou du fait qu’une chose paraît au premier aspect semblable aux choses que nous admirons, aimons, craignons, etc., nous sommes déterminés (selon la proposition 15 avec son corollaire et selon la proposition 27) à admirer, à aimer, à craindre, etc. cette chose. Mais si, par la présence de cette même chose ou par une considération plus attentive, nous sommes forcés de nier d’elle tout ce qui peut être cause d’admiration, d’amour, de crainte, etc., alors l’esprit demeure déterminé, par la présence même de la chose, à penser plutôt à ce qui n’est pas dans l’objet qu’à ce qui y est, alors que pourtant, en présence d’un objet, [197] on a coutume de penser principalement à ce qui est dans cet objet. De même donc que la Dévotion naît de l’Admiration d’une chose que nous aimons, de même la Dérision naît du Mépris d’une chose que nous haïssons ou craignons, et le Dédain naît du Mépris de la sottise, comme la Vénération naît de l’Admiration de la prudence. Nous pouvons enfin concevoir l’Amour, l’Espoir, la Gloire et d’autres sentiments joints au Mépris, et déduire de là encore d’autres sentiments, que nous n’avons coutume non plus de distinguer des autres par aucune dénomination particulière.
PROPOSITION LIII
Lorsque l’esprit se considère lui-même et sa puissance d’agir, il se réjouit, et d’autant plus qu’il s’imagine lui-même et sa puissance d’agir plus distinctement.
DÉMONSTRATION
L’homme ne se connaît lui-même, sinon par les affections de son corps et leurs idées (selon les propositions 19 et 23, partie II). Lorsque donc il arrive que l’esprit peut se considérer lui-même, par là même il est supposé passer à une perfection plus grande, c’est-à-dire (selon le scolie de la proposition 11) qu’il est supposé être affecté de joie, et d’une joie d’autant plus grande qu’il peut s’imaginer lui-même et sa puissance d’agir plus distinctement. C.Q.F.D.
COROLLAIRE
Cette joie est de plus en plus favorisée, à mesure que l’homme imagine davantage qu’il est loué par d’autres. Car d’autant plus il imagine qu’il est loué par d’autres, d’autant plus grande est la joie dont il imagine que les [198] autres sont affectés par lui, et cela avec accompagnement de l’idée de lui-même (selon le scolie de la proposition 29) ; et par conséquent (selon la proposition 27) il est lui-même affecté d’une joie plus grande, qu’accompagne l’idée de lui-même. C.Q.F.D.
PROPOSITION LIV
L’esprit s’efforce d’imaginer seulement les choses qui posent sa propre puissance d’agir.
DÉMONSTRATION
L’effort de l’esprit, autrement dit sa puissance, est l’essence même de cet esprit (selon la proposition 7). Or l’essence de l’esprit (comme il est connu de soi) affirme seulement ce que l’esprit est et peut, et non ce qu’il n’est pas et ne peut pas ; et par conséquent il s’efforce d’imaginer seulement ce qui affirme ou pose sa propre puissance d’agir. C.Q.F.D.
PROPOSITION LV
Lorsque l’esprit imagine son impuissance, il est par là même contristé.
DÉMONSTRATION
L’essence de l’esprit affirme seulement ce que l’esprit est et peut, autrement dit il est de la nature de l’esprit d’imaginer seulement les choses qui posent sa propre puissance d’agir (selon la proposition précédente). Aussi lorsque nous disons que l’esprit, en se considérant lui-même, imagine son impuissance, nous ne disons rien d’autre, sinon que, tandis que l’esprit s’efforce d’imaginer quelque chose qui pose sa propre puissance d’agir, cet effort qu’il fait est empêché, autrement dit (selon le scolie de la proposition 11) qu’il est lui-même contristé. C.Q.F.D.
[199]
COROLLAIRE
Cette tristesse est de plus en plus favorisée, si on imagine qu’on est blâmé par d’autres ; ce qui se démontre de la même façon que le corollaire de la proposition 53.
SCOLIE
Cette Tristesse qu’accompagne l’idée de notre faiblesse s’appelle Humilité ; la Joie au contraire qui naît de la considération de nous-mêmes se nomme Amour-propre ou Satisfaction intime.
Et comme cette joie se renouvelle toutes les fois que l’homme considère ses propres vertus, autrement dit sa puissance d’agir, il résulte donc aussi de là que chacun est avide de raconter ses actions et de faire étalage des forces tant de son corps que de son âme, et que les hommes, pour cette raison, sont importuns les uns aux autres.
De là encore il suit que les hommes sont par nature envieux (voir le scolie de la proposition 24 et le scolie de la proposition 32), autrement dit qu’ils se réjouissent de la faiblesse de leurs égaux et sont au contraire contristés de leur vertu. Car toutes les fois qu’on imagine ses propres actions, on est affecté de joie (selon la proposition 53), et d’une joie d’autant plus grande que ces actions expriment plus de perfection et qu’on les imagine plus distinctement, c’est-à-dire (selon ce qui a été dit dans le scolie 1 de la proposition 40 de la deuxième partie) qu’on peut davantage les distinguer des autres et les considérer comme des choses particulières. C’est pourquoi on se réjouira au plus haut point à la considération de soi-même, quand on considère en soi quelque chose que l’on nie des autres. Mais si ce que l’on affirme de soi, on le rapporte à l’idée universelle de l’homme ou de l’animal, on ne se réjouira pas autant ; et l’on sera au contraire contristé, si l’on imagine que ses propres actions, comparées à celles des autres, sont plus [200] faibles. Et cette tristesse, on s’efforcera certes de l’écarter (selon la proposition 28), et cela en interprétant faussement les actions de ses égaux, ou en embellissant les siennes autant qu’on peut.
Il apparaît donc que les hommes sont par nature enclins à la haine et à l’envie, à quoi s’ajoute l’éducation elle-même. Car les parents ont coutume d’inciter leurs enfants à la vertu par le seul aiguillon de l’honneur et de l’envie.
Mais il reste peut-être la difficulté qu’il n’est pas rare que nous admirions les vertus des hommes et que nous les vénérions eux-mêmes. Aussi, pour l’écarter, j’ajouterai le corollaire qui suit.
COROLLAIRE
Personne ne porte envie à quelqu’un pour sa vertu, sinon à un égal.
DÉMONSTRATION
L’envie est la haine elle-même (voir le scolie de la proposition 24), autrement dit (selon le scolie de la proposition 13) une tristesse, c’est-à-dire (selon le scolie de la proposition 11) une affection par laquelle la puissance d’agir de l’homme ou son effort est empêché. Mais l’homme (selon le scolie de la proposition 9) ne s’efforce et ne désire de rien faire, sinon ce qui peut suivre de sa nature donnée. Donc l’homme ne désirera que soit affirmée de lui aucune puissance d’agir ou (ce qui est la même chose) aucune vertu qui est propre à la nature d’un autre et étrangère à la sienne. Et par conséquent son désir ne peut être empêché, c’est-à-dire (selon le scolie de la proposition 11) qu’il ne peut lui-même être contristé du fait qu’il considère quelque vertu dans quelqu’un dissemblable de lui-même, et conséquemment il ne pourra lui porter envie. Mais certes il pourra porter envie à son égal, qui est supposé de même nature que lui. C.Q.F.D.
[201]
SCOLIE
Lorsque donc nous disions plus haut, dans le scolie de la proposition 52, que nous vénérons un homme, du fait que nous admirons sa prudence, sa force d’âme, etc., cela provient (comme il est évident d’après la proposition même) de ce que nous imaginons que ces vertus sont particulièrement en lui, et non pas communes à notre nature ; et par conséquent nous ne les lui envierons pas plus qu’aux arbres la hauteur et aux lions le courage, etc.
PROPOSITION LVI
De la joie, de la tristesse et du désir, et conséquemment de tout sentiment qui en est composé, comme le flottement de l’âme, ou qui en dérive, à savoir l’amour, la haine, l’espoir, la crainte, etc., autant d’espèces sont données, qu’il y a d’espèces d’objets par lesquels nous sommes affectés.
DÉMONSTRATION
La joie et la tristesse, et conséquemment les sentiments qui en sont composés ou en dérivent, sont des passions (selon le scolie de la proposition 11). Or (selon la proposition 1) nous sommes nécessairement passifs en tant que nous avons des idées inadéquates, et c’est dans la mesure seulement que nous avons de ces idées (selon la proposition 3) que nous sommes passifs ; c’est-à-dire (voir le scolie 1 de la proposition 40, partie II) que nous sommes nécessairement passifs dans la mesure où nous imaginons, autrement dit (voir la proposition 17, partie II, avec son scolie) dans la mesure où nous sommes affectés d’un sentiment qui enveloppe la nature de notre corps et la nature d’un corps extérieur. Donc la nature de chaque passion doit être nécessairement expliquée, de sorte que la nature de l’objet par lequel nous sommes affectés soit exprimée. Ainsi la joie qui naît d’un objet, par exemple de A, enveloppe [202] la nature de cet objet A, et la joie qui naît de l’objet B enveloppe la nature de cet objet B. Et par conséquent ces deux sentiments de joie sont différents par nature, puisqu’ils naissent de causes de nature différente. De même aussi le sentiment de tristesse qui naît d’un objet est différent par nature de la tristesse qui naît d’une autre cause ; ce qu’il faut entendre encore de l’amour, de la haine, de l’espoir, de la crainte, du flottement de l’âme, etc. Et par suite sont nécessairement données autant d’espèces de joie, de tristesse, d’amour, de haine, etc., qu’il y a d’espèces d’objets par lesquels nous sommes affectés.
Or le désir est l’essence même de chacun, ou sa nature, en tant qu’on la conçoit comme déterminée à faire quelque chose d’après sa constitution donnée, quelle qu’elle soit (voir le scolie de la proposition 9). Donc, suivant que chacun est affecté par des causes extérieures de telle ou telle espèce de joie, de tristesse, d’amour, de haine, etc., c’est-à-dire suivant que sa nature est constituée de telle ou telle façon, il est nécessaire que son désir soit tel et tel, et que la nature d’un désir diffère de la nature d’un autre autant que les sentiments d’où naît chacun d’eux diffèrent entre eux. C’est pourquoi sont données autant d’espèces de désir, qu’il y a d’espèces de joie, de tristesse, d’amour, etc., et conséquemment (selon ce qui a déjà été montré) qu’il y a d’espèces d’objets par lesquels nous sommes affectés. C.Q.F.D.
SCOLIE
Parmi les espèces de sentiments, qui (selon la proposition précédente) doivent être en très grand nombre, les remarquables sont la Gourmandise, l’Ivrognerie, la Lubricité, l’Avarice et l’Ambition, qui ne sont que des notions de l’Amour ou du Désir, qui expliquent la nature de l’un et de l’autre de ces deux sentiments par les objets auxquels ils se rapportent. Car par Gourmandise, Ivrognerie, Lubricité, Avarice et Ambition, [203] nous n’entendons rien d’autre que l’Amour ou le Désir immodéré de la bonne chère, de la boisson, de l’union charnelle, des richesses et de la gloire. En outre, ces sentiments, en tant que nous les distinguons des autres par le seul objet auquel ils se rapportent, n’ont pas de contraires. Car la Tempérance, la Sobriété et enfin la Chasteté, que nous avons coutume d’opposer à la Gourmandise, à l’Ivrognerie et à la Lubricité, ne sont pas des sentiments ou des passions, mais indiquent la puissance de l’âme qui règle ces sentiments.
Quant aux autres espèces de sentiments, je ne puis ici les expliquer (parce qu’il y en a autant que d’espèces d’objets), et, le pourrais-je, que ce n’est pas nécessaire. Car, pour ce que nous nous proposons, à savoir de déterminer les forces des sentiments et la puissance de l’esprit sur eux, il nous suffit d’avoir une définition générale de chaque sentiment. Il nous suffit, dis-je, de comprendre les propriétés communes des sentiments et de l’esprit, pour que nous puissions déterminer quelle est, en qualité et en quantité, la puissance de l’esprit à régler et réprimer les sentiments. Aussi, quoiqu’il y ait une grande différence entre tel ou tel sentiment d’amour, de haine ou de désir, par exemple entre l’amour pour ses enfants et l’amour pour son épouse, nous n’avons cependant pas besoin de connaître ces différences et de pousser plus loin la recherche de la nature et de l’origine des sentiments.
PROPOSITION LVII
Tout sentiment de n’importe quel individu diffère du sentiment d’un autre autant que l’essence de l’un diffère de l’essence de l’autre.
DÉMONSTRATION
Cette proposition est évidente d’après l’axiome 1 qu’on voit après le lemme 3 qui suit le scolie de la proposition 13 [204] de la deuxième partie. Néanmoins nous la démontrerons par les définitions des trois sentiments primitifs.
Tous les sentiments se rapportent au désir, à la joie ou à la tristesse, comme le montrent les définitions que nous en avons données. Mais le désir est la nature ou l’essence même de chacun (en voir la définition dans le scolie de la proposition 9). Donc le désir de chaque individu diffère du désir d’un autre autant que la nature ou l’essence de l’un diffère de l’essence de l’autre.
D’autre part, la joie et la tristesse sont des passions par lesquelles la puissance ou l’effort de chacun à persévérer dans son être est augmentée ou diminuée, aidée ou empêchée (selon la proposition 11 et son scolie). Or par effort à persévérer dans son être, en tant qu’il se rapporte à l’esprit et au corps en même temps, nous entendons l’appétit et le désir (voir le scolie de la proposition 9). Donc la joie et la tristesse sont le désir même ou l’appétit, en tant qu’il est augmenté ou diminué, aidé ou empêché par des causes extérieures, c’est-à-dire (selon le même scolie) que c’est la nature même de chacun. Et par conséquent la joie ou la tristesse de chacun diffère de la joie ou de la tristesse d’un autre autant aussi que la nature ou l’essence de l’un diffère de l’essence de l’autre ; et conséquemment tout sentiment de n’importe quel individu diffère du sentiment d’un autre autant, etc. C.Q.F.D.
SCOLIE
Il suit de là que les sentiments des animaux que l’on dit privés de raison (car nous ne pouvons nullement douter que les bêtes ne sentent, maintenant que nous connaissons l’origine de l’esprit) diffèrent des sentiments des hommes autant que leur nature diffère de la nature humaine. Certes le cheval et l’homme sont poussés par le penchant d’engendrer, mais celui-là par un penchant de cheval, celui-ci au contraire par un penchant d’homme. De même aussi les penchants et les appétits des insectes, des poissons et des [205] oiseaux doivent être différents les uns des autres. Aussi, bien que chaque individu vive satisfait de la nature dont il est constitué et qu’il en éprouve du plaisir, cette vie cependant dont chacun est satisfait et ce contentement ne sont rien d’autre que l’idée ou l’âme de cet individu, et par conséquent le contentement de l’un diffère par nature du contentement d’un autre autant que l’essence de l’un diffère de l’essence de l’autre. Enfin il suit de la proposition précédente qu’il n’y a pas peu de différence aussi entre le contentement par lequel un ivrogne, par exemple, est conduit, et le contentement dont est possédé le philosophe, ce que j’ai voulu faire remarquer ici en passant.
Voilà au sujet des sentiments qui se rapportent à l’homme en tant qu’il est passif. Il me reste à ajouter peu de chose au sujet de ceux qui se rapportent à lui en tant qu’il est actif.
PROPOSITION LVIII
Outre la joie et le désir qui sont des passions, d’autres sentiments de joie et de désir sont donnés, qui se rapportent à nous en tant que nous sommes actifs.
DÉMONSTRATION
Lorsque l’esprit se conçoit lui-même et sa puissance d’agir, il se réjouit (selon la proposition 53). Or l’esprit se considère nécessairement lui-même, quand il conçoit une idée vraie, autrement dit adéquate (selon la proposition 43, partie II). Aussi bien, l’esprit conçoit-il certaines idées adéquates (selon le scolie 2 de la proposition 40, partie II). Donc il se réjouit aussi dans la mesure où il conçoit des idées adéquates, c’est-à-dire (selon la proposition 1) dans la mesure où il est actif.
D’autre part, l’esprit, aussi bien en tant qu’il a des idées claires et distinctes qu’en tant qu’il a des idées confuses, s’efforce de persévérer dans son être (selon la [206] proposition 9). Or, par effort, nous entendons le désir (selon le scolie de la même proposition). Donc le désir se rapporte à nous en tant aussi que nous comprenons, autrement dit (selon la proposition 1) en tant que nous sommes actifs. C.Q.F.D.
PROPOSITION LIX
Parmi tous les sentiments qui se rapportent à l’esprit en tant qu’il est actif, il n’en est point qui ne se rapportent à la joie ou au désir.
DÉMONSTRATION
Tous les sentiments se rapportent au désir, à la joie ou à la tristesse, comme le montrent les définitions que nous en avons données. Or, par tristesse, nous entendons que la puissance de penser de l’esprit est diminuée ou empêchée (selon la proposition 11 et son scolie) ; et par conséquent, dans la mesure où l’esprit est contristé, sa puissance de comprendre, c’est-à-dire d’agir (selon la proposition 1) est diminuée ou empêchée. Et par conséquent il n’y a point de sentiments de tristesse qui puissent se rapporter à l’esprit en tant qu’il agit, mais seulement des sentiments de joie et de désir, qui (selon la proposition précédente) se rapportent à l’esprit sous ce rapport même. C.Q.F.D.
SCOLIE
Toutes les actions qui suivent des sentiments qui se rapportent à l’esprit en tant qu’il comprend, je les rapporte à la Force d’âme, que je distingue en Fermeté et en Générosité. Car par Fermeté, j’entends le Désir par lequel chacun s’efforce de conserver son être d’après le seul commandement de la Raison. Et par Générosité, j’entends le Désir par lequel chacun, d’après le seul commandement de la Raison, s’efforce d’aider les autres hommes et de se les attacher par l’amitié. Aussi [207] ces actions qui se proposent la seule utilité de l’agent, je les rapporte à la Fermeté, et celles qui se proposent aussi l’utilité d’autrui, je les rapporte à la Générosité. La Tempérance donc, la Sobriété et la Présence d’esprit dans les dangers, etc. sont des espèces de la Fermeté, tandis que la Modestie, la Clémence, etc. sont des espèces de la Générosité.
Je pense avoir ainsi expliqué et montré par leurs causes premières les principaux sentiments et flottements de l’âme, qui naissent de la combinaison des trois sentiments primitifs, savoir : le Désir, la Joie et la Tristesse. D’où il apparaît que nous sommes agités de beaucoup de façons par les causes extérieures et que, pareils aux flots de la mer agités par des vents contraires, nous flottons, inconscients de notre sort et de notre destin.
Mais j’ai dit que j’ai montré seulement les principaux conflits de l’âme, et non tous ceux qui peuvent être donnés. En procédant, en effet, selon la même voie que ci-dessus, nous pouvons facilement montrer que l’Amour se joint au Repentir, au Dédain, à la Honte, etc. Bien plus, par ce qui a déjà été dit, je crois clairement établi pour chacun que les sentiments peuvent se combiner entre eux de tant de façons, et que de là naissent tant de variétés, qu’on n’en peut fixer le nombre. Mais il suffit à mon dessein d’avoir énuméré seulement les principaux ; car les autres que j’ai laissés de côté seraient objet plus de curiosité que d’utilité.
Il reste cependant à remarquer au sujet de l’Amour, qu’il arrive très souvent que, tandis que nous jouissons de la chose que nous appétions, le corps acquiert par cette jouissance une constitution nouvelle par laquelle il est autrement déterminé, et que d’autres images de choses sont éveillées en lui, et qu’en même temps l’esprit commence à imaginer autre chose et à désirer autre chose. Par exemple, quand nous imaginons quelque chose dont la saveur a coutume de nous être agréable, nous désirons en [208] jouir, à savoir d’en manger. Or, tandis que nous en jouissons ainsi, l’estomac se remplit et le corps se constitue autrement. Si donc, le corps étant ainsi autrement disposé, l’image de cet aliment, parce qu’il est présent, est favorisée, et aussi en conséquence l’effort ou le désir d’en manger, à ce désir ou à cet effort répugnera cette constitution nouvelle, et conséquemment la présence de l’aliment que nous appétions sera odieuse : et c’est ce que nous appelons Dégoût et Ennui.
D’autre part, les affections extérieures du corps qui s’observent dans les sentiments, telles que sont le tremblement, la pâleur, les sanglots, le rire, etc., je les ai négligées, parce qu’elles se rapportent au corps seul, sans aucune relation à l’esprit.
Enfin, au sujet des définitions des sentiments, certaines remarques sont à faire. Je répéterai donc ici ces définitions dans leur ordre, et j’y intercalerai ce qui doit être observé sur chacune d’elles.
[209]
DÉFINITIONS
DES SENTIMENTS
I
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Le Désir est l’essence même de l’homme, en tant qu’elle est conçue comme déterminée, par quelque sienne affection donnée, à faire quelque chose.
EXPLICATION
Nous avons dit plus haut, dans le scolie de la proposition 9 de cette partie, que le Désir est l’appétit avec conscience de lui-même, et que l’appétit, de son côté, est l’essence même de l’homme, en tant qu’elle est déterminée à faire les choses qui servent à sa conservation. Mais, dans le même scolie, j’ai fait observer aussi qu’en réalité, entre l’appétit de l’homme et le désir, je ne reconnais aucune différence. Car, que l’homme soit conscient de son appétit, ou qu’il ne le soit pas, cet appétit cependant reste un et le même ; et par conséquent, pour ne pas paraître commettre une tautologie, je n’ai pas voulu expliquer le désir par l’appétit, mais je me suis étudié à le définir de façon à y comprendre en même temps tous les efforts de la nature humaine que nous désignons du nom d’appétit, de volonté, de désir ou d’impulsion. J’aurais pu dire, en effet, que le désir est l’essence même de l’homme, en tant qu’elle est conçue comme déterminée à faire quelque chose ; mais de cette définition (selon la proposition 23, partie II), il ne suivrait pas que l’esprit puisse être conscient de son désir, [210] autrement dit de son appétit. Donc, afin d’envelopper la cause de cette conscience, il m’a été nécessaire (selon la même proposition) d’ajouter : en tant qu’elle est déterminée par quelque sienne affection donnée, etc. Car, par affection de l’essence de l’homme, nous entendons toute constitution de cette essence, soit qu’elle soit innée, soit qu’elle soit conçue par le seul attribut de la Pensée ou par le seul attribut de l’Étendue, soit enfin qu’elle soit rapportée à l’un et à l’autre à la fois. J’entends donc ici par le nom de Désir tous les efforts, impulsions, appétits et volitions de l’homme, lesquels sont variables suivant la constitution variable d’un même homme, et souvent opposés les uns aux autres, au point que l’homme est entraîné de diverses façons et ne sait où se tourner.
II
La Joie est le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection.
III
La Tristesse est le passage de l’homme d’une plus grande à une moindre perfection.
EXPLICATION
Je dis passage. Car la joie n’est pas la perfection elle-même. Si, en effet, l’homme naissait avec la perfection à laquelle il passe, il la posséderait sans un sentiment de joie ; ce qui apparaît plus clairement par le sentiment de la tristesse, qui lui est contraire. Car, que la tristesse consiste dans le passage à une perfection moindre, et non dans cette perfection moindre elle-même, personne ne peut le nier, puisque l’homme ne peut être contristé dans la mesure où il participe à quelque perfection. Et nous ne pouvons pas dire que la tristesse consiste dans la privation d’une plus grande perfection, car la privation [211] n’est rien, tandis que le sentiment de la tristesse est un acte, qui pour cette raison ne peut être autre que l’acte de passer à une perfection moindre, c’est-à-dire l’acte par lequel la puissance d’agir de l’homme est diminuée ou empêchée (voir le scolie de la proposition 11).
D’autre part, je laisse de côté les définitions de la Gaîté, du Chatouillement, de la Mélancolie et de la Douleur, parce que ces sentiments se rapportent principalement au corps et qu’ils ne sont que des espèces de la joie ou de la tristesse.
IV
L’Admiration est l’imagination d’une chose, à laquelle l’esprit demeure attaché, parce que cette imagination particulière n’a aucune connexion avec les autres. Voir la proposition 52 avec son scolie.
EXPLICATION
Dans le scolie de la proposition 18 de la deuxième partie, nous avons montré quelle est la cause pourquoi l’esprit, de la considération d’une chose, tombe aussitôt dans la pensée d’une autre, à savoir : parce que les images de ces choses sont enchaînées entre elles et ordonnées de façon que l’une suive l’autre ; ce qui certes ne peut se concevoir quand l’image d’une chose est nouvelle ; mais alors l’esprit sera retenu dans la considération de cette chose, jusqu’à ce qu’il soit déterminé par d’autres causes à penser d’autres choses. Aussi l’imagination d’une chose nouvelle, considérée en soi, est de même nature que les autres, et pour cette raison je ne compte pas l’admiration au nombre des sentiments, et je ne vois pas de raison pourquoi je le ferais, puisque cette abstraction de l’esprit ne provient d’aucune cause positive qui détourne l’esprit d’autres choses, mais seulement du défaut d’une cause qui détermine l’esprit à passer de la considération d’une chose à la pensée d’autres choses.
[212]
Je reconnais donc (comme je l’ai fait observer dans le scolie de la proposition 11) seulement trois sentiments primitifs ou fondamentaux, à savoir ceux de la Joie, de la Tristesse et du Désir. Et je n’ai parlé de l’admiration pour d’autre raison que parce que l’usage s’est établi de désigner d’ordinaire certains sentiments qui dérivent des trois primitifs par d’autres noms, quand ils se rapportent à des objets que nous admirons. Et c’est cette raison certes qui me pousse de même à joindre encore ici la définition du mépris.
V
Le Mépris est l’imagination d’une chose qui touche si peu l’esprit, qu’il est poussé par la présence de cette chose à imaginer plutôt ce qui n’est pas en elle que ce qui y est. Voir le scolie de la proposition 52.
Je laisse de côté ici les définitions de la Vénération et du Dédain, parce que nuls sentiments, que je sache, n’en tirent leur nom.
VI
L’Amour est la Joie accompagnée de l’idée d’une cause extérieure.
EXPLICATION
Cette définition explique assez clairement l’essence de l’amour. Quant à celle des auteurs qui définissent l’amour comme la volonté de celui qui aime de se joindre à la chose aimée, elle n’exprime pas l’essence de l’amour, mais sa propriété, et comme ces auteurs n’ont pas suffisamment examiné l’essence de l’amour, ils n’ont pu en conséquence avoir aucun concept clair de sa propriété ; et de là est venu que leur définition a été jugée tout à fait obscure par tous. Mais il faut remarquer que, lorsque je dis que [213] c’est une propriété chez celui qui aime d’avoir la volonté de se joindre à la chose aimée, je n’entends pas par volonté un consentement ou une délibération de l’âme, c’est-à-dire une libre décision (car nous avons démontré par la proposition 48 de la deuxième partie que c’est là quelque chose de fictif), ni même le désir de se joindre à la chose aimée quand elle est absente, ou de persévérer dans sa présence quand elle est présente, car l’amour peut se concevoir sans l’un ou l’autre de ces désirs ; mais par volonté j’entends la satisfaction qui est dans celui qui aime à cause de la présence de la chose aimée, et par laquelle la joie de celui qui aime est fortifiée ou au moins favorisée.
VII
La Haine est la Tristesse accompagnée de l’idée d’une cause extérieure.
EXPLICATION
Ce qu’il faut remarquer ici se perçoit facilement par ce qui a été dit dans l’explication de la précédente définition. Voir en outre le scolie de la proposition 13.
VIII
L’Inclination est la Joie accompagnée de l’idée d’une chose qui est cause de joie par accident.
IX
L’Aversion est la Tristesse accompagnée de l’idée d’une chose qui est cause de tristesse par accident.
Au sujet de ces sentiments, voir le scolie de la proposition 15.
[214]
X
La Dévotion est l’Amour envers celui que nous admirons.
EXPLICATION
Nous avons montré par la proposition 52 que l’admiration naît de la nouveauté d’une chose. Si donc il arrive que nous imaginions souvent ce que nous admirons, nous cesserons de l’admirer ; et par conséquent nous voyons que le sentiment de la dévotion dégénère facilement en simple amour.
XI
La Dérision est la Joie née de ce que nous imaginons qu’il y a quelque chose que nous méprisons dans une chose que nous haïssons.
EXPLICATION
Dans la mesure où nous méprisons une chose que nous haïssons, nous nions d’elle l’existence (voir le scolie de la proposition 52), et nous nous réjouissons d’autant (selon la proposition 20). Mais puisque nous supposons que l’homme a cependant en haine ce qu’il a en dérision, il suit que cette joie n’est pas solide. Voir le scolie de la proposition 47.
XII
L’Espoir est une Joie inconstante, née de l’idée d’une chose future ou passée dont nous doutons de l’issue en quelque mesure.
[215]
XIII
La Crainte est une Tristesse inconstante, née de l’idée d’une chose future ou passée dont nous doutons de l’issue en quelque mesure.
Au sujet de ces sentiments, voir le scolie 2 de la proposition 18.
EXPLICATION
Il suit de ces définitions qu’il n’est pas donné d’espoir sans crainte, ni de crainte sans espoir.
Celui, en effet, qui est suspendu à l’espoir et doute de l’issue d’une chose, est supposé imaginer quelque chose qui exclut l’existence de la chose future, et par conséquent être contristé d’autant (selon la proposition 19), et conséquemment craindre, pendant qu’il est suspendu à l’espoir, que la chose n’arrive pas.
Celui qui, au contraire, est dans la crainte, c’est-à-dire qui doute de l’issue de la chose qu’il hait, imagine aussi quelque chose qui exclut l’existence de cette chose ; et par conséquent (selon la proposition 20) il se réjouit, et conséquemment il a dans la même mesure l’espoir que la chose n’arrivera pas.
XIV
La Sécurité est la Joie née de l’idée d’une chose future ou passée au sujet de laquelle toute raison de douter est enlevée.
XV
Le Désespoir est la Tristesse née de l’idée d’une chose future ou passée au sujet de laquelle toute raison de douter est enlevée.
[216]
EXPLICATION
Ainsi, de l’espoir naît la sécurité, et de la crainte le désespoir, quand toute raison de douter de l’issue de la chose est enlevée ; ce qui se produit parce que l’homme imagine que la chose passée ou future est là et qu’il la considère comme présente, ou bien parce qu’il en imagine d’autres qui excluent l’existence de celles qui jetaient le doute en lui. Car, quoique nous ne puissions jamais être certains de l’issue des choses particulières (selon le corollaire de la proposition 31, partie II), il peut cependant se faire que nous n’en doutions pas. Nous avons montré, en effet (voir le scolie de la proposition 49, partie II), qu’autre chose est de ne pas douter d’une chose, et autre chose d’en avoir la certitude ; et par conséquent il peut se faire que, par l’image d’une chose passée ou future, nous soyons affectés du même sentiment de joie ou de tristesse, que par l’image d’une chose présente, comme nous l’avons démontré dans la proposition 18, à laquelle on se reportera ainsi qu’à son scolie.
XVI
Le Contentement est la Joie accompagnée de l’idée d’une chose passée qui est arrivée en dehors de tout espoir.
XVII
Le Remords de conscience est la Tristesse accompagnée de l’idée d’une chose passée qui est arrivée en dehors de tout espoir.
XVIII
La Pitié est la Tristesse accompagnée de l’idée d’un mal qui est arrivé à un autre que nous imaginons être [217] semblable à nous. Voir le scolie de la proposition 22 et le scolie de la proposition 27.
EXPLICATION
Entre la pitié et la miséricorde, il ne paraît y avoir aucune différence, sinon peut-être que la pitié concerne un sentiment particulier, et la miséricorde la disposition habituelle à ce sentiment.
XIX
La Disposition favorable est l’Amour envers quelqu’un qui a fait du bien à un autre.
XX
L’Indignation est la Haine envers quelqu’un qui a fait du mal à un autre.
EXPLICATION
Je sais que ces noms ont, d’après l’usage commun, une autre signification. Aussi bien mon dessein est-il d’expliquer, non la signification des mots, mais la nature des choses, et de désigner celles-ci par des termes dont la signification qu’ils ont d’après l’usage ne s’éloigne pas entièrement de celle avec laquelle je veux les employer ; ce qu’il suffit d’avoir fait observer une fois pour toutes.
En ce qui concerne la cause de ces sentiments, voir au corollaire 1 de la proposition 27 et au scolie de la proposition 22 de cette partie.
XXI
La Surestime consiste à avoir de quelqu’un, par Amour, une meilleure opinion qu’il n’est juste.
[218]
XXII
La Mésestime consiste à avoir de quelqu’un, par Haine, une moindre opinion qu’il n’est juste.
EXPLICATION
Ainsi la surestime est un effet ou une propriété de l’amour, et la mésestime, de la haine ; et par conséquent la Surestime peut encore être définie comme étant l’Amour en tant qu’il affecte l’homme de sorte qu’il ait de la chose aimée une meilleure opinion qu’il n’est juste, et au contraire la Mésestime comme étant la Haine en tant qu’elle affecte l’homme de sorte qu’il ait de ce qu’il a en haine une moindre opinion qu’il n’est juste. Voir à ce sujet le scolie de la proposition 26.
XXIII
L’Envie est la Haine en tant qu’elle affecte l’homme de sorte qu’il soit contristé du bonheur d’autrui, et au contraire qu’il se réjouisse du mal d’autrui.
EXPLICATION
À l’envie s’oppose communément la miséricorde, qui peut donc, en dépit de la signification du mot, être définie ainsi qu’il suit :
XXIV
La Miséricorde est l’Amour en tant qu’il affecte l’homme de sorte qu’il se réjouisse du bien d’autrui, et au contraire qu’il soit contristé du mal d’autrui.
EXPLICATION
D’ailleurs, au sujet de l’envie, voir le scolie de la proposition 24 et le scolie de la proposition 32.
[219]
Tels sont les sentiments de Joie et de Tristesse qu’accompagne l’idée d’une chose extérieure en tant que cause par elle-même ou par accident. D’où je passe aux autres, qu’accompagne l’idée d’une chose intérieure en tant que cause.
XXV
La Satisfaction intime est la Joie née de ce que l’homme se considère lui-même et sa puissance d’agir.
XXVI
L’Humilité est la Tristesse née de ce que l’homme considère son impuissance ou sa faiblesse.
EXPLICATION
La satisfaction intime s’oppose à l’humilité, en tant que par cette satisfaction nous entendons la joie qui naît de ce que nous considérons notre puissance d’agir. Mais en tant que par cette satisfaction nous entendons la joie qu’accompagne l’idée de quelque action que nous croyons avoir faite par une libre décision de l’esprit, alors elle s’oppose au repentir, que nous définissons ainsi qu’il suit :
XXVII
Le Repentir est la Tristesse qu’accompagne l’idée de quelque action que nous croyons avoir faite par une libre décision de l’esprit.
EXPLICATION
Nous avons montré les causes de ces sentiments dans le scolie de la proposition 51, dans les propositions 53, 54 et 55, et dans le scolie de cette dernière. D’autre part, au sujet de la libre décision de l’esprit, voir le scolie de la proposition 35 de la deuxième partie.
[220]
Mais il faut en outre remarquer ici qu’il n’est pas étonnant que la tristesse suive en général tous les actes qu’on appelle d’habitude coupables, et la joie, au contraire, ceux que l’on dit droits. Car, que cela dépend principalement de l’éducation, nous le comprenons facilement d’après ce qui a été dit ci-dessus. Les parents, en effet, en désapprouvant les premiers et en faisant souvent à leur sujet des reproches à leurs enfants, et en conseillant au contraire et en louant les seconds, ont fait que des émotions de tristesse fussent jointes à ceux-là, et des émotions de joie à ceux-ci. C’est ce que confirme aussi l’expérience. Car la coutume et la Religion n’est pas la même pour tous, mais au contraire ce qui est sacré chez les uns est profane chez d’autres, et ce qui est honnête pour les uns est honteux pour d’autres. Suivant donc l’éducation que chacun a reçue, il se repent d’une action ou s’en glorifie.
XXVIII
L’Orgueil consiste à avoir de soi, par Amour, une meilleure opinion qu’il n’est juste.
EXPLICATION
L’orgueil diffère donc de la surestime en ce que celle-ci se rapporte à un objet extérieur, et l’orgueil à l’homme même qui a de soi une meilleure opinion qu’il n’est juste. En outre, de même que la surestime est un effet ou une propriété de l’amour, il en est de même de l’orgueil par rapport à l’amour-propre, et par suite il peut aussi se définir comme étant l’Amour de soi-même, autrement dit la Satisfaction intime, en tant qu’il affecte l’homme de sorte qu’il ait de lui-même une meilleure opinion qu’il n’est juste (voir le scolie de la proposition 26).
À ce sentiment, il n’est point donné de contraire. Car personne, par haine de soi, n’a de soi-même une moindre opinion qu’il n’est juste ; bien plus, personne n’a de soi une moindre opinion qu’il n’est juste, en tant qu’on imagine [221] qu’on ne peut ceci ou cela. Tout ce qu’un homme, en effet, imagine ne pas pouvoir, il l’imagine nécessairement, et par cette imagination il est disposé de telle sorte qu’il ne puisse réellement pas faire ce qu’il imagine ne pas pouvoir. Car, aussi longtemps qu’il imagine ne pas pouvoir ceci ou cela, aussi longtemps il n’est pas déterminé à le faire, et conséquemment aussi longtemps il lui est impossible de le faire.
Mais, si nous portons notre attention sur les choses qui dépendent de l’opinion seule, nous pourrons concevoir qu’il peut se faire qu’un homme ait de soi une moindre opinion qu’il n’est juste. Car il peut se faire que quelqu’un, en considérant avec tristesse sa faiblesse, imagine qu’il est méprisé de tous, et cela alors que les autres ne pensent à rien moins qu’à le mépriser. Un homme peut en outre avoir de soi une moindre opinion qu’il n’est juste, si dans le temps présent il nie de soi quelque chose en relation avec le futur, dont il est incertain, comme s’il nie qu’il ne peut rien concevoir de certain, et qu’il ne peut rien désirer ou faire, sinon des choses coupables ou honteuses, etc. Nous pouvons encore dire que quelqu’un a de soi une moindre opinion qu’il n’est juste, quand nous le voyons, par une trop grande crainte de la honte, ne pas oser ce que d’autres, qui sont ses égaux, osent.
Nous pouvons donc opposer à l’orgueil ce sentiment que j’appellerai l’Effacement. Car, de même que de la satisfaction intime naît l’orgueil, de même de l’humilité naît l’effacement, que nous définissons donc ainsi qu’il suit :
XXIX
L’Effacement consiste à avoir de soi, par Tristesse, une moindre opinion qu’il n’est juste.
EXPLICATION
Nous avons cependant coutume d’opposer souvent à l’orgueil l’humilité, mais alors nous faisons plutôt attention [222] à leurs effets qu’à leur nature. Car nous avons coutume d’appeler orgueilleux celui qui se glorifie trop (voir le scolie de la proposition 30), qui ne relate de lui que des vertus et des autres que des vices, qui veut être préféré à tous et qui enfin s’avance avec cette gravité et cet appareil dont ont coutume d’autres qui sont placés beaucoup au-dessus de lui. Au contraire, nous appelons humble celui qui rougit facilement, qui avoue ses vices et relate les vertus des autres, qui le cède à tous et qui enfin marche la tête basse et néglige de se parer.
D’ailleurs, ces sentiments, à savoir l’humilité et l’effacement, sont très rares. Car la nature humaine, considérée en soi, leur résiste autant qu’elle peut (voir les propositions 13 et 54), et ainsi ceux que l’on croit le plus effacés et le plus humbles sont généralement le plus ambitieux et le plus envieux.
XXX
La Gloire est la Joie qu’accompagne l’idée de quelqu’une de nos actions que nous imaginons louée par les autres.
XXXI
La Honte est la Tristesse qu’accompagne l’idée de quelque action que nous imaginons blâmée par les autres.
EXPLICATION
Voir à ce sujet le scolie de la proposition 30 de cette partie. Mais il faut remarquer ici la différence qu’il y a entre la honte et la pudeur. La Honte, en effet, est la Tristesse qui suit une action dont on rougit. La Pudeur, de son côté, est la Crainte ou l’Appréhension de la Honte, par laquelle l’homme est retenu de commettre quelque chose de honteux. A la pudeur, on a coutume d’opposer [223] l’Impudence, qui en réalité n’est pas un sentiment, comme je le montrerai en son lieu : mais les noms des sentiments (comme je l’ai déjà fait observer) se rapportent plus à leur usage qu’à leur nature.
Et j’en ai fini ainsi avec les sentiments de Joie et de Tristesse que je m’étais proposé d’expliquer. Je continue donc par ceux que je rapporte au Désir.
XXXII
Le Regret est le Désir, autrement dit l’Appétit de posséder une chose, qui est favorisé par le souvenir de cette chose, et en même temps empêché par le souvenir d’autres choses qui excluent l’existence de cette chose sur laquelle doit porter l’appétit.
EXPLICATION
Lorsque nous nous souvenons d’une chose, nous sommes disposés par là même, comme nous l’avons déjà dit souvent, à la considérer avec le même sentiment que si la chose était là présente. Mais cette disposition ou cet effort, pendant que nous sommes à l’état de veille, est généralement réprimé par les images des choses qui excluent l’existence de celle dont nous nous souvenons. Aussi, quand nous nous rappelons une chose qui nous affecte de quelque genre de joie, nous nous efforçons par là même, avec le même sentiment de joie, de la considérer comme présente, et cet effort est aussitôt réprimé par le souvenir des choses qui excluent l’existence de celle-là. C’est pourquoi le regret est en réalité la tristesse qui s’oppose à cette joie qui naît de l’absence d’une chose que nous haïssons ; voir à ce sujet le scolie de la proposition 47. Mais comme le nom de regret paraît être relatif au désir, je rapporte donc ce sentiment aux sentiments de désir.
[224]
XXXIII
L’Émulation est le Désir d’une chose qui est engendré en nous de ce que nous imaginons que d’autres ont le même désir.
EXPLICATION
Celui qui fuit parce qu’il en voit d’autres fuir, ou qui éprouve de l’appréhension parce qu’il en voit d’autres en éprouver ; ou encore celui qui, du fait qu’il voit que quelqu’un s’est brûlé la main, retire sa main et fait un mouvement de corps comme s’il se brûlait lui-même la main : nous dirons certes qu’il imite le sentiment d’autrui, mais non qu’il en a l’émulation ; et ce n’est pas que nous connaissions une cause différente pour l’émulation et pour l’imitation, mais parce que l’usage s’est établi que nous appelions émule celui-là seulement qui imite ce que nous jugeons être honnête, utile ou agréable. D’ailleurs, au sujet de la cause de l’émulation, voir la proposition 27 avec son scolie. Et pourquoi à ce sentiment se joint généralement l’envie, voir à ce sujet la proposition 32 avec son scolie.
XXXIV
La Reconnaissance ou Gratitude est le Désir ou le zèle d’Amour par lequel nous nous efforçons de faire du bien à celui qui nous en a fait en vertu d’un pareil sentiment d’amour envers nous. Voir la proposition 39 avec le scolie de la proposition 41.
XXXV
La Bienveillance est le Désir de faire du bien à celui dont nous avons pitié. Voir le scolie de la proposition 27.
[225]
XXXVI
La Colère est le Désir qui nous incite, par Haine, à faire du mal à celui que nous haïssons. Voir la proposition 39.
XXXVII
La Vengeance est le Désir qui nous incite, par Haine réciproque, à faire du mal à celui qui, en vertu d’un pareil sentiment, nous a porté dommage. Voir le corollaire 2 de la proposition 40 avec son scolie.
XXXVIII
La Cruauté ou Férocité est le Désir qui incite quelqu’un à faire du mal à celui que nous aimons ou dont nous avons pitié.
EXPLICATION
À la cruauté s’oppose la Clémence, qui n’est pas une passion, mais une puissance de l’âme par laquelle l’homme règle la colère et la vengeance.
XXXIX
L’Appréhension est le Désir d’éviter par un mal moindre un mal plus grand que nous craignons. Voir le scolie de la proposition 39.
XL
L’Audace est le Désir qui incite quelqu’un à faire quelque chose au risque d’un danger auquel ses pareils craignent de s’exposer.
[226]
XLI
La Pusillanimité se dit de celui dont le Désir est empêché par l’appréhension d’un danger auquel ses pareils osent s’exposer.
EXPLICATION
La pusillanimité n’est donc rien d’autre que la crainte d’un mal que la plupart n’ont pas coutume de craindre. C’est pourquoi je ne la rapporte pas aux sentiments de désir. J’ai cependant voulu l’expliquer ici, parce que, en tant que nous portons notre attention sur le désir, elle s’oppose en réalité au sentiment de l’audace.
XLII
La Consternation se dit de celui dont le Désir d’éviter un mal est empêché par l’admiration d’un mal qu’il appréhende.
EXPLICATION
La consternation est ainsi une espèce de la pusillanimité. Mais, comme la consternation naît d’une double appréhension, elle peut donc être plus commodément définie comme étant la Crainte qui retient un homme stupéfait ou flottant, de sorte qu’il ne peut écarter un mal. Je dis stupéfait, en tant que nous entendons que son désir d’écarter le mal est empêché par l’admiration. Je dis aussi flottant, en tant que nous concevons que ce désir est empêché par l’appréhension d’un autre mal qui le tourmente également : d’où il arrive qu’il ne sait lequel des deux écarter. Voir à ce sujet le scolie de la proposition 39 et le scolie de la proposition 52. D’ailleurs, au sujet de la pusillanimité et de l’audace, voir le scolie de la proposition 51.
[227]
XLIII
L’Humanité ou Modestie est le Désir de faire ce qui plaît aux hommes, et de renoncer à ce qui leur déplaît.
XLIV
L’Ambition est le Désir immodéré de la gloire.
EXPLICATION
L’ambition est le désir par lequel tous les sentiments (selon les propositions 27 et 31) sont favorisés et fortifiés ; aussi ce sentiment peut-il à peine être surmonté. Car aussi longtemps qu’un homme est possédé de quelque désir, il est en même temps nécessairement possédé de celui-ci. Le meilleur, dit Cicéron [4], est conduit surtout par la gloire. Même les philosophes inscrivent leur nom sur les livres qu’ils écrivent au sujet du mépris de la gloire, etc.
XLV
La Gourmandise est le Désir immodéré, ou même l’Amour de faire bonne chère.
XLVI
L’Ivrognerie est le Désir immodéré et l’Amour de boire.
XLVII
L’Avarice est le Désir immodéré et l’Amour des richesses.
[228]
XLVIII
La Lubricité est aussi le Désir et l’Amour de la conjonction des corps.
EXPLICATION
Que ce désir de l’union charnelle soit modéré ou qu’il ne le soit pas, on a coutume de l’appeler lubricité.
De plus, ces cinq derniers sentiments (comme je l’ai fait observer dans le scolie de la proposition 56) n’ont pas de contraires. Car la Modestie est une espèce de l’Ambition, au sujet de laquelle voir le scolie de la proposition 29. Ensuite j’ai déjà fait observer aussi que la Tempérance, la Sobriété et la Chasteté indiquent une puissance de l’esprit, et non une passion. Et quoiqu’il puisse se faire qu’un homme avare, ambitieux ou timide s’abstienne d’excès dans la nourriture, la boisson et l’union charnelle, l’avarice cependant, l’ambition et l’appréhension ne sont pas contraires à la gourmandise, à l’ivrognerie ou à la lubricité. L’avare, en effet, souhaite la plupart du temps de se gorger de nourriture et de boisson aux dépens d’autrui. L’ambitieux de son côté, pourvu qu’il espère pouvoir agir en secret, ne se modérera en aucune chose, et s’il vit parmi des ivrognes et des lubriques, du fait qu’il est ambitieux, il sera plus enclin aux mêmes vices. Le timide enfin fait ce qu’il ne veut pas. Car, bien que, pour éviter la mort, il jette des richesses à la mer, il demeure cependant avare ; et si le lubrique est triste de ne pouvoir obéir à son penchant, il ne cesse pas pour cela d’être lubrique. Et, d’une façon absolue, ces sentiments ne regardent pas tant les actes mêmes de faire bonne chère, de boire, etc., que l’appétit même et l’amour. Rien ne peut donc être opposé à ces sentiments, excepté la générosité et la fermeté, dont il sera question par la suite.
Je passe sous silence les définitions de la jalousie et des autres flottements de l’âme, tant parce qu’ils naissent d’une [229] combinaison des sentiments que nous avons déjà définis, que parce que la plupart n’ont pas de noms ; ce qui montre que, pour l’usage de la vie, il suffit de les connaître seulement en général. D’ailleurs, d’après les définitions des sentiments que nous avons expliqués, il est évident qu’ils naissent tous du Désir, de la Joie ou de la Tristesse, ou plutôt qu’ils ne sont rien à part ces trois-là, dont on a coutume d’appeler chacun de noms variés, à cause de leurs relations variées et de leurs dénominations extrinsèques.
Si maintenant nous voulons porter notre attention sur ces sentiments primitifs et sur ce que nous avons dit plus haut de la nature de l’esprit, nous pourrons, en tant qu’on les rapporte à l’esprit seul, définir les sentiments ainsi qu’il suit.
DÉFINITION GÉNÉRALE
DES SENTIMENTS
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Un Sentiment, qu’on appelle Passion de l’âme, est une idée confuse, par laquelle l’esprit affirme une force d’exister de son corps ou de quelque partie de celui-ci, plus grande ou plus petite qu’auparavant, et qui, étant donnée, fait que l’esprit lui-même est déterminé à penser à telle chose plutôt qu’à telle autre.
EXPLICATION
Je dis en premier lieu qu’un sentiment ou passion de l’âme est une idée confuse. Car nous avons montré (voir la proposition 3) que l’esprit est passif en tant seulement qu’il a des idées inadéquates ou confuses.
Je dis ensuite : par laquelle l’esprit affirme une force d’exister de son corps ou de quelque partie de celui-ci, plus grande ou plus petite qu’auparavant. En effet, toutes les idées que nous avons des corps indiquent plus la [230] constitution actuelle de notre corps (selon le corollaire 2 de la proposition 16, partie II) que la nature du corps extérieur ; et celle qui constitue la forme d’un sentiment doit indiquer ou exprimer la constitution du corps ou de quelqu’une de ses parties, constitution que le corps ou quelqu’une de ses parties possède du fait que sa puissance d’agir, autrement dit d’exister, est augmentée ou diminuée, aidée ou empêchée. Mais il faut remarquer que, lorsque je dis : une force d’exister plus grande ou plus petite qu’auparavant, je n’entends pas que l’esprit compare la présente constitution du corps avec une passée, mais que l’idée qui constitue la forme du sentiment affirme du corps quelque chose qui enveloppe, à la vérité, plus ou moins de réalité qu’auparavant. Et comme l’essence de l’esprit consiste (selon les propositions 11 et 13, partie II) en ce qu’il affirme l’existence actuelle de son corps, et que par perfection nous entendons l’essence même d’une chose : il suit donc que l’esprit passe à une perfection plus grande ou plus petite, quand il lui arrive d’affirmer de son corps ou de quelque partie de celui-ci quelque chose qui enveloppe plus ou moins de réalité qu’auparavant. Lorsque donc j’ai dit plus haut que la puissance de penser de l’esprit est augmentée ou diminuée, je n’ai voulu entendre rien d’autre, sinon que l’esprit s’est formé de son corps ou de quelque partie de celui-ci une idée qui exprime plus ou moins de réalité qu’il n’en avait affirmé de son corps. Car on estime l’excellence des idées et la puissance actuelle de penser d’après l’excellence de l’objet.
J’ai ajouté enfin : et qui, étant donnée, fait que l’esprit lui-même est déterminé à penser à telle chose plutôt qu’a telle autre, afin d’exprimer, outre la nature de la Joie et de la Tristesse qu’explique la première partie de la définition, la nature aussi du Désir.
FIN DE LA TROISIÈME PARTIE
L’ÉTHIQUE
QUATRIÈME
PARTIE
DE LA SERVITUDE
HUMAINE
ou
DES FORCES DES
SENTIMENTS
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[231]
PRÉFACE
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L’impuissance de l’homme à régler et à réprimer ses sentiments, je l’appelle Servitude. En effet, l’homme soumis aux sentiments ne dépend pas de lui-même, mais de la fortune, au pouvoir de laquelle il se trouve, au point qu’il est souvent contraint, encore qu’il voie ce qui est meilleur pour lui, de faire cependant le pire. Je me suis proposé de démontrer dans cette partie la cause de ce fait, et en outre ce que les sentiments ont de bon ou de mauvais. Mais, avant de commencer, il convient de parler d’abord un peu de la perfection et de l’imperfection, ainsi que du bien et du mal.
Celui qui a résolu de faire une chose et l’a achevée, dira que cette chose est parfaite ; et c’est non seulement lui-même qui le dira, mais encore quiconque connaît exactement, ou croit connaître l’intention et le but de l’auteur de cette œuvre. Par exemple, si quelqu’un voit quelque ouvrage (que je suppose n’être pas encore achevé) et sait que le but de l’auteur de cet ouvrage est de construire une maison, il dira que la maison est imparfaite ; et au contraire, il dira qu’elle est parfaite, aussitôt qu’il verra que l’ouvrage [232] est conduit à la fin que son auteur avait résolu de lui donner. Mais si quelqu’un voit quelque ouvrage dont il n’avait jamais vu le semblable, et s’il ne connaît pas l’intention de l’artisan, certes il ne pourra savoir si cet ouvrage est parfait ou imparfait. Et telle paraît avoir été la première signification de ces termes. Mais après que les hommes eurent commencé de former des idées universelles et de se représenter des modèles de maisons, d’édifices, de tours, etc., et aussi de préférer certains modèles de choses à d’autres, il est arrivé que chacun appela parfait ce qu’il voyait convenir avec l’idée universelle qu’il avait formée d’une chose de cette sorte, et au contraire imparfait ce qu’il voyait convenir moins avec le modèle qu’il avait conçu, encore que ce fût pleinement réalisé selon le projet de l’artisan. Et il ne paraît pas qu’il y ait d’autre raison pourquoi l’on appelle aussi d’ordinaire parfaites ou imparfaites les choses naturelles, c’est-à-dire qui ne sont pas faites de main d’homme. Les hommes, en effet, ont coutume de former, tant des choses naturelles que des choses artificielles, des idées universelles qu’ils regardent comme les modèles des choses, et ils croient que la Nature (qu’ils estiment n’agir jamais sinon en vue de quelque fin) a égard à ces idées et qu’elle se les propose comme modèles. Aussi, lorsqu’ils voient se produire dans la Nature quelque chose qui convient moins avec le modèle qu’ils ont conçu d’une chose de cette sorte, ils croient que la Nature elle-même s’est trouvée en défaut ou qu’elle a péché, et qu’elle a laissé cette chose imparfaite. C’est pourquoi nous voyons que les hommes ont accoutumé d’appeler les choses naturelles parfaites ou imparfaites, plutôt d’après un préjugé que d’après une vraie connaissance de ces choses. Nous avons montré, en effet, dans l’appendice de la première partie, que la Nature n’agit pas en vue d’une fin ; car cet Être éternel et infini, que nous appelons Dieu ou la Nature, agit avec la même nécessité qu’il existe. C’est, en effet, de la même nécessité de nature qu’il existe, qu’il agit aussi, comme nous l’avons montré (proposi-[233]tion 16, partie I). La raison donc, ou la cause, pourquoi Dieu ou la Nature agit, et pourquoi il existe, est unique et la même. Ainsi, comme il n’existe en vue d’aucune fin, il n’agit aussi en vue d’aucune fin ; mais, de même qu’il n’a aucun principe ou fin d’exister, de même il n’en a aucun d’agir. Aussi bien, ce qu’on appelle cause finale n’est rien, à part l’appétit humain, en tant qu’il est considéré comme le principe ou la cause fondamentale d’une chose. Par exemple, lorsque nous disons que l’habitation a été la cause finale de telle ou telle maison, nous n’entendons alors certes rien d’autre, sinon qu’un homme, du fait qu’il a imaginé les commodités de la vie domestique, a eu l’appétit de construire une maison. Ainsi l’habitation, en tant qu’elle est considérée comme cause finale, n’est rien à part cet appétit particulier, qui en réalité est une cause efficiente, laquelle est considérée comme première, parce que les hommes ignorent communément les causes de leurs appétits. Ils sont, en effet, comme je l’ai dit souvent, conscients à la vérité de leurs actions et de leurs appétits, mais ignorants des causes par lesquelles ils sont déterminés à appéter quelque chose. Quant à ce qu’on dit en outre d’ordinaire, que la Nature parfois est en défaut ou pèche, et produit des choses imparfaites, je le mets au nombre des fictions dont j’ai traité dans l’appendice de la première partie. La perfection et l’imperfection ne sont donc en réalité que des modes de penser, à savoir des notions que nous avons coutume de nous figurer du fait que nous comparons entre eux des individus de même espèce ou de même genre ; et c’est pour cette raison que j’ai dit plus haut (définition 6, partie II) que, par réalité et perfection, j’entends la même chose. Nous avons coutume, en effet, de ramener tous les individus de la Nature à un genre unique, que l’on appelle généralissime : à savoir à la notion de l’Être, laquelle appartient de façon absolue à tous les individus de la Nature. Aussi, dans la mesure où nous ramenons à ce genre les individus de la Nature, et que nous les comparons entre eux, et que nous trouvons que les [234] uns ont plus d’entité ou de réalité que les autres, nous disons que les uns sont plus parfaits que les autres ; et dans la mesure où nous leur attribuons quelque chose qui enveloppe une négation, comme une limite, une fin, une impuissance, etc., nous les appelons imparfaits, parce qu’ils n’affectent pas notre esprit de pareille façon que ceux que nous appelons parfaits, et non parce qu’il leur manque quelque chose qui leur soit propre, ou parce que la Nature a péché. Rien, en effet, n’est propre à la nature d’une chose, sinon ce qui suit de la nécessité de la nature d’une cause efficiente, et tout ce qui suit de la nécessité de la nature d’une cause efficiente se produit nécessairement.
En ce qui concerne le bon et le mauvais, ils n’indiquent non plus rien de positif dans les choses, considérées du moins en elles-mêmes, et ne sont autre chose que des modes de penser, ou des notions que nous formons du fait que nous comparons les choses entre elles. En effet, une seule et même chose peut être, dans le même temps, bonne et mauvaise, et même indifférente. Par exemple, la musique est bonne pour le mélancolique, mauvaise pour celui qui est en deuil ; mais pour le sourd, elle n’est ni bonne ni mauvaise. Pourtant, quoiqu’il en soit ainsi, il nous faut conserver ces termes. Car, comme nous désirons former une idée de l’homme qui soit comme un modèle de la nature humaine que nous puissions regarder, il nous sera nécessaire de conserver ces mêmes termes dans le sens que j’ai dit. Par bon, j’entendrai donc par la suite ce que nous savons avec certitude être un moyen de nous approcher de plus en plus du modèle de la nature humaine que nous nous proposons ; par mauvais, au contraire, ce que nous savons avec certitude nous empêcher de reproduire ce modèle. Ensuite nous dirons que les hommes sont plus parfaits ou plus imparfaits, suivant qu’ils approchent plus ou moins de ce même modèle. Car il faut avant tout remarquer que, lorsque je dis que quelqu’un passe d’une moindre à une plus grande perfection, et inversement, je n’entends pas qu’il change d’une essence ou d’une forme en une [235] autre ; en effet, un cheval, par exemple, est détruit aussi bien qu’il se change en un homme que s’il se change en un insecte ; mais j’entends que nous concevons que sa puissance d’agir, en tant qu’on la comprend par sa nature, est augmentée ou diminuée. Enfin, par perfection en général, j’entendrai, comme je l’ai dit, la réalité, c’est-à-dire l’essence d’une chose quelconque en tant qu’elle existe et produit un effet d’une certaine façon, aucun compte n’étant tenu de sa durée. Aucune chose particulière, en effet, ne peut être dite plus parfaite, parce qu’elle a persévéré plus de temps dans l’existence ; car la durée des choses ne peut être déterminée par leur essence, puisque l’essence des choses n’enveloppe aucun temps certain et déterminé d’existence ; mais une chose quelconque, qu’elle soit plus ou moins parfaite, pourra toujours persévérer dans l’existence avec la même force par laquelle elle a commencé d’exister, de sorte que toutes sont égales à cet égard.
DÉFINITIONS
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I. – PAR BON, J’ENTENDRAI CE QUE NOUS SAVONS AVEC CERTITUDE NOUS ÊTRE UTILE.
II. – PAR MAUVAIS, AU CONTRAIRE, CE QUE NOUS SAVONS AVEC CERTITUDE EMPÊCHER QUE NOUS POSSÉDIONS QUELQUE BIEN.
(Au sujet de ces définitions, voir la préface précédente, vers la fin.)
III. – LES CHOSES PARTICULIÈRES, JE LES APPELLE CONTINGENTES EN TANT QUE, LORSQUE NOUS PORTONS NOTRE ATTENTION SUR LEUR SEULE ESSENCE, NOUS NE TROUVONS RIEN QUI POSE NÉCESSAIREMENT LEUR EXISTENCE OU QUI L’EXCLUE NÉCESSAIREMENT.
[236]
IV. – CES MÊMES CHOSES PARTICULIÈRES, JE LES APPELLE POSSIBLES EN TANT QUE, LORSQUE NOUS PORTONS NOTRE ATTENTION SUR LES CAUSES PAR LESQUELLES ELLES DOIVENT ÊTRE PRODUITES, NOUS NE SAVONS SI CES CAUSES SONT DÉTERMINÉES A LES PRODUIRE.
(Dans le scolie 1 de la proposition 33 de la première partie, je n’ai fait aucune différence entre possible et contingent, parce qu’il n’était pas besoin, en cet endroit, de les distinguer avec soin.)
V. – PAR SENTIMENTS CONTRAIRES, J’ENTENDRAI PAR LA SUITE CEUX QUI ENTRAÎNENT L’HOMME DIVERSEMENT, QUOIQU’ILS SOIENT DU MÊME GENRE, COMME LA GOURMANDISE ET L’AVARICE, QUI SONT DES ESPÈCES DE L’AMOUR. CE N’EST PAS PAR NATURE, MAIS PAR ACCIDENT, QU’ILS SONT CONTRAIRES.
VI. – CE QUE J’ENTENDS PAR SENTIMENT ENVERS UNE CHOSE FUTURE, PRÉSENTE, ET PASSÉE, JE L’AI EXPLIQUÉ DANS LES SCOLIES 1 ET 2 DE LA PROPOSITION 18 DE LA TROISIÈME PARTIE ; ON S’Y REPORTERA.
(Mais il faut en outre remarquer ici que, de même qu’une distance de lieu, nous ne pouvons de même imaginer distinctement une distance de temps que jusqu’à une certaine limite ; c’est-à-dire que, de même que tous les objets qui sont distants de nous de plus de 200 pieds, ou dont la distance du lieu où nous sommes dépasse celle que nous imaginons distinctement, nous avons coutume de les imaginer à égale distance de nous et comme s’ils étaient sur le même plan, de même aussi les objets dont nous imaginons que le temps d’existence s’éloigne du présent par un plus long intervalle que celui que nous avons coutume d’imaginer distinctement, nous les imaginons tous à égale distance du présent, et nous les rapportons en quelque sorte à un seul moment du temps.)
[237]
VII. – PAR FIN, POUR LAQUELLE NOUS FAISONS QUELQUE CHOSE, J’ENTENDS L’APPÉTIT.
VIII. – PAR VERTU ET PUISSANCE, J’ENTENDS LA MÊME CHOSE, C’EST-A-DIRE (SELON LA PROPOSITION 7, PARTIE III) QUE LA VERTU, EN TANT QU’ELLE SE RAPPORTE A L’HOMME, EST L’ESSENCE MÊME DE L’HOMME, OU SA NATURE, EN TANT QU’IL A LE POUVOIR DE FAIRE CERTAINES CHOSES QUI PEUVENT ÊTRE COMPRISES PAR LES SEULES LOIS DE SA NATURE.
AXIOME
AUCUNE CHOSE PARTICULIÈRE N’EST DONNÉE DANS LA NATURE DES CHOSES, QU’IL N’EN SOIT DONNÉ UNE AUTRE PLUS PUISSANTE ET PLUS FORTE. MAIS, UNE CHOSE QUELCONQUE ÉTANT DONNÉE, IL EN EST DONNÉ UNE AUTRE PLUS PUISSANTE PAR LAQUELLE LA PREMIÈRE PEUT ÊTRE DÉTRUITE.
PROPOSITION I
Rien de ce qu’une idée fausse a de positif n’est enlevé par la présence du vrai, en tant que vrai.
DÉMONSTRATION
La fausseté consiste dans la seule privation de connaissance qu’enveloppent les idées inadéquates (selon la proposition 35, partie II), et celles-ci n’ont rien de positif, à cause de quoi elles sont dites fausses (selon la proposition 33, partie II). Mais, au contraire, en tant qu’elles se rapportent à Dieu, elles sont vraies (selon la proposition 32, partie II). Si donc ce qu’une idée fausse a de positif était enlevé par la présence du vrai, en tant qu’il est vrai, une idée vraie serait donc enlevée par elle-même, ce qui (selon la proposition 4, partie III) est absurde. Donc rien de ce qu’une idée, etc. C.Q.F.D.
[238]
SCOLIE
Cette proposition se comprend plus clairement d’après le corollaire 2 de la proposition 16 de la deuxième partie. Une imagination, en effet, est une idée qui indique plutôt la constitution présente du corps humain que la nature d’un corps extérieur, non pas distinctement certes, mais confusément ; d’où il arrive que l’esprit est dit errer. Par exemple, lorsque nous regardons le soleil, nous imaginons qu’il est distant de nous d’environ 200 pieds, en quoi nous nous trompons aussi longtemps que nous ignorons sa vraie distance ; mais celle-ci étant connue, l’erreur certes est enlevée, mais non l’imagination, c’est-à-dire l’idée du soleil, qui n’explique la nature de celui-ci que dans la mesure où le corps en est affecté ; et par conséquent, quoique nous connaissions sa vraie distance, nous n’imaginerons pas moins qu’il est près de nous. Car, comme nous l’avons dit dans le scolie de la proposition 35 de la deuxième partie, nous n’imaginons pas le soleil si proche pour la raison que nous ignorons sa vraie distance, mais parce que l’esprit conçoit la grandeur du soleil dans la mesure où le corps en est affecté. De même, lorsque les rayons du soleil, tombant sur la surface de l’eau, sont réfléchis à nos yeux, l’imaginons-nous comme s’il était dans l’eau, quoique nous sachions le lieu où il est vraiment. Et pareillement les autres imaginations par lesquelles l’esprit est trompé, qu’elles indiquent soit la constitution naturelle du corps, soit que sa puissance d’agir est augmentée ou diminuée, ne sont pas contraires au vrai et ne s’évanouissent pas par sa présence. Il arrive certes, lorsque nous appréhendons à faux quelque mal, que l’appréhension s’évanouisse à l’audition d’une nouvelle vraie ; mais, inversement, il arrive aussi, lorsque nous appréhendons un mal qui doit certainement arriver, que l’appréhension s’évanouisse de même à l’audition d’une nouvelle fausse. Et par conséquent les imaginations ne s’évanouissent pas par la présence du vrai, en tant que vrai, mais parce que d’autres [239] se présentent, plus fortes que les premières, qui excluent l’existence présente des choses que nous imaginons, comme nous l’avons montré dans la proposition 17 de la deuxième partie.
PROPOSITION II
Nous sommes passifs dans la mesure où nous sommes une partie de la Nature qui ne peut être conçue par soi sans les autres.
DÉMONSTRATION
Nous sommes dits passifs, lorsqu’il naît en nous quelque chose dont nous ne sommes que la cause partielle (selon la définition 2, partie III), c’est-à-dire (selon la définition 1, partie III) quelque chose qui ne peut être déduit des seules lois de notre nature. Nous sommes donc passifs en tant que nous sommes une partie de la Nature qui ne peut être conçue par soi sans les autres. C.Q.F.D.
PROPOSITION III
La force par laquelle l’homme persévère dans l’existence est limitée, et elle est surpassée infiniment par la puissance des causes extérieures.
DÉMONSTRATION
Cela est évident d’après l’axiome ci-dessus. Car, un homme étant donné, il est donné quelque chose d’autre de plus puissant, soit A, et A étant donné, il est donné ensuite quelque chose de plus puissant que cet A, soit B, et ainsi à l’infini. Et par suite la puissance de l’homme est limitée par la puissance d’une autre chose, et elle est surpassée infiniment par la puissance des causes extérieures. C.Q.F.D.
[240]
PROPOSITION IV
II ne peut se faire que l’homme ne soit pas une partie de la Nature, et qu’il ne puisse subir aucuns changements, sinon ceux qui peuvent se comprendre par sa seule nature et dont il est la cause adéquate.
DÉMONSTRATION
La puissance par laquelle les choses particulières et conséquemment l’homme conservent leur être, est la puissance même de Dieu ou de la Nature (selon le corollaire de la proposition 24, partie I), non en tant qu’elle est infinie, mais en tant qu’elle peut être expliquée par l’essence humaine actuelle (selon la proposition 7, partie III). C’est pourquoi la puissance de l’homme, en tant qu’elle s’explique par son essence actuelle, est une partie de la puissance infinie de Dieu ou de la Nature, c’est-à-dire (selon la proposition 34, partie I) de son essence. Ce qui était le premier point.
D’autre part, s’il pouvait se faire que l’homme ne pût subir aucuns changements, sinon ceux qui peuvent se comprendre par la seule nature de l’homme lui-même, il suivrait (selon les propositions 4 et 6, partie III) qu’il ne pourrait périr, mais qu’il existerait nécessairement toujours. Et cela devrait suivre d’une cause dont la puissance est finie ou infinie, à savoir : ou de la seule puissance de l’homme, qui aurait ainsi le pouvoir d’écarter de soi les autres changements qui pourraient naître de causes extérieures ; ou de la puissance infinie de la Nature par laquelle toutes choses particulières seraient dirigées de façon que l’homme ne pût subir aucuns autres changements, sinon ceux qui servent à sa conservation. Or la première hypothèse est absurde (selon la proposition précédente, dont la démonstration est universelle et peut s’appliquer à toutes les choses particulières). Donc, s’il pouvait se faire que l’homme ne subît aucuns changements, sinon ceux qui peuvent se comprendre par la seule nature de l’homme lui-[241]même, et conséquemment (comme nous venons de le montrer) qu’il existât nécessairement toujours, cela devrait suivre de la puissance infinie de Dieu ; et conséquemment (selon la proposition 16, partie I) de la nécessité de la nature divine, en tant qu’elle est considérée comme affectée de l’idée d’un homme, devrait être déduit l’ordre de la Nature entière, en tant qu’elle est conçue sous les attributs de l’Étendue et de la Pensée ; et par conséquent (selon la proposition 21, partie I) il suivrait que l’homme serait infini, ce qui (selon la première partie de cette démonstration) est absurde. C’est pourquoi il ne peut se faire que l’homme ne subisse aucuns autres changements, sinon ceux dont il est la cause adéquate. C.Q.F.D.
COROLLAIRE
Il suit de là que l’homme est nécessairement toujours soumis aux passions, qu’il suit l’ordre commun de la Nature et y obéit, et qu’il s’y adapte autant que la nature des choses l’exige.
PROPOSITION V
La force et l’accroissement d’une passion quelconque, et sa persévérance à exister ne sont pas définis par la puissance par laquelle nous nous efforçons de persévérer dans l’existence, mais par la puissance d’une cause extérieure, comparée avec la nôtre.
DÉMONSTRATION
L’essence d’une passion ne peut être expliquée par notre seule essence (selon les définitions 1 et 2, partie III), c’est-à-dire (selon la proposition 7, partie III) que la puissance d’une passion ne peut être définie par la puissance par laquelle nous nous efforçons de persévérer dans notre être, mais (comme il a été montré par la proposition 16, partie II) doit nécessairement être définie par la [242] puissance d’une cause extérieure, comparée avec la nôtre. C.Q.F.D.
PROPOSITION VI
La force d’une passion, ou d’un sentiment, peut surpasser les autres actions de l’homme, ou sa puissance, de sorte que le sentiment demeure obstinément attaché à l’homme.
DÉMONSTRATION
La force et l’accroissement d’une passion quelconque, et sa persévérance à exister sont définis par la puissance d’une cause extérieure, comparée avec la nôtre (selon la proposition précédente) ; et par conséquent (selon la proposition 3) ils peuvent surpasser la puissance de l’homme, etc. C.Q.F.D.
PROPOSITION VII
Un sentiment ne peut être empêché ni enlevé, sinon par un sentiment contraire, et plus fort que le sentiment à empêcher.
DÉMONSTRATION
Un sentiment, en tant qu’il est rapporté à l’esprit, est une idée par laquelle l’esprit affirme une force d’exister de son corps plus grande ou plus petite qu’auparavant (selon la définition générale des sentiments qu’on trouve à la fin de la troisième partie). Lorsque donc l’esprit est tourmenté par quelque sentiment, le corps est en même temps affecté d’une affection par laquelle sa puissance d’agir est augmentée ou diminuée. De plus, cette affection du corps (selon la proposition 5) reçoit de sa propre cause la force de persévérer dans son être, et par suite elle ne peut être empêchée ni enlevée, sinon par une cause corporelle (selon la proposition 6, partie II) qui affecte le corps [243] d’une affection contraire à elle (selon la proposition 5, partie III) et plus forte (selon l’axiome ci-dessus) ; et par conséquent (selon la proposition 12, partie II) l’esprit sera affecté de l’idée d’une affection plus forte, et contraire à la première, c’est-à-dire (selon la définition générale des sentiments) que l’esprit sera affecté d’un sentiment plus fort, et contraire au premier, qui par suite exclura ou enlèvera l’existence du premier. Et ainsi un sentiment ne peut être enlevé ni empêché, sinon par un sentiment contraire et plus fort. C.Q.F.D.
COROLLAIRE
Un sentiment, en tant qu’il est rapporté à l’esprit, ne peut être empêché ni enlevé, sinon par l’idée d’une affection contraire du corps, et plus forte que l’affection que nous subissons. Car un sentiment que nous subissons ne peut être empêché ni enlevé, sinon par un sentiment plus fort que lui et contraire à lui (selon la proposition précédente), c’est-à-dire (selon la définition générale des sentiments) sinon par l’idée d’une affection du corps plus forte, et contraire à l’affection que nous subissons.
PROPOSITION VIII
La connaissance du bon et du mauvais n’est rien d’autre qu’un sentiment de joie ou de tristesse, en tant que nous en sommes conscients.
DÉMONSTRATION
Nous appelons bon ou mauvais ce qui est utile ou nuisible à la conservation de notre être (selon les définitions 1 et 2), c’est-à-dire (selon la proposition 7, partie III) ce qui augmente ou diminue, aide ou empêche notre puissance d’agir. En tant donc (selon les définitions de la joie et de la tristesse qu’on voit au scolie de la proposition 11, partie III) que nous percevons qu’une chose nous affecte [244] de joie ou de tristesse, nous l’appelons bonne ou mauvaise. Et par conséquent la connaissance du bon et du mauvais n’est rien d’autre que l’idée de joie ou de tristesse qui suit nécessairement de ce sentiment de joie ou de tristesse (selon la proposition 22, partie II). Or cette idée est unie au sentiment de la même façon que l’esprit est uni au corps (selon la proposition 21, partie II) ; c’est-à-dire (comme il a été montré dans le scolie de la même proposition) que cette idée ne se distingue pas en réalité du sentiment même, autrement dit (selon la définition générale des sentiments) de l’idée de l’affection du corps, si ce n’est par le concept seul. Donc cette connaissance du bon et du mauvais n’est rien d’autre que le sentiment même, en tant que nous en sommes conscients. C.Q.F.D.
PROPOSITION IX
Un sentiment, dont nous imaginons que la cause nous est actuellement présente, est plus fort que si nous imaginions que cette cause n’est pas présente.
DÉMONSTRATION
Une imagination est une idée par laquelle l’esprit considère une chose comme présente (en voir la définition dans le scolie de la proposition 17, partie II), mais qui indique plutôt la constitution du corps humain que la nature de la chose extérieure (selon le corollaire 2 de la proposition 16, partie II). Un sentiment (selon la définition générale des sentiments) est donc une imagination, en tant qu’elle indique la constitution du corps. Or une imagination (selon la proposition 17, partie II) est plus intense, aussi longtemps que nous n’imaginons rien qui exclut l’existence présente de la chose extérieure. Donc un sentiment aussi, dont nous imaginons que la cause nous est actuellement présente, est plus intense ou plus fort que si nous imaginions que cette cause n’est pas présente. C.Q.F.D.
[245]
SCOLIE
Lorsque j’ai dit plus haut, dans la proposition 18 de la troisième partie, que, par l’image d’une chose future ou passée, nous sommes affectés du même sentiment que si la chose que nous imaginons était présente, j’ai expressément fait observer que cela est vrai en tant que nous portons notre attention sur l’image seule de cette chose, car elle est de même nature, que nous ayons imaginé les choses ou que nous ne les ayons pas imaginées ; mais je n’ai pas nié qu’elle soit rendue plus faible, quand nous considérons comme nous étant présentes d’autres choses qui excluent l’existence présente de la chose future : ce que j’ai négligé alors de faire observer, parce que j’avais résolu de traiter des forces des sentiments dans cette partie-ci.
COROLLAIRE
L’image d’une chose future ou passée, c’est-à-dire d’une chose que nous considérons en relation avec le temps futur ou passé, le présent étant exclu, est plus faible, toutes circonstances égales d’ailleurs, que l’image d’une chose présente ; et conséquemment un sentiment envers une chose future ou passée, toutes circonstances égales d’ailleurs, sera plus rassis qu’un sentiment envers une chose présente.
PROPOSITION X
Envers une chose future que nous imaginons devoir être rapidement, nous sommes affectés avec plus d’intensité que si nous imaginions que le temps de son existence est plus éloigné du présent ; et par le souvenir d’une chose que nous imaginons n’être pas passée depuis longtemps, nous sommes aussi affectés avec plus d’intensité que si nous l’imaginions passée depuis longtemps.
[246]
DÉMONSTRATION
En tant, en effet, que nous imaginons qu’une chose doit être rapidement, ou n’est pas passée depuis longtemps, nous imaginons par là même quelque chose qui exclut moins la présence de la chose que si nous imaginions que le temps futur de son existence est plus éloigné du présent, ou qu’elle est passée depuis longtemps (comme il est connu de soi) ; et par conséquent (selon la proposition précédente) nous serons affectés envers elle avec d’autant plus d’intensité. C.Q.F.D.
SCOLIE
De la remarque que nous avons faite à propos de la définition 6, il suit que, envers des objets qui sont éloignés du présent par un plus long intervalle de temps que celui que nous pouvons déterminer par l’imagination, nous sommes cependant affectés d’une façon également rassise, quoique nous comprenions qu’ils sont éloignés les uns des autres par un long intervalle de temps.
PROPOSITION XI
Un sentiment envers une chose que nous imaginons comme nécessaire est plus intense, toutes circonstances égales d’ailleurs, qu’envers une chose possible ou contingente, autrement dit non nécessaire.
DÉMONSTRATION
Dans la mesure où nous imaginons qu’une chose est nécessaire, nous en affirmons l’existence, et au contraire nous nions l’existence d’une chose en tant que nous imaginons qu’elle n’est pas nécessaire (selon le scolie 1 de la proposition 33, partie I) ; et par suite (selon la proposition 9) un sentiment envers une chose nécessaire est plus intense, toutes circonstances égales d’ailleurs, qu’envers une chose non nécessaire. C.Q.F.D.
[247]
PROPOSITION XII
Un sentiment envers une chose que nous savons ne pas exister présentement et que nous imaginons comme possible, est plus intense, toutes circonstances égales d’ailleurs, qu’envers une chose contingente.
DÉMONSTRATION
En tant que nous imaginons une chose comme contingente, nous ne sommes affectés d’aucune image d’une autre chose qui en pose l’existence (selon la définition 3) ; mais, au contraire (suivant l’hypothèse), nous imaginons certaines choses qui en excluent l’existence présente. Or, dans la mesure où nous imaginons qu’une chose est possible dans le futur, nous imaginons certaines choses qui en posent l’existence (selon la définition 4), c’est-à-dire (selon la proposition 18, partie III) qui favorisent l’espoir ou la crainte ; et par conséquent un sentiment envers une chose possible est plus vif. C.Q.F.D.
COROLLAIRE
Un sentiment envers une chose que nous savons ne pas exister présentement et que nous imaginons comme contingente est beaucoup plus rassis que si nous imaginions que la chose nous est actuellement présente.
DÉMONSTRATION
Un sentiment envers une chose que nous imaginons exister présentement est plus intense que si nous imaginions la même chose comme future (selon le corollaire de la proposition 9), et il est beaucoup plus vif que si nous imaginions que le temps futur est fort éloigné du présent (selon la proposition 10). C’est pourquoi un sentiment envers une chose dont nous imaginons que le temps d’existence est très éloigné du présent est beaucoup plus rassis que si nous imaginions la même chose comme pré-[248]sente ; et néanmoins (selon la proposition précédente) il est plus intense que si nous imaginions cette chose comme contingente. Et par conséquent un sentiment envers une chose contingente sera beaucoup plus rassis que si nous imaginions que la chose nous est actuellement présente. C.Q.F.D.
PROPOSITION XIII
Un sentiment envers une chose contingente que nous savons ne pas exister présentement est plus rassis, toutes circonstances égales d’ailleurs, qu’un sentiment envers une chose passée.
DÉMONSTRATION
En tant que nous imaginons une chose comme contingente, nous ne sommes affectés d’aucune image d’une autre chose qui en pose l’existence (selon la définition 3) ; mais, au contraire (suivant l’hypothèse), nous imaginons certaines choses qui en excluent l’existence présente. Mais dans la mesure où nous imaginons cette chose en relation avec le temps passé, nous sommes supposés imaginer quelque chose qui la ramène à la mémoire, autrement dit qui en réveille l’image (voir la proposition 18, partie II, avec son scolie), et fait par suite que nous la considérons comme si elle était présente (selon le corollaire de la proposition 17, partie II). Et par conséquent (selon la proposition 9) un sentiment envers une chose contingente que nous savons ne pas exister présentement, sera plus rassis, toutes circonstances égales d’ailleurs, qu’un sentiment envers une chose passée. C.Q.F.D.
PROPOSITION XIV
La connaissance vraie du bon et du mauvais ne peut, en tant que vraie, empêcher aucun sentiment, mais seulement en tant qu’elle est considérée comme un sentiment.
[249]
DÉMONSTRATION
Un sentiment est une idée par laquelle l’esprit affirme une force d’exister de son corps plus grande ou plus petite qu’auparavant (selon la définition générale des sentiments) ; et par conséquent (selon la proposition 1) il n’a rien de positif qui puisse être enlevé par la présence du vrai ; et conséquemment la connaissance vraie du bon et du mauvais, en tant que vraie, ne peut empêcher aucun sentiment. Mais en tant qu’elle est un sentiment (voir la proposition 8), si elle est plus forte que le sentiment à empêcher, elle pourra l’empêcher dans cette mesure seulement (selon la proposition 7). C.Q.F.D.
PROPOSITION XV
Le désir qui naît de la connaissance vraie du bon et du mauvais peut être éteint ou empêché par beaucoup d’autres désirs qui naissent des sentiments par lesquels nous sommes tourmentés.
DÉMONSTRATION
De la connaissance vraie du bon et du mauvais, en tant qu’elle est un sentiment (selon la proposition 8), naît nécessairement un désir (selon le paragraphe 1 des définitions des sentiments) qui est d’autant plus grand que plus grand est le sentiment d’où il naît (selon la proposition 37, partie III). Mais comme ce désir (selon l’hypothèse) naît de ce que nous comprenons quelque chose vraiment, il suit donc en nous en tant que nous agissons (selon la proposition 1, partie III), et par conséquent il doit être compris par notre essence seule (selon la définition 2, partie III), et conséquemment (selon la proposition 7, partie III) sa force et son accroissement doivent être définis par la seule puissance humaine. D’autre part, les désirs qui naissent des sentiments par lesquels nous sommes tourmentés, sont aussi d’autant plus grands que ces sentiments seront plus [250] vifs ; et par conséquent leur force et leur accroissement (selon la proposition 5) doivent être définis par la puissance de causes extérieures qui, si on la compare avec la nôtre, surpasse indéfiniment notre puissance (selon la proposition 3). Et par conséquent les désirs qui naissent de semblables sentiments peuvent être plus vifs que celui qui naît de la connaissance vraie du bon et du mauvais, et par suite (selon la proposition 7) pourront l’empêcher ou l’éteindre. C.Q.F.D.
PROPOSITION XVI
Le désir qui naît de la connaissance du bon et du mauvais, en tant que cette connaissance regarde l’avenir, peut plus aisément être empêché ou éteint par le désir de choses qui sont présentement agréables.
DÉMONSTRATION
Un sentiment envers une chose que nous imaginons future, est plus rassis qu’envers une chose présente (selon le corollaire de la proposition 9). Or le désir qui naît de la connaissance vraie du bon et du mauvais, encore que cette connaissance ait pour objet des choses qui sont présentement bonnes, peut être éteint ou empêché par quelque désir accidentel (selon la proposition précédente, dont la démonstration est universelle). Donc le désir qui naît de cette connaissance, en tant qu’elle regarde l’avenir, pourra plus aisément être empêché ou éteint. C.Q.F.D.
PROPOSITION XVII
Le désir qui naît de la connaissance vraie du bon et du mauvais, en tant qu’elle a pour objet des choses contingentes, peut encore beaucoup plus aisément être empêché par le désir de choses qui sont présentes.
[251]
DÉMONSTRATION
Cette proposition se démontre de la même façon que la proposition précédente, d’après le corollaire de la proposition 12.
SCOLIE
Je crois avoir ainsi montré la cause pourquoi les hommes sont plus émus par une opinion que par la Raison vraie, et pourquoi la connaissance vraie du bon et du mauvais provoque des émotions de l’âme et le cède souvent à tout genre de penchant, ce qui a fait dire au Poète : Je vois le meilleur et je l’approuve, je fais le pire [5]. Ce que l’Ecclésiaste paraît avoir eu aussi dans l’esprit, lorsqu’il a dit : Celui qui augmente sa science, augmente sa douleur [6]. Et je ne dis pas cela en vue d’en conclure qu’il soit supérieur d’ignorer que de savoir et qu’entre un sot et un homme intelligent il n’y ait aucune différence eu égard au règlement des sentiments, mais parce qu’il est nécessaire de connaître aussi bien la puissance que l’impuissance de notre nature, afin que nous puissions déterminer ce que peut et ce que ne peut pas la Raison eu égard au règlement des sentiments. Et j’ai dit que, dans cette partie, je ne traiterai que de la seule impuissance humaine, car j’ai résolu de traiter à part de la puissance de la Raison sur les sentiments.
PROPOSITION XVIII
Le désir qui naît de la joie est plus fort, toutes circonstances égales d’ailleurs, que le désir qui naît de la tristesse.
[252]
DÉMONSTRATION
Le désir est l’essence même de l’homme (selon le paragraphe 1 des définitions des sentiments), c’est-à-dire (selon la proposition 7, partie III) l’effort par lequel l’homme s’efforce de persévérer dans son être. C’est pourquoi le désir qui naît de la joie est aidé ou augmenté par ce sentiment même de joie (selon la définition de la joie, que l’on voit au scolie de la proposition 11, partie III) ; et, au contraire, celui qui naît de la tristesse est diminué ou empêché par ce sentiment même de tristesse (selon le même scolie). Et par conséquent la force du désir qui naît de la joie doit être définie à la fois par la puissance humaine et par la puissance d’une cause extérieure, alors que celle du désir qui naît de la tristesse doit l’être par la seule puissance humaine ; et par suite le premier est plus fort que le second. C.Q.F.D.
SCOLIE
J’ai expliqué, par le peu qui a été dit, les causes de l’impuissance et de l’inconstance humaines, et pourquoi les hommes n’observent pas les préceptes de la Raison. Il me reste maintenant à montrer ce que c’est que la Raison nous prescrit et quels sentiments conviennent avec les règles de la Raison humaine, et quels au contraire leur sont contraires. Mais avant de commencer de le démontrer suivant l’ample méthode géométrique qui est la nôtre, il convient d’abord de montrer brièvement ici les commandements mêmes de la Raison, afin que chacun perçoive plus facilement quelle est mon opinion.
Comme la Raison ne demande rien contre la Nature, elle demande donc que chacun s’aime soi-même, qu’il cherche ce qui lui est utile en propre, c’est-à-dire ce qui lui est réellement utile, et qu’il appète tout ce qui conduit réellement l’homme à une plus grande perfection : soit, d’une façon absolue, que chacun s’efforce, autant qu’il est en lui, de conserver son être. Et certes cela est vrai aussi [253] nécessairement qu’il est vrai que le tout est plus grand que sa partie (voir la proposition 4, partie III). Ensuite, puisque la vertu (selon la définition 8) n’est rien d’autre que d’agir d’après les lois de sa propre nature, et que personne (selon la proposition 7, partie III) ne s’efforce de conserver son être, sinon d’après les lois de sa propre nature, il suit de là :
1° Que le fondement de la vertu est l’effort même pour conserver son être propre, et que le bonheur consiste en ce que l’homme peut conserver son être ;
2° Que la vertu doit être appétée pour elle-même, et que rien n’est donné qui l’emporte sur elle ou qui nous soit plus utile, ce pourquoi on devrait l’appéter ;
3° Enfin que ceux qui se donnent la mort sont impuissants quant à l’âme, et sont entièrement vaincus par des causes extérieures qui répugnent à leur propre nature.
De plus, il suit du postulat 4 de la deuxième partie que nous ne pouvons jamais faire que nous n’ayons besoin de rien d’extérieur à nous pour conserver notre être et que nous vivions de façon à n’avoir aucun commerce avec les choses qui sont hors de nous. Et si, en outre, nous avons égard à notre esprit, certes notre entendement serait plus imparfait, si l’esprit était seul et ne comprît rien à part soi-même. Beaucoup de choses sont donc données hors de nous qui nous sont utiles et qu’il faut appéter pour cette raison. Parmi celles-ci, on n’en peut penser de supérieures à celles qui conviennent entièrement avec notre nature. En effet, si, par exemple, deux individus entièrement de même nature sont joints l’un à l’autre, ils composent un individu deux fois plus puissant que chacun d’eux en particulier. A l’homme, il n’est donc rien de plus utile que l’homme ; les hommes, dis-je, ne peuvent rien souhaiter de supérieur pour conserver leur être que de convenir tous en toutes choses, de façon que les esprits et les corps de tous composent pour ainsi dire un seul esprit et un seul corps, et qu’ils s’efforcent tous en même temps, [254] autant qu’ils peuvent, de conserver leur être, et qu’ils cherchent tous en même temps ce qui est utile à tous en commun. D’où il suit que les hommes qui sont gouvernés par la Raison, c’est-à-dire les hommes qui cherchent sous la conduite de la Raison ce qui leur est utile, n’appètent rien pour eux-mêmes qu’ils ne désirent pour les autres hommes, et par conséquent sont justes, de bonne foi et honnêtes.
Tels sont les commandements de la Raison que je m’étais proposé de montrer ici en peu de mots, avant de commencer à les démontrer selon une plus ample méthode. Et j’ai ainsi agi afin de me concilier, s’il pouvait se faire, l’attention de ceux qui croient que ce principe, à savoir que chacun est tenu de chercher ce qui lui est utile en propre, est le fondement de l’immoralité, et non celui de la vertu et de la moralité. Donc, après avoir montré brièvement qu’il en va d’une façon contraire, je poursuis en vue de le démontrer par la même voie que nous avons suivie jusqu’ici.
PROPOSITION XIX
Chacun, d’après les lois de sa nature, appète nécessairement, ou a en aversion, ce qu’il juge être bon ou mauvais.
DÉMONSTRATION
La connaissance du bon et du mauvais est (selon la proposition 8) le sentiment même de la joie ou de la tristesse, en tant que nous en sommes conscients ; et par suite (selon la proposition 28, partie III) chacun appète nécessairement ce qu’il juge être bon, et au contraire a en aversion ce qu’il juge être mauvais. Mais cet appétit n’est rien d’autre que l’essence même ou la nature de l’homme (selon la définition de l’appétit qu’on voit au scolie de la proposition 9, partie III, et au paragraphe 1 des définitions des sentiments). Donc chacun, d’après les seules lois de sa [255] nature, appète nécessairement, ou a en aversion, etc. C.Q.F.D.
PROPOSITION XX
D’autant plus chacun s’efforce et a le pouvoir de chercher ce qui lui est utile, c’est-à-dire de conserver son être, d’autant plus il est doué de vertu ; et au contraire, d’autant chacun néglige ce qui lui est utile, c’est-à-dire de conserver son être, d’autant il est impuissant.
DÉMONSTRATION
La vertu est la puissance même de l’homme, qui se définit par la seule essence de l’homme (selon la définition 8), c’est-à-dire (selon la proposition 7, partie III) qui se définit par l’effort seul par lequel l’homme s’efforce de persévérer dans son être. D’autant plus donc chacun s’efforce et a le pouvoir de conserver son être, d’autant plus il est doué de vertu, et conséquemment (selon les propositions 4 et 6, partie III) dans la mesure où quelqu’un néglige de conserver son être, il est impuissant. C.Q.F.D.
SCOLIE
Personne donc, à moins qu’il ne soit vaincu par des causes extérieures et contraires à sa nature, ne néglige d’appéter ce qui lui est utile, autrement dit de conserver son être. Personne, dis-je, d’après la nécessité de sa nature, mais contraint par des causes extérieures, n’a en aversion les aliments, ou se donne la mort, ce qui peut se faire de beaucoup de façons : ainsi l’un se tue, contraint par un autre qui lui retourne la main dont il avait par hasard saisi une épée et le force à diriger ce glaive contre son cœur ; ou bien, sur l’ordre d’un tyran, on est contraint, comme Sénèque, à s’ouvrir les veines, c’est-à-dire qu’on désire éviter un mal plus grand par un moindre ; ou bien [256] enfin, c’est parce que des causes extérieures cachées disposent l’imagination et affectent le corps, de sorte qu’on revêt une autre nature contraire à la première, et dont l’idée ne peut être donnée dans l’esprit (selon la proposition 10, partie III). Mais que l’homme, d’après la nécessité de sa nature, s’efforce de ne pas exister ou de changer de forme, cela est aussi impossible que quelque chose se fasse de rien, comme chacun peut le voir avec un peu de réflexion.
PROPOSITION XXI
Personne ne peut désirer d’être heureux, de bien agir et de bien vivre, qu’il ne désire en même temps être, agir et vivre, c’est-à-dire exister en acte.
DÉMONSTRATION
La démonstration de cette proposition, ou plutôt la chose elle-même, est évidente de soi, et aussi d’après la définition du désir. En effet (selon le paragraphe 1 des définitions des sentiments), le désir de vivre, d’agir, etc., de façon heureuse, c’est-à-dire bien, est l’essence même de l’homme, c’est-à-dire (selon la proposition 7, partie III) l’effort par lequel chacun s’efforce de conserver son être. Donc personne ne peut désirer, etc. C.Q.F.D.
PROPOSITION XXII
Nulle vertu ne peut être conçue comme antérieure à celle-ci (à savoir : à l’effort pour se conserver).
DÉMONSTRATION
L’effort pour se conserver est l’essence même d’une chose (selon la proposition 7, partie III). Si donc quelque vertu pouvait être conçue comme antérieure à celle-ci, à savoir à cet effort, l’essence même d’une chose (selon la définition 8) serait donc conçue comme antérieure à elle-[257]même, ce qui (comme il est connu de soi) est absurde. Donc nulle vertu, etc. C.Q.F.D.
COROLLAIRE
L’effort pour se conserver est le premier et l’unique fondement de la vertu. Car aucun autre principe ne peut être conçu comme antérieur à celui-ci (selon la proposition précédente), et sans lui (selon la proposition 21) nulle vertu ne peut être conçue.
PROPOSITION XXIII
De l’homme, en tant qu’il est déterminé à faire quelque chose parce qu’il a des idées inadéquates, on ne peut dire de façon absolue qu’il agit par vertu ; mais seulement en tant qu’il est déterminé du fait qu’il comprend.
DÉMONSTRATION
Dans la mesure où l’homme est déterminé à agir du fait qu’il a des idées inadéquates, il est passif (selon la proposition 1, partie III), c’est-à-dire (selon les définitions 1 et 2, partie III) qu’il fait quelque chose qui ne peut être perçu par sa seule essence, c’est-à-dire (selon la définition 8) qui ne suit pas de sa propre vertu. Mais dans la mesure où il est déterminé à faire quelque chose du fait qu’il comprend, il est actif (selon la même proposition 1, partie III) c’est-à-dire (selon la définition 2, partie III) qu’il fait quelque chose qui est perçu par sa seule essence, autrement dit (selon la définition 8) qui suit de façon adéquate de sa propre vertu. C.Q.F.D.
PROPOSITION XXIV
Agir par vertu absolument n’est rien d’autre en nous que d’agir, de vivre, de conserver son être (ces trois mots signifient la même chose) sous la conduite de la [258] Raison, d’après le principe qu’il faut chercher ce qui est utile en propre.
DÉMONSTRATION
Agir par vertu absolument n’est rien d’autre (selon la définition 8) que d’agir d’après les lois de sa propre nature. Or nous sommes actifs dans la mesure seulement où nous comprenons (selon la proposition 3, partie III). Donc agir par vertu n’est rien d’autre en nous que d’agir, de vivre, de conserver son être sous la conduite de la Raison, et cela (selon le corollaire de la proposition 22) d’après le principe qu’il faut chercher ce qui est utile en propre. C.Q.F.D.
PROPOSITION XXV
Personne ne s’efforce de conserver son être à cause d’une autre chose.
DÉMONSTRATION
L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être se définit par la seule essence de cette chose (selon la proposition 7, partie III), et cette seule essence étant donnée, et non celle d’une autre chose, il suit nécessairement (selon la proposition 6, partie III) que chacun s’efforce de conserver son être.
Cette proposition est, en outre, évidente d’après le corollaire de la proposition 22. Car si l’homme s’efforçait de conserver son être à cause d’une autre chose, cette chose serait alors le premier fondement de la vertu (comme il est connu de soi), ce qui (selon le corollaire susdit) est absurde. Donc personne, etc. C.Q.F.D.
PROPOSITION XXVI
Tout ce à quoi nous nous efforçons d’après la Raison n’est rien d’autre que de comprendre ; et l’esprit, en [259] tant qu’il se sert de la Raison, ne juge pas qu’autre chose lui soit utile, sinon ce qui le conduit à comprendre.
DÉMONSTRATION
L’effort pour se conserver n’est rien à part l’essence de la chose même (selon la proposition 7, partie III), qui, en tant qu’elle existe telle qu’elle est, est conçue comme ayant la force de persévérer dans l’existence (selon la proposition 6, partie III) et de faire ce qui suit nécessairement de sa nature donnée (voir la définition de l’appétit au scolie de la proposition 9, partie III). Or l’essence de la Raison n’est rien d’autre que notre esprit, en tant qu’il comprend clairement et distinctement (en voir la définition au scolie 2 de la proposition 40, partie II). Donc (selon la proposition 40, partie II) tout ce à quoi nous nous efforçons d’après la Raison n’est rien d’autre que de comprendre.
Ensuite, comme cet effort de l’esprit, par lequel l’esprit, en tant qu’il raisonne, s’efforce de conserver son être, n’est rien d’autre que de comprendre (selon la première partie de cette démonstration), cet effort pour comprendre est donc (selon le corollaire de la proposition 22) le premier et l’unique fondement de la vertu, et ce n’est en vue d’aucune fin (selon la proposition 25) que nous nous efforcerons de comprendre les choses. Mais, au contraire, l’esprit, en tant qu’il raisonne, ne pourra concevoir rien qui soit bon pour lui, sinon ce qui le conduit à comprendre (selon la définition 1). C.Q.F.D.
PROPOSITION XXVII
Nous ne savons avec certitude rien qui soit bon ou mauvais, sinon ce qui conduit réellement à comprendre, ou qui peut empêcher que nous ne comprenions.
[260]
DÉMONSTRATION
L’esprit, en tant qu’il raisonne, n’appète rien d’autre que de comprendre, et ne juge pas qu’autre chose lui soit utile, sinon ce qui conduit à comprendre (selon la proposition précédente). Or l’esprit (selon les propositions 41 et 43, partie II, dont on verra aussi le scolie de la seconde) n’a pas de certitude des choses, si ce n’est en tant qu’il a des idées adéquates, autrement dit (ce qui selon le scolie de la proposition 40, partie II, est la même chose) en tant qu’il raisonne. Donc nous ne savons avec certitude rien qui soit bon, sinon ce qui conduit réellement à comprendre ; et au contraire rien qui soit mauvais, sinon ce qui peut empêcher que nous ne comprenions. C.Q.F.D.
PROPOSITION XXVIII
Le souverain bien de l’esprit est la connaissance de Dieu, et la souveraine vertu de l’esprit est de connaître Dieu.
DÉMONSTRATION
Ce que l’esprit peut comprendre de plus élevé, c’est Dieu, c’est-à-dire (selon la définition 6, partie I) l’Être absolument infini, et sans lequel (selon la proposition 15, partie I) rien ne peut ni être, ni être conçu ; et par conséquent (selon les propositions 26 et 27) ce qui est souverainement utile à l’esprit, autrement dit (selon la définition 1) son souverain bien, c’est la connaissance de Dieu.
En outre, l’esprit agit seulement dans la mesure où il comprend (selon les propositions 1 et 3, partie III), et dans cette mesure seulement (selon la proposition 23) on peut dire absolument qu’il agit par vertu. Donc la vertu absolue de l’esprit, c’est de comprendre. Or ce que l’esprit peut comprendre de plus élevé, c’est Dieu (comme nous venons de le démontrer). Donc la souveraine vertu de [261] l’esprit, c’est de comprendre ou de connaître Dieu. C.Q.F.D.
PROPOSITION XXIX
Une chose particulière quelconque, dont la nature est entièrement différente de la nôtre, ne peut ni aider ni empêcher notre puissance d’agir, et, d’une façon absolue, aucune chose ne peut être bonne ou mauvaise pour nous, à moins qu’elle n’ait quelque chose de commun avec nous.
DÉMONSTRATION
La puissance d’une chose particulière quelconque, et conséquemment (selon le corollaire de la proposition 10, partie II) la puissance de l’homme, par laquelle il existe et produit quelque effet, n’est pas déterminée, sinon par une autre chose particulière (selon la proposition 28, partie I), dont la nature (selon la proposition 6, partie II) doit être comprise par le même attribut par lequel on conçoit la nature humaine. Donc notre puissance d’agir, de quelque façon qu’on la conçoive, peut être déterminée, et conséquemment aidée ou empêchée, par la puissance d’une autre chose particulière qui a quelque chose de commun avec nous, et non par la puissance d’une chose dont la nature est entièrement différente de la nôtre ; et puisque nous appelons bon ou mauvais ce qui est cause de joie ou de tristesse (selon la proposition 8), c’est-à-dire (selon le scolie de la proposition 11, partie III) ce qui augmente ou diminue, aide ou empêche notre puissance d’agir, donc une chose dont la nature est entièrement différente de la nôtre ne peut être pour nous ni bonne ni mauvaise. C.Q.F.D.
[262]
PROPOSITION XXX
Nulle chose ne peut être mauvaise par ce qu’elle a de commun avec notre nature, mais dans la mesure ou elle est mauvaise pour nous, elle nous est contraire.
DÉMONSTRATION
Nous appelons mauvais ce qui est cause de tristesse (selon la proposition 8), c’est-à-dire (selon la définition de la tristesse qu’on voit au scolie de la proposition 11, partie III) ce qui diminue ou empêche notre puissance d’agir. Si donc une chose, par ce qu’elle a de commun avec nous, était mauvaise pour nous, cette chose donc pourrait diminuer ou empêcher cela même qu’elle a de commun avec nous, ce qui (selon la proposition 4, partie III) est absurde. Nulle chose donc, par ce qu’elle a de commun avec nous, ne peut être mauvaise pour nous ; mais, au contraire, dans la mesure où elle est mauvaise, c’est-à-dire (comme nous venons de le montrer) dans la mesure où elle peut diminuer ou empêcher notre puissance d’agir, elle nous est contraire (selon la proposition 5, partie III). C.Q.F.D.
PROPOSITION XXXI
Dans la mesure ou une chose convient avec notre nature, elle est nécessairement bonne.
DÉMONSTRATION
En effet, en tant qu’une chose convient avec notre nature, elle ne peut (selon la proposition précédente) être mauvaise. Elle sera donc nécessairement ou bonne ou indifférente. Si l’on pose cette dernière alternative, à savoir qu’elle n’est ni bonne ni mauvaise, rien donc (selon la définition 1) ne suivra de sa nature qui serve à la conservation de notre nature, c’est-à-dire (selon l’hypothèse) qui serve à la conservation de la nature de la chose elle-même. [263] Mais cela est absurde (selon la proposition 6, partie III). Elle sera donc, en tant qu’elle convient avec notre nature, nécessairement bonne. C.Q.F.D.
COROLLAIRE
Il suit de là que plus une chose convient avec notre nature, plus elle nous est utile ou meilleure ; et inversement, plus une chose nous est utile, d’autant elle convient davantage avec notre nature. Car, en tant qu’elle ne convient pas avec notre nature, elle sera nécessairement différente de notre nature, ou lui sera contraire. Si elle est différente, alors (selon la proposition 29) elle ne pourra être ni bonne ni mauvaise ; si elle est contraire, elle sera donc contraire aussi à la nature qui convient avec la nôtre, c’est-à-dire (selon la proposition précédente) contraire au bon, soit mauvaise. Rien donc ne peut être bon, sinon en tant qu’il convient avec notre nature, et par conséquent plus une chose convient avec notre nature, plus elle est utile, et inversement. C.Q.F.D.
PROPOSITION XXXII
Dans la mesure où les hommes sont soumis aux passions, on ne peut dire qu’ils conviennent par nature.
DÉMONSTRATION
Les choses que l’on dit convenir par nature, on entend qu’elles conviennent par la puissance (selon la proposition 7, partie III), mais non par l’impuissance ou la négation, et conséquemment (voir le scolie de la proposition 3, partie III) non plus par la passion. Aussi, en tant que les hommes sont soumis aux passions, on ne peut dire qu’ils conviennent par nature. C.Q.F.D.
[264]
SCOLIE
La chose est évidente aussi par elle-même. Celui, en effet, qui dit que le blanc et le noir conviennent seulement en ce que ni l’un ni l’autre n’est rouge, affirme absolument que le blanc et le noir ne conviennent en aucune chose. De même encore, si quelqu’un dit que la pierre et l’homme conviennent seulement en ce que l’une et l’autre sont finis, impuissants, ou parce qu’ils n’existent pas d’après la nécessité de leur nature, ou enfin parce qu’ils sont indéfiniment surpassés par la puissance des causes extérieures : il affirme complètement que la pierre et l’homme ne conviennent en aucune chose. Car les choses qui conviennent dans la seule négation, autrement dit en ce qu’elles n’ont pas, ne conviennent en réalité en aucune chose.
PROPOSITION XXXIII
Les hommes peuvent différer par nature, en tant qu’ils sont tourmentés par des sentiments qui sont des passions ; et dans la même mesure aussi un seul et même homme est variable et inconstant.
DÉMONSTRATION
La nature ou l’essence des sentiments ne peut être expliquée par notre seule essence ou nature (selon les définitions 1 et 2, partie III) ; mais elle doit être définie par la puissance, c’est-à-dire (selon la proposition 7, partie III) par la nature de causes extérieures, comparées avec la nôtre. D’où il arrive que, de chaque sentiment, sont données autant d’espèces qu’il y a d’espèces d’objets par lesquels nous sommes affectés (voir la proposition 56, partie III), et que les hommes sont affectés de diverses façons par un seul et même objet (voir la proposition 51, partie III), et diffèrent d’autant par nature ; enfin qu’un seul et même homme (selon la même proposition 51, [265] partie III) est affecté de diverses façons envers le même objet, et est d’autant variable, etc. C.Q.F.D.
PROPOSITION XXXIV
En tant que les hommes sont tourmentés par des sentiments qui sont des passions, ils peuvent être contraires les uns aux autres.
DÉMONSTRATION
Un homme, par exemple Pierre, peut être cause que Paul soit contristé, parce qu’il a quelque chose de semblable à une chose que Paul hait (selon la proposition 16, partie III), ou parce que Pierre seul est en possession d’une chose que Paul aime lui aussi (voir la proposition 32, partie III, avec son scolie), ou pour d’autres causes (en voir les principales au scolie de la proposition 55, partie III). Et par conséquent il arrivera de là (selon le paragraphe 7 des définitions des sentiments) que Paul ait Pierre en haine ; et conséquemment il arrivera facilement (selon la proposition 40, partie III, avec son scolie) que Pierre, en retour, ait Paul en haine, et par conséquent (selon la proposition 39, partie III) qu’ils s’efforcent de se faire du mal l’un à l’autre, c’est-à-dire (selon la proposition 30) qu’ils soient contraires l’un à l’autre. Or un sentiment de tristesse est toujours une passion (selon la proposition 59, partie III). Donc les hommes, en tant qu’ils sont tourmentés par des sentiments qui sont des passions, peuvent être contraires les uns aux autres. C.Q.F.D.
SCOLIE
J’ai dit que Paul a Pierre en haine, parce qu’il imagine que celui-ci possède ce que lui, Paul, aime aussi ; d’où il semble suivre au premier abord que ces deux hommes se portent dommage l’un à l’autre du fait qu’ils aiment la même chose, et conséquemment de ce qu’ils conviennent [266] par nature. Et par conséquent, si cela est vrai, les propositions 30 et 31 seraient fausses. Mais si nous voulons peser la chose dans une juste balance, nous verrons que tout cela convient entièrement. Car ces deux hommes ne sont pas importuns l’un à l’autre en tant qu’ils conviennent par nature, c’est-à-dire en tant qu’ils aiment l’un et l’autre la même chose, mais en tant qu’ils diffèrent l’un de l’autre. En effet, en tant qu’ils aiment l’un et l’autre la même chose, par là même l’amour de l’un et de l’autre est favorisé (selon la proposition 31, partie III), c’est-à-dire (selon le paragraphe 6 des définitions des sentiments) que par là même la joie de l’un et de l’autre est favorisée. Aussi s’en faut-il de beaucoup que, en tant qu’ils aiment la même chose et qu’ils conviennent par nature, ils soient importuns l’un à l’autre. Mais la cause de ce fait n’est autre, comme je l’ai dit, que parce qu’on les suppose différer par nature. Supposons, en effet, que Pierre ait l’idée d’une chose aimée dont il est maintenant en possession, et Paul au contraire l’idée d’une chose aimée qu’il a perdue. Il arrive de là que celui-ci est affecté de tristesse, et celui-là au contraire de joie, et que dans cette mesure ils sont contraires l’un à l’autre. Et nous pouvons facilement montrer de cette façon que les autres causes de haine dépendent de cela seul que les hommes diffèrent par nature, et non de ce en quoi ils conviennent.
PROPOSITION XXXV
Dans la mesure seulement où les hommes vivent sous la conduite de la Raison, ils conviennent nécessairement toujours par nature.
DÉMONSTRATION
En tant que les hommes sont tourmentés par des sentiments qui sont des passions, ils peuvent être différents par nature (selon la proposition 33) et contraires les uns aux autres (selon la proposition précédente). Mais les hommes [267] sont dits agir dans la mesure seulement où ils vivent sous la conduite de la Raison (selon la proposition 3, partie III) ; et par conséquent tout ce qui suit de la nature humaine, en tant qu’elle est définie par la Raison, doit être compris (selon la définition 2, partie III) par la seule nature humaine, comme par sa cause prochaine. Mais puisque chacun, d’après les lois de sa nature, appète ce qu’il juge être bon, et s’efforce d’écarter ce qu’il juge être mauvais (selon la proposition 19), et puisque, en outre, ce que nous jugeons être bon ou mauvais d’après le commandement de la Raison, est nécessairement bon ou mauvais (selon la proposition 41, partie II), les hommes donc, dans la mesure seulement où ils vivent sous la conduite de la Raison, font nécessairement ce qui est nécessairement bon pour la nature humaine et conséquemment pour chaque homme, c’est-à-dire (selon le corollaire de la proposition 31) ce qui convient avec la nature de chaque homme. Et par conséquent les hommes conviennent nécessairement aussi toujours entre eux, en tant qu’ils vivent sous la conduite de la Raison. C.Q.F.D.
COROLLAIRE I
Dans la Nature des choses, il n’est rien donné de particulier qui soit plus utile à l’homme, qu’un homme qui vit sous la conduite de la Raison. Car ce qui est le plus utile à l’homme, c’est ce qui convient le plus avec sa nature (selon le corollaire de la proposition 31), c’est-à-dire (comme il est connu de soi) l’homme. Or l’homme agit absolument d’après les lois de sa nature, quand il vit sous la conduite de la Raison (selon la définition 2, partie III), et dans cette mesure seulement il convient nécessairement toujours avec la nature d’un autre homme (selon la proposition précédente). Donc, parmi les choses particulières, rien de plus utile n’est donné à l’homme qu’un homme, etc. C.Q.F.D.
[268]
COROLLAIRE II
Lorsque chaque homme cherche le plus ce qui lui est utile en propre, alors les hommes sont le plus utiles les uns aux autres. Car d’autant plus chacun cherche ce qui lui est utile en propre et s’efforce de se conserver, d’autant plus il est doué de vertu (selon la proposition 20), autrement dit, ce qui revient au même (selon la définition 8), d’autant plus grande est la puissance dont il est doué pour agir d’après les lois de sa nature, c’est-à-dire (selon la proposition 3, partie III) pour vivre sous la conduite de la Raison. Or c’est lorsque les hommes vivent sous la conduite de la Raison qu’ils conviennent le plus par nature (selon la proposition précédente). Donc (selon le corollaire précédent) les hommes seront le plus utiles les uns aux autres, lorsque chacun cherche le plus ce qui lui est utile en propre. C.Q.F.D.
SCOLIE
Ce que nous venons de montrer, l’expérience même l’atteste aussi chaque jour par tant et de si clairs témoignages, que presque tout le monde dit que l’homme est un Dieu pour l’homme. Pourtant il arrive rarement que les hommes vivent sous la conduite de la Raison ; mais il en a été disposé avec eux de telle sorte que la plupart sont envieux, et importuns les uns aux autres. Néanmoins ils ne peuvent guère mener une vie solitaire, de sorte que cette définition agrée tout à fait à la plupart, que l’homme est un animal sociable ; et, de fait, il en va de telle sorte que, de la société commune des hommes, naissent beaucoup plus d’avantages que de dommages. Que les satiriques rient donc autant qu’ils veulent des choses humaines, que les théologiens les détestent, et que les mélancoliques louent, tant qu’ils peuvent, la vie grossière et rustique, et qu’ils méprisent les hommes et admirent les bêtes : les hommes cependant feront l’expérience qu’ils peuvent beaucoup plus aisément se procurer par un mutuel secours ce dont ils ont [269] besoin, et qu’ils ne peuvent éviter qu’en joignant leurs forces les dangers qui les menacent de partout ; pour ne pas dire d’ailleurs qu’il est beaucoup plus préférable, et plus digne de notre connaissance, de considérer les actions des hommes que celles des bêtes. Mais de cela nous traiterons plus amplement ailleurs.
PROPOSITION XXXVI
Le souverain bien de ceux qui s’appliquent à la vertu est commun à tous, et tous peuvent également en jouir.
DÉMONSTRATION
Agir par vertu, c’est agir sous la conduite de la Raison (selon la proposition 24) et tout ce que nous nous efforçons de faire d’après la Raison, c’est de comprendre (selon la proposition 26) ; et par conséquent (selon la proposition 28) le souverain bien de ceux qui s’appliquent à la vertu, c’est de connaître Dieu, c’est-à-dire (selon la proposition 47, partie II, et son scolie) un bien qui est commun à tous les hommes, et qui peut être possédé également par tous les hommes, en tant qu’ils sont de même nature.
SCOLIE
Mais quelqu’un vient-il à demander : Si le souverain bien de ceux qui s’appliquent à la vertu n’était pas commun à tous, est-ce qu’il ne s’ensuivrait pas, comme ci-dessus (voir la proposition 34), que les hommes qui vivent sous la conduite de la Raison, c’est-à-dire (selon la proposition 35) les hommes en tant qu’ils conviennent par nature, seraient contraires les uns aux autres ? Qu’il lui soit donc répondu que ce n’est pas par accident, mais de la nature même de la Raison, qu’il provient que le souverain bien de l’homme est commun à tous, parce que, en vérité, cela se déduit de l’essence même de l’homme, en tant qu’elle est définie par la Raison, et que l’homme ne pourrait [270] ni être ni être conçu, s’il n’avait le pouvoir de jouir de ce souverain bien. Il appartient, en effet, à l’essence de l’esprit humain (selon la proposition 47, partie II) d’avoir une connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu.
PROPOSITION XXXVII
Le bien que quiconque s’applique à la vertu appète pour lui-même, il le désirera aussi pour les autres hommes, et d’autant plus qu’il a une plus grande connaissance de Dieu.
DÉMONSTRATION
Les hommes, en tant qu’ils vivent sous la conduite de la Raison, sont le plus utiles à l’homme (selon le corollaire 1 de la proposition 35) ; et par conséquent (selon la proposition 19) nous nous efforcerons, sous la conduite de la Raison, de faire nécessairement que les hommes vivent sous la conduite de la Raison. Or le bien que quiconque vit d’après le commandement de la Raison, c’est-à-dire (selon la proposition 24) s’applique à la vertu, appète pour lui-même, c’est de comprendre (selon la proposition 26). Donc le bien que quiconque s’applique à la vertu appète pour lui-même, il le désirera aussi pour les autres hommes.
En outre, le désir, en tant qu’il est rapporté à l’esprit, est l’essence même de l’esprit (selon le paragraphe 1 des définitions des sentiments). Or l’essence de l’esprit consiste (selon la proposition 11, partie II) dans la connaissance qui enveloppe la connaissance de Dieu (selon la proposition 47, partie II) et sans laquelle (selon la proposition 15, partie I) elle ne peut ni être ni être conçue. Et par conséquent d’autant l’essence de l’esprit enveloppe une connaissance plus grande de Dieu, d’autant plus grand aussi sera le désir avec lequel celui qui s’applique à la vertu désire pour autrui le bien qu’il appète pour lui-même. C.Q.F.D.
[271]
AUTRE DÉMONSTRATION
Le bien que l’homme appète pour lui-même et qu’il aime, il l’aimera avec plus de constance s’il en voit d’autres l’aimer (selon la proposition 31, partie III) ; et par conséquent (selon le corollaire de la même proposition) il fera effort pour que les autres l’aiment ; et comme ce bien (selon la proposition précédente) est commun à tous, et que tous peuvent en jouir, il fera donc effort (pour la même raison) pour que tous en jouissent, et (selon la proposition 37, partie III) d’autant plus qu’il jouira davantage de ce bien. C.Q.F.D.
SCOLIE I
Celui qui, par sentiment seul, fait effort pour que les autres aiment ce qu’il aime lui-même, et pour que les autres vivent d’après sa propre disposition, agit par impulsion seule, et par suite il est odieux, surtout à ceux auxquels plaisent d’autres choses, et qui, pour cette raison, s’étudient aussi et font effort, par une même impulsion, pour que les autres vivent, au contraire, d’après leur propre disposition. Ensuite, comme le souverain bien que les hommes appètent par sentiment est souvent tel qu’un seul puisse seulement le posséder, il arrive de là que ceux qui aiment ne sont pas intimement d’accord avec eux-mêmes et que, tandis qu’ils éprouvent du plaisir à chanter les louanges de la chose qu’ils aiment, ils appréhendent d’être crus. Mais celui qui s’efforce de conduire les autres par la Raison, agit, non par impulsion, mais avec humanité et bienveillance, et reste au plus haut degré intimement d’accord avec lui-même.
Donc, tout ce que nous désirons et faisons, dont nous sommes cause en tant que nous avons l’idée de Dieu, autrement dit en tant que nous connaissons Dieu, je le rapporte à la Religion. D’autre part, le désir de bien faire, qui provient de ce que nous vivons sous la conduite de la Raison, je l’appelle Moralité. Ensuite [272] le désir par lequel un homme qui vit sous la conduite de la Raison est tenu de s’attacher les autres par amitié, je l’appelle Honnêteté, et j’appelle honnête ce que louent les hommes qui vivent sous la conduite de la Raison, et au contraire honteux ce qui répugne à concilier l’amitié.
En outre, la différence entre la vraie vertu et l’impuissance se perçoit facilement de ce qui a été dit ci-dessus, à savoir : que la vraie vertu n’est rien d’autre que de vivre sous la seule conduite de la Raison ; et par conséquent que l’impuissance consiste en cela seul que l’homme se laisse conduire par les choses qui sont en dehors de lui, et est déterminé par elles à faire ce que demande la constitution commune des choses extérieures, et non ce que demande sa propre nature, considérée en elle seule.
Voilà ce que, dans le scolie de la proposition 18 de cette partie, j’ai promis de démontrer. D’où il apparaît que la loi de ne pas immoler de bêtes est fondée plutôt sur une vaine superstition et une pitié de femme que sur la saine Raison. En effet, la raison qui nous fait chercher ce qui nous est utile nous enseigne bien la nécessité de nous réunir aux hommes, mais non aux bêtes ou aux choses dont la nature est différente de la nature humaine ; mais le même droit qu’elles ont sur nous, nous l’avons sur elles. Bien plus, comme le droit de chacun est défini par la vertu ou la puissance de chacun, les hommes ont sur les bêtes un droit beaucoup plus grand que celles-ci sur les hommes. Et pourtant je ne nie pas que les bêtes sentent ; mais je nie qu’il ne soit pas permis pour cela de pourvoir à notre utilité, et de nous servir des bêtes à notre volonté et de les traiter selon qu’il nous convient le mieux, puisqu’elles ne conviennent pas avec nous par nature et que leurs sentiments sont, par nature, différents des sentiments humains (voir le scolie de la proposition 57, partie III).
[273]
Il me reste à expliquer ce qu’est le juste, ce qu’est l’injuste, ce qu’est la faute, et enfin ce qu’est le mérite. En outre, je montrerai aussi quels sont les fondements de l’État. Voir à ce sujet le scolie suivant.
SCOLIE II
Dans l’appendice de la première partie, j’ai promis d’expliquer ce qu’est la louange et le blâme, ce qu’est le mérite et la faute, ce qu’est le juste et l’injuste. En ce qui regarde la louange et le blâme, je me suis expliqué au scolie de la proposition 29 de la troisième partie ; pour le reste, ce sera ici le lieu d’en parler. Mais auparavant, il faut parler un peu de l’état naturel et de l’état social de l’homme.
Chacun existe par le droit souverain de la Nature, et conséquemment chacun, par le droit souverain de la Nature, fait ce qui suit de la nécessité de sa nature ; et par conséquent, par le droit souverain de la Nature, chacun juge de ce qui est bon, de ce qui est mauvais, et pourvoit à son utilité d’après sa disposition (voir les propositions 19 et 20), et se venge (voir le corollaire 2 de la proposition 40, partie III), et s’efforce de conserver ce qu’il aime et de détruire ce qu’il a en haine (voir la proposition 28, partie III). Que si les hommes vivaient sous la conduite de la Raison, chacun (selon le corollaire 1 de la proposition 35) posséderait son propre droit sans aucun dommage pour autrui. Mais comme ils sont soumis (selon le corollaire de la proposition 4) à des sentiments qui surpassent de beaucoup la puissance ou la vertu humaine (selon la proposition 6), ils sont donc diversement entraînés (selon la proposition 33), et sont contraires les uns aux autres (selon la proposition 34), alors qu’ils ont besoin d’un mutuel secours (selon le scolie de la proposition 35). Donc pour que les hommes puissent vivre dans la [274] concorde et se venir en aide, il est nécessaire qu’ils renoncent à leur droit naturel et s’assurent réciproquement qu’ils ne feront rien qui puisse porter dommage à autrui. Or, par quelle raison il peut se faire que les hommes, qui sont nécessairement soumis aux sentiments (selon le corollaire de la proposition 4) et inconstants et variables (selon la proposition 33), puissent se donner cette assurance réciproque et avoir foi les uns aux autres, cela est évident d’après la proposition 7 de cette partie et la proposition 39 de la troisième partie : c’est, en effet, parce que nul sentiment ne peut être empêché, sinon par un sentiment plus fort et contraire au sentiment à empêcher, et que chacun s’abstient de porter dommage par appréhension d’un dommage plus grand. Par cette loi donc, la Société pourra s’établir, pourvu qu’elle revendique pour elle-même le droit que chacun a de se venger et de juger du bon et du mauvais, et qu’elle ait par conséquent le pouvoir de prescrire une commune manière de vivre, de faire des lois et de les garantir, non par la Raison qui ne peut réprimer les sentiments (selon le scolie de la proposition 17), mais par des menaces. Or cette Société, garantie par des lois et par le pouvoir de se conserver, s’appelle État, et ceux qui sont protégés par son droit s’appellent Citoyens. D’où nous comprenons aisément que, dans l’état naturel, il n’est rien donné qui soit bon ou mauvais du consentement de tous, puisque chacun qui est dans cet état naturel pourvoit seulement à son utilité, et décide, d’après sa propre disposition et en tant qu’il a seulement son utilité pour règle, de ce qui est bon ou de ce qui est mauvais, et n’est tenu par aucune loi d’obéir à personne, sinon à lui seul. Par conséquent, dans l’état naturel, la faute ne peut se concevoir, mais bien dans l’état social, où il est [275] décidé, du consentement commun, de ce qui est bon ou de ce qui est mauvais, et où chacun est tenu d’obéir à l’État. Aussi la faute n’est-elle rien d’autre que la désobéissance, laquelle, pour cette raison, est punie en vertu du seul droit de l’État ; et au contraire l’obéissance est comptée au Citoyen comme un mérite, parce qu’il est par cela même jugé digne de jouir des avantages de l’État.
En outre, dans l’état naturel, personne, du consentement commun, n’est Seigneur d’aucune chose, et il n’est rien donné dans la Nature dont on puisse dire que cela appartient à cet homme-ci et non à celui-là ; mais tout est à tous ; et par suite, dans l’état naturel, on ne peut concevoir aucune volonté d’attribuer à chacun le sien, ou d’arracher à quelqu’un ce qui lui appartient ; c’est-à-dire que, dans l’état naturel, il n’arrive rien qui puisse être dit juste ou injuste, mais bien dans l’état social où, du consentement commun, il est décidé quelle chose appartient à celui-ci, ou quelle à celui-là.
D’où il apparaît que le juste et l’injuste, la faute et le mérite sont des notions extrinsèques, et non des attributs qui expliquent la nature de l’esprit. Mais assez à ce sujet.
PROPOSITION XXXVIII
Ce qui dispose le corps humain à ce qu’il puisse être affecté de plusieurs façons, ou le rend apte à affecter les corps extérieurs de plusieurs façons, est utile à l’homme, et d’autant plus utile que le corps est rendu par là plus apte à être affecté et à affecter d’autres corps de plusieurs façons ; et au contraire, est nuisible ce qui rend le corps moins apte à se comporter ainsi.
[276]
DÉMONSTRATION
D’autant le corps est rendu plus apte à se comporter ainsi, d’autant l’esprit est rendu plus apte à percevoir (selon la proposition 14, partie II) ; et par conséquent ce qui dispose le corps de cette manière et le rend apte à se comporter ainsi, est nécessairement bon ou utile (selon les propositions 26 et 27), et d’autant plus utile que cela peut rendre le corps plus apte à se comporter ainsi. Et au contraire (selon la même proposition 14, partie II, renversée, et les propositions 26 et 27 de cette partie), c’est nuisible, si cela rend le corps moins apte à se comporter ainsi. C.Q.F.D.
PROPOSITION XXXIX
Les choses qui font que le rapport de mouvement et de repos qu’ont entre elles les parties du corps humain est conservé, sont bonnes ; et au contraire, sont mauvaises celles qui font que les parties du corps humain ont entre elles un autre rapport de mouvement et de repos.
DÉMONSTRATION
Le corps humain a besoin, pour se conserver, d’un très grand nombre d’autres corps (selon le postulat 4, partie II). Or ce qui constitue la forme du corps humain consiste en ce que ses parties se communiquent entre elles leurs mouvements suivant un certain rapport (selon la définition qui précède le lemme 4 qu’on voit à la suite de la proposition 13, partie II). Donc les choses qui font que le rapport de mouvement et de repos qu’ont entre elles les parties du corps humain est conservé, conservent aussi la forme du corps humain, et conséquemment font (selon les postulats 3 et 6, partie II) que le corps humain puisse être affecté de beaucoup de façons, et qu’il puisse affecter les corps extérieurs de beaucoup de façons, et par consé-[277]quent (selon la proposition précédente) elles sont bonnes. D’autre part, les choses qui font que les parties du corps humain soutiennent un autre rapport de mouvement et de repos, font aussi (selon la même définition de la partie II) que le corps humain revête une autre forme, c’est-à-dire (comme il est connu de soi, et comme nous l’avons fait observer à la fin de la préface de cette partie) que le corps humain soit détruit, et conséquemment qu’il soit rendu tout à fait inapte à pouvoir être affecté de plusieurs façons, et par suite (selon la proposition précédente) elles sont mauvaises. C.Q.F.D.
SCOLIE
Combien cela peut nuire ou être utile à l’esprit, on l’expliquera dans la cinquième partie. Mais il faut remarquer ici que j’entends que le corps s’en va vers la mort, quand ses parties sont disposées de façon à soutenir entre elles un autre rapport de mouvement et de repos. Car je n’ose pas nier que le corps humain, la circulation du sang étant maintenue ainsi que les autres fonctions par lesquelles on estime que le corps vit, puisse néanmoins changer sa nature en une autre tout à fait différente. En effet, nulle raison ne me force à admettre que le corps ne meurt que s’il se change en cadavre ; à la vérité, l’expérience même semble persuader autrement. Car il arrive parfois qu’un homme subit de tels changements, que je ne dirais pas aisément qu’il est le même. C’est ce que j’ai entendu raconter de certain poète espagnol [7] qui avait été atteint de maladie et qui, bien qu’il en fût guéri, demeura cependant dans un tel oubli de sa vie passée, qu’il ne croyait pas que les nouvelles et les tragédies qu’il avait faites fussent de lui ; et certes on eût pu le tenir pour un enfant adulte, s’il eût oublié aussi sa langue maternelle. Et si cela semble incroyable, que dirons-nous des [278] enfants ? Un homme d’âge avancé croit leur nature si différente de la sienne, qu’il ne pourrait se persuader qu’il a jamais été enfant, s’il ne conjecturait de lui-même d’après les autres. Mais, pour ne pas fournir aux superstitieux matière à agiter de nouvelles questions, je préfère abandonner ce sujet.
PROPOSITION XL
Ce qui conduit à la société commune des hommes, autrement dit ce qui fait que les hommes vivent dans la concorde, est utile ; et au contraire est mauvais ce qui introduit la discorde dans l’État.
DÉMONSTRATION
En effet, ce qui fait que les hommes vivent dans la concorde, fait en même temps qu’ils vivent sous la conduite de la Raison (selon la proposition 35), et par conséquent (selon les propositions 26 et 27) cela est bon ; et au contraire (pour la même raison) est mauvais ce qui excite des discordes. C.Q.F.D.
PROPOSITION XLI
La joie, directement, n’est pas mauvaise, mais bonne ; la tristesse, au contraire, est directement mauvaise.
DÉMONSTRATION
La joie (selon la proposition 11, partie III, avec son scolie) est un sentiment par lequel la puissance d’agir du corps est augmentée ou aidée ; la tristesse, au contraire, est un sentiment par lequel la puissance d’agir du corps est diminuée ou empêchée ; et par conséquent (selon la proposition 38) la joie directe est bonne, etc. C.Q.F.D.
[279]
PROPOSITION XLII
La gaîté ne peut avoir d’excès, mais est toujours bonne ; la mélancolie, au contraire, est toujours mauvaise.
DÉMONSTRATION
La gaîté (en voir la définition dans le scolie de la proposition 11, partie III) est une joie qui, en tant qu’elle est rapportée au corps, consiste en ce que toutes les parties du corps sont pareillement affectées, c’est-à-dire (selon la proposition 11, partie III) que la puissance d’agir du corps est augmentée ou aidée, de sorte que toutes ses parties soutiennent entre elles le même rapport de mouvement et de repos ; et par conséquent (selon la proposition 39) la gaîté est toujours bonne et ne peut avoir d’excès.
Mais la mélancolie (en voir la définition au même scolie de la proposition 11, partie III) est une tristesse qui, en tant qu’elle est rapportée au corps, consiste en ce que la puissance d’agir du corps est diminuée ou empêchée absolument ; et par conséquent (selon la proposition 38) elle est toujours mauvaise. C.Q.F.D.
PROPOSITION XLIII
Le chatouillement peut avoir de l’excès et être mauvais ; mais la douleur peut être bonne dans la mesure où le chatouillement, ou la joie, est mauvais.
DÉMONSTRATION
Le chatouillement est une joie qui, en tant qu’elle est rapportée au corps, consiste en ce que une ou quelques-unes de ses parties sont affectées plus que les autres (en voir la définition dans le scolie de la proposition 11, partie III), et la puissance de ce sentiment peut être si grande qu’il surpasse les autres actions du corps (selon la proposition 6), qu’il lui demeure obstinément attaché, et [280] par conséquent empêche que le corps ne soit apte à être affecté d’un très grand nombre d’autres façons ; et par conséquent (selon la proposition 38) ce sentiment peut être mauvais.
D’autre part, la douleur, qui est au contraire une tristesse, considérée en elle-même seulement, ne peut être bonne (selon la proposition 41). Mais comme sa force et son accroissement sont définis par la puissance d’une cause extérieure comparée avec la nôtre (selon la proposition 5), nous pouvons donc concevoir des degrés et des modes infinis dans les forces de ce sentiment (selon la proposition 3), et par conséquent le concevoir tel qu’il puisse empêcher que le chatouillement n’ait de l’excès, et faire dans cette mesure (selon la première partie de cette proposition) qu’il ne rende le corps moins apte ; et par suite, il sera bon dans cette mesure. C.Q.F.D.
PROPOSITION XLIV
L’amour et le désir peuvent avoir de l’excès.
DÉMONSTRATION
L’amour (selon le paragraphe 6 des définitions des sentiments) est la joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure ; donc le chatouillement (selon le scolie de la proposition 11, partie III) qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure est l’amour ; et par conséquent l’amour (selon la proposition précédente) peut avoir de l’excès.
En outre, le désir est d’autant plus grand que le sentiment d’où il naît est plus grand (selon la proposition 37, partie III). Aussi, de même qu’un sentiment (selon la proposition 6) peut surpasser les autres actions de l’homme, de même aussi le désir qui naît de ce même sentiment pourra surpasser les autres désirs, et par suite avoir le même excès que nous avons montré dans la proposition précédente que le chatouillement possède. C.Q.F.D.
[281]
SCOLIE
La gaîté, que j’ai dite être bonne, se conçoit plus facilement qu’elle ne s’observe. Car les sentiments par lesquels nous sommes chaque jour tourmentés, se rapportent la plupart du temps à quelque partie du corps qui est affectée plus que les autres ; et par suite les sentiments ont le plus souvent de l’excès et retiennent l’esprit dans la seule considération d’un unique objet, de sorte qu’il ne peut penser à d’autres ; et quoique les hommes soient soumis à plusieurs sentiments, et qu’on en trouve par conséquent rarement qui soient toujours tourmentés par un seul et même sentiment, il n’en manque pas cependant auxquels un seul et même sentiment demeure obstinément attaché. Nous voyons, en effet, des hommes affectés parfois par un seul objet au point que, encore qu’il ne soit pas présent, ils croient pourtant l’avoir devant eux ; et quand cela arrive à un homme qui ne dort pas, nous disons qu’il est dans le délire ou qu’il est fou ; et l’on ne croit pas moins fous ceux qui brûlent d’amour et qui, nuit et jour, ne rêvent qu’à une maîtresse ou à une courtisane, parce qu’ils ont coutume d’exciter le rire. Mais l’avare, comme il ne pense à nulle autre chose qu’au gain et aux écus, et l’ambitieux à la gloire, etc., on ne croit pas qu’ils sont dans le délire, parce qu’ils ont coutume d’être importuns et qu’on les estime dignes de haine. Mais, en réalité, l’avarice, l’ambition, la lubricité, etc., sont des espèces de délire, quoiqu’on ne les compte pas au nombre des maladies.
PROPOSITION XLV
La haine ne peut jamais être bonne.
DÉMONSTRATION
Un homme que nous haïssons, nous nous efforçons de le détruire (selon la proposition 39, partie III), c’est-à-dire [282] (selon la proposition 37) que nous nous efforçons à quelque chose qui est mauvais. Donc, etc. C.Q.F.D.
SCOLIE
Que l’on remarque que, ici et par la suite, j’entends par haine seulement la haine envers les hommes.
COROLLAIRE I
L’envie, la dérision, le mépris, la colère, la vengeance et les autres sentiments qui se rapportent à la haine ou en naissent, sont mauvais ; ce qui est encore évident d’après la proposition 39 de la troisième partie et la proposition 37 de celle-ci.
COROLLAIRE II
Tout ce que nous appétons du fait que nous sommes affectés de haine, est honteux, et injuste dans l’État. Ce qui est encore évident d’après la proposition 39 de la troisième partie, et d’après les définitions du honteux et de l’injuste qu’on voit aux scolies de la proposition 37 de cette partie.
SCOLIE
Entre la dérision (que, dans le corollaire 1, j’ai dite être mauvaise) et le rire, je reconnais une grande différence. Car le rire, comme aussi la plaisanterie, est une pure joie ; et par conséquent, pourvu qu’il n’ait pas d’excès, il est bon par lui-même (selon la proposition 41). Et il n’est rien certes, sinon une farouche et triste superstition, qui interdit de prendre du plaisir. Car, en quoi convient-il mieux d’apaiser la faim et la soif que de chasser la mélancolie ? Voici ma raison et ce dont je me suis persuadé.
Aucune puissance divine, ni aucun autre qu’un envieux ne prend plaisir à mon impuissance et à mon désagrément et ne nous tient pour vertu les larmes, les sanglots, la [283] crainte et autres manifestations de ce genre, qui sont des signes d’une âme impuissante. Mais au contraire, d’autant nous sommes affectés d’une plus grande joie, d’autant nous passons à une perfection plus grande, c’est-à-dire qu’il est d’autant plus nécessaire que nous participions de la nature divine. C’est pourquoi, user des choses et y prendre plaisir autant qu’il peut se faire (mais non certes jusqu’au dégoût, car ce n’est pas alors y prendre plaisir), c’est d’un homme sage. C’est d’un homme sage, dis-je, de se refaire et de se ranimer au moyen d’une nourriture et de boissons agréables prises avec modération, comme aussi au moyen des parfums, du charme des plantes verdoyantes, de la parure, de la musique, des jeux de manège, des spectacles, et autres choses de même genre, dont chacun peut user sans aucun dommage pour autrui. Le corps humain, en effet, est composé d’un très grand nombre de parties de nature différente, qui ont continuellement besoin d’une alimentation nouvelle et variée, afin que le corps tout entier soit également apte à tout ce qui peut suivre de sa nature, et conséquemment que l’esprit soit aussi également apte à comprendre plusieurs choses à la fois. C’est pourquoi cette organisation de la vie convient très bien et avec nos principes et avec la pratique commune ; aussi, s’il est quelque autre manière de vivre, celle-ci est la meilleure et la plus recommandable de toutes façons ; et il n’est pas besoin de traiter de ce sujet plus clairement et plus amplement.
PROPOSITION XLVI
Qui vit sous la conduite de la Raison s’efforce, autant qu’il peut, de compenser par l’amour, autrement dit par la générosité, la haine, la colère, le mépris, etc., d’un autre envers lui.
[284]
DÉMONSTRATION
Tous les sentiments de haine sont mauvais (selon le corollaire 1 de la proposition précédente), et par conséquent qui vit sous la conduite de la Raison s’efforcera, autant qu’il peut, de faire qu’il ne soit pas tourmenté par des sentiments de haine (selon la proposition 19), et conséquemment (selon la proposition 37) s’efforcera qu’un autre non plus ne subisse les mêmes sentiments. Or la haine est augmentée par une haine réciproque, et peut au contraire être éteinte par l’amour (selon la proposition 43, partie III), de sorte que la haine se change en amour (selon la proposition 44, partie III). Donc, qui vit sous la conduite de la Raison s’efforcera de compenser la haine, etc., d’autrui par l’amour, c’est-à-dire par la générosité (en voir la définition au scolie de la proposition 59, partie III). C.Q.F.D.
SCOLIE
Qui veut venger les injures par une haine en retour, vit à coup sûr misérablement. Mais qui, au contraire, s’étudie à vaincre la haine par l’amour, celui-là certes combat joyeux et en sécurité, résiste aussi facilement à un seul homme qu’à plusieurs et a besoin le moins possible du secours de la fortune. Quant à ceux qu’il vainc, ils cèdent avec joie, non certes par défaut, mais par accroissement de force. Et tout cela suit si clairement des seules définitions de l’amour et de l’entendement, qu’il n’est pas besoin de le démontrer en particulier.
PROPOSITION XLVII
Les sentiments d’espoir et de crainte ne peuvent être bons par eux-mêmes.
[285]
DÉMONSTRATION
Il n’est point donné de sentiments d’espoir et de crainte sans tristesse. Car la crainte (selon le paragraphe 13 des définitions des sentiments) est une tristesse, et l’espoir n’est pas donné sans la crainte (voir l’explication des paragraphes 12 et 13 des définitions des sentiments). Et par suite (selon la proposition 41) ces sentiments ne peuvent être bons par eux-mêmes, mais seulement en tant qu’ils peuvent empêcher les excès de la joie (selon la proposition 43). C.Q.F.D.
SCOLIE
A cela s’ajoute que ces sentiments indiquent le défaut de connaissance et l’impuissance de l’esprit ; et pour cette cause aussi la sécurité, le désespoir, le contentement et le remords de conscience sont des signes d’une âme impuissante. Car, bien que la sécurité et le contentement soient des sentiments de joie, ils supposent cependant que la tristesse les a précédés, à savoir l’espoir et la crainte. Aussi, d’autant plus nous nous efforçons de vivre sous la conduite de la Raison, d’autant plus nous nous efforçons de moins dépendre de l’espoir, de nous libérer de la crainte, de commander, autant que nous pouvons, à la fortune, et de diriger nos actions suivant le sûr conseil de la Raison.
PROPOSITION XLVIII
Les sentiments de surestime et de mésestime sont toujours mauvais.
DÉMONSTRATION
Ces sentiments, en effet (selon les paragraphes 21 et 22 des définitions des sentiments), répugnent à la Raison ; et par conséquent (selon les propositions 26 et 27) ils sont mauvais. C.Q.F.D.
[286]
PROPOSITION XLIX
La surestime rend facilement orgueilleux l’homme qui est surestimé.
DÉMONSTRATION
Si nous voyons que quelqu’un a de nous, par amour, une meilleure opinion qu’il n’est juste, nous nous glorifierons facilement (selon le scolie de la proposition 41, partie III), autrement dit nous serons affectés de joie (selon le paragraphe 30 des définitions des sentiments), et nous croirons facilement ce que nous entendons dire de bien de nous (selon la proposition 25, partie III) ; et par conséquent nous aurons de nous-mêmes, par amour, une meilleure opinion qu’il n’est juste, c’est-à-dire (selon le paragraphe 28 des définitions des sentiments) que nous nous enorgueillirons facilement C.Q.F.D.
PROPOSITION L
La pitié chez l’homme qui vit sous la conduite de la Raison est par elle-même mauvaise et inutile.
DÉMONSTRATION
La pitié, en effet (selon le paragraphe 18 des définitions des sentiments), est une tristesse ; et par suite (selon la proposition 41) elle est mauvaise par elle-même. Quant au bien qui en suit, à savoir que nous nous efforçons de délivrer de sa misère l’homme dont nous avons pitié (selon le corollaire 3 de la proposition 27, partie III), c’est par le seul commandement de la Raison que nous désirons le faire (selon la proposition 37), et ce n’est que par le seul commandement de la Raison que nous pouvons faire quelque chose que nous savons avec certitude être bon (selon la proposition 27). Et par conséquent la pitié chez l’homme qui vit sous la conduite de la Raison est par elle-même mauvaise et inutile. C.Q.F.D.
[287]
COROLLAIRE
Il suit de là que l’homme qui vit d’après le commandement de la Raison s’efforce, autant qu’il peut, de faire qu’il ne soit pas touché de pitié.
SCOLIE
Celui qui sait bien que toutes choses suivent de la nécessité de la nature divine et se font selon les lois et les règles éternelles de la Nature, celui-là certes ne trouvera rien qui soit digne de haine, de risée ou de mépris, et il n’aura pitié de qui que ce soit ; mais, autant que le permet la vertu humaine, il s’efforcera d’agir bien, comme on dit, et de se réjouir. A cela s’ajoute que celui qui est facilement touché d’un sentiment de pitié et qui est mû par la misère ou les larmes d’autrui, fait souvent quelque chose dont ensuite il se repent : tant parce que nous ne faisons par sentiment rien que nous sachions avec certitude être bon, que parce que nous sommes facilement trompés par de fausses larmes. Et je parle expressément ici de l’homme qui vit sous la conduite de la Raison. Celui, en effet, qui n’est mû ni par la Raison ni par la pitié à être secourable aux autres, on l’appelle justement inhumain, car (selon la proposition 27, partie III) il paraît être dissemblable de l’homme.
PROPOSITION LI
La disposition favorable ne répugne pas à la Raison, mais peut convenir avec elle et en naître.
DÉMONSTRATION
La disposition favorable est, en effet, l’amour envers celui qui a fait du bien à un autre (selon le paragraphe 19 des définitions des sentiments) ; et par conséquent elle peut être rapportée à l’esprit, en tant que celui-ci est dit agir (selon la proposition 59, partie III), c’est-à-dire (selon la [288] proposition 3, partie III) en tant qu’il comprend ; et par suite elle convient avec la Raison, etc. C.Q.F.D.
AUTRE DÉMONSTRATION
Qui vit sous la conduite de la Raison désire aussi pour autrui le bien qu’il appète pour lui-même (selon la proposition 37). Aussi, de ce qu’il voit quelqu’un faire du bien à autrui, son propre effort pour faire du bien est aidé, c’est-à-dire (selon le scolie de la proposition 11, partie III) qu’il se réjouira, et cela (d’après l’hypothèse) avec accompagnement de l’idée de celui qui a fait du bien à autrui ; et par suite (selon le paragraphe 19 des définitions des sentiments) il est favorable à celui-ci. C.Q.F.D.
SCOLIE
L’indignation, telle qu’elle est par nous définie (voir le paragraphe 20 des définitions des sentiments), est nécessairement mauvaise (selon la proposition 45). Mais il faut remarquer que, quand le pouvoir souverain, par le désir où il est tenu de maintenir la paix, punit un citoyen qui a fait injure à un autre, je ne dis pas que le pouvoir est indigné contre le citoyen, vu qu’il n’est pas excité par la haine à perdre le citoyen, mais c’est poussé par la moralité qu’il le punit.
PROPOSITION LII
La satisfaction intime peut naître de la Raison, et seule cette satisfaction qui naît de la Raison est la plus grande qui puisse être donnée.
DÉMONSTRATION
La satisfaction intime est la joie née de ce que l’homme se considère lui-même et sa puissance d’agir (selon le paragraphe 25 des définitions des sentiments). Or la vraie puissance d’agir de l’homme, ou sa vertu, est la Raison [289] elle-même (selon la proposition 3, partie III), que l’homme considère clairement et distinctement (selon les propositions 40 et 43, partie II). Donc la satisfaction intime naît de la Raison même.
En outre, l’homme, pendant qu’il se considère lui-même, ne perçoit rien clairement et distinctement, autrement dit de façon adéquate, sinon ce qui suit de sa puissance d’agir (selon la définition 2, partie III), c’est-à-dire (selon la proposition 3, partie III) qui suit de sa puissance de comprendre. Et par conséquent de cette considération seule naît la plus grande satisfaction qui puisse être donnée. C.Q.F.D.
SCOLIE
La satisfaction intime est en réalité ce que nous pouvons espérer de plus grand. Car (comme nous l’avons montré par la proposition 25), personne ne s’efforce de conserver son être en vue de quelque fin ; et comme cette satisfaction est de plus en plus favorisée et fortifiée par les louanges (selon le corollaire de la proposition 53, partie III), et au contraire (selon le corollaire de la proposition 55, partie III) de plus en plus troublée par le blâme, c’est donc par la gloire que nous sommes surtout conduits, et à peine pouvons-nous supporter une vie d’opprobre.
PROPOSITION LIII
L’humilité n’est pas une vertu, autrement dit ne naît pas de la Raison.
DÉMONSTRATION
L’humilité est la tristesse qui naît de ce que l’homme considère son impuissance (selon le paragraphe 26 des définitions des sentiments). Or, dans la mesure où l’homme se connaît lui-même par la vraie Raison, il est supposé comprendre son essence, c’est-à-dire (selon la proposition 7, [290] partie III) sa puissance. Si donc l’homme, pendant qu’il se considère lui-même, perçoit en lui quelque impuissance, cela ne vient pas de ce qu’il se comprend, mais (comme nous l’avons montré par la proposition 55, partie III) de ce que sa puissance d’agir est empêchée. Que si nous supposons que l’homme conçoit son impuissance de ce qu’il comprend quelque chose de plus puissant que lui, par la connaissance de quoi il détermine sa puissance d’agir, alors nous ne concevons rien d’autre, sinon que l’homme se comprend lui-même distinctement (selon la proposition 26) et que sa puissance d’agir est aidée. C’est pourquoi l’humilité, ou la tristesse qui naît de ce que l’homme considère son impuissance, ne naît pas d’une considération vraie ou de la Raison, et n’est pas une vertu, mais une passion. C.Q.F.D.
PROPOSITION LIV
Le repentir n’est pas une vertu, autrement dit ne naît pas de la Raison ; mais celui qui se repent de ce qu’il a fait est deux fois malheureux ou impuissant.
DÉMONSTRATION
La première partie de cette proposition se démontre comme la proposition précédente. Quant à la seconde, elle est évidente d’après la seule définition de ce sentiment (voir le paragraphe 27 des définitions des sentiments). Car on se laisse vaincre d’abord par un mauvais désir, ensuite par la tristesse.
SCOLIE
Comme les hommes vivent rarement d’après le commandement de la Raison, ces deux sentiments, à savoir l’humilité et le repentir, et en outre l’espoir et la crainte, apportent donc plus d’avantage que de dommage ; et par conséquent, puisqu’il faut pécher, il faut pécher plutôt de ce [291] côté. Car si les hommes impuissants d’esprit étaient tous également orgueilleux, n’avaient honte d’aucune chose et ne craignaient rien, par quels liens pourraient-ils être unis et contenus ? La foule épouvante, à moins qu’elle n’éprouve de crainte. Aussi n’est-il pas étonnant que les Prophètes, qui ont pourvu non à l’utilité d’un petit nombre, mais à l’utilité commune, aient tant recommandé l’humilité, le repentir et le respect. Et à la vérité, ceux qui sont soumis à ces sentiments peuvent beaucoup plus facilement que les autres être amenés à vivre enfin sous la conduite de la Raison, c’est-à-dire à être libres et à jouir d’une vie de bienheureux.
PROPOSITION LV
L’orgueil ou l’effacement suprême est la suprême ignorance de soi.
DÉMONSTRATION
Cela est évident d’après les paragraphes 28 et 29 des définitions des sentiments.
PROPOSITION LVI
L’orgueil ou l’effacement suprême indique la suprême impuissance de l’âme.
DÉMONSTRATION
Le premier fondement de la vertu, c’est de conserver son être (selon le corollaire de la proposition 22), et cela sous la conduite de la Raison (selon la proposition 24). Qui donc s’ignore lui-même, ignore le fondement de toutes les vertus et conséquemment toutes les vertus.
Ensuite, agir par vertu n’est rien d’autre que d’agir sous la conduite de la Raison (selon la proposition 24) ; et qui agit sous la conduite de la Raison doit savoir nécessairement qu’il agit sous la conduite de la Raison [292] (selon la proposition 43, partie II). C’est pourquoi celui qui s’ignore le plus lui-même, et conséquemment (comme nous venons de le montrer) ignore le plus toutes les vertus, agit le moins par vertu, c’est-à-dire (comme il est évident d’après la définition 8) est le plus impuissant d’esprit. Et par conséquent (selon la proposition précédente) l’orgueil ou l’effacement suprême indique la suprême impuissance de l’âme. C.Q.F.D.
COROLLAIRE
Il suit très clairement de là que les orgueilleux et ceux qui s’effacent sont le plus soumis aux sentiments.
SCOLIE
L’effacement cependant peut se corriger plus facilement que l’orgueil, puisque celui-ci est un sentiment de joie, et celui-là un sentiment de tristesse, et par conséquent (selon la proposition 18) celui-ci plus fort que celui-là.
PROPOSITION LVII
L’orgueilleux aime la présence des parasites ou des flatteurs, mais il hait celle des natures généreuses.
DÉMONSTRATION
L’orgueil est la joie née de ce que l’homme a de soi une meilleure opinion qu’il n’est juste (selon les paragraphes 28 et 6 des définitions des sentiments) ; et cette opinion, l’homme orgueilleux s’efforcera, autant qu’il peut, de la favoriser (voir le scolie de la proposition 13, partie III) ; et par conséquent il aimera la présence des parasites ou des flatteurs (j’en ai laissé de côté les définitions, parce qu’ils sont trop connus), et il fuira celle des natures généreuses, qui ont de lui l’opinion qui est juste. C.Q.F.D.
[293]
SCOLIE
Il serait trop long d’énumérer ici tous les maux de l’orgueil, puisque les orgueilleux sont soumis à tous les sentiments, mais à aucuns moins qu’aux sentiments de l’amour et de la miséricorde. Mais il ne faut pas du tout taire ici que l’on appelle orgueilleux celui aussi qui a des autres une moindre opinion qu’il n’est juste, et par conséquent, en ce sens, l’orgueil doit être défini comme étant la joie née de la fausse opinion par laquelle un homme pense être au-dessus des autres. Et l’effacement contraire à cet orgueil serait à définir comme la tristesse née de la fausse opinion par laquelle un homme se croit au-dessous des autres. Or, cela posé, nous concevons facilement que l’orgueilleux est nécessairement envieux (voir le scolie de la proposition 55, partie III), et qu’il a surtout en haine ceux qui sont loués le plus pour leurs vertus ; et que sa haine envers eux n’est pas facilement vaincue par l’amour ou le bienfait (voir le scolie de la proposition 41, partie III), et qu’il éprouve du plaisir seulement en présence de ceux qui se prêtent à son impuissance d’esprit, et de sot le rendent insensé.
Bien que l’effacement soit contraire à l’orgueil, celui qui s’efface est cependant très proche de l’orgueilleux. En effet, puisque sa tristesse naît de ce qu’il juge de son impuissance par la puissance ou la vertu des autres, sa tristesse sera donc allégée, c’est-à-dire qu’il se réjouira, si son imagination s’occupe à considérer les vices des autres, d’où est né ce proverbe : C’est une consolation pour les malheureux d’avoir des compagnons de leurs maux. Et au contraire, il sera d’autant plus contristé qu’il se croira davantage au-dessous des autres. D’où il provient que nuls ne sont plus enclins à l’envie que ceux qui s’effacent, et qu’ils s’efforcent surtout d’observer les actions des hommes plutôt pour les blâmer que pour les corriger, et enfin qu’ils louent l’effacement seul et s’en glorifient, mais de façon cependant à paraître effacés. Et cela suit de ce [294] sentiment aussi nécessairement qu’il suit de la nature du triangle que ses trois angles soient égaux à deux droits.
Et j’ai déjà dit que j’appelle mauvais ces sentiments et leurs semblables, en tant que je porte attention à la seule utilité de l’homme. Mais les lois de la Nature regardent l’ordre commun de la Nature, dont l’homme est une partie ; ce que j’ai voulu faire observer ici en passant, afin que personne ne pensât que j’aie voulu raconter ici les vices des hommes et leurs absurdes actions, et non démontrer la nature et les propriétés des choses. En effet, comme je l’ai dit dans la préface de la troisième partie, je considère les sentiments humains et leurs propriétés de la même façon que les autres choses naturelles. Et certes les sentiments humains n’indiquent pas moins la puissance de la Nature, sinon de l’homme, et son art, que beaucoup d’autres choses que nous admirons et à la considération desquelles nous prenons plaisir. Mais je vais continuer à faire remarquer, au sujet des sentiments, ce qui contribue à être utile aux hommes ou ce qui leur porte dommage.
PROPOSITION LVIII
La gloire ne répugne pas à la Raison, mais peut en naître.
DÉMONSTRATION
Cela est évident d’après le paragraphe 30 des définitions des sentiments, et d’après la définition de l’honnête que l’on voit au scolie 1 de la proposition 37 de cette partie.
SCOLIE
Ce que l’on appelle Vaine gloire est la satisfaction intime que favorise la seule opinion de la foule ; et cette opinion cessant, la satisfaction elle-même cesse, c’est-à-dire (selon le scolie de la proposition 52) le souverain bien que chacun aime. D’où il provient que celui qui se glorifie de l’opinion [295] de la foule, tourmenté d’une inquiétude quotidienne, s’efforce, travaille et s’étudie à conserver sa réputation. La foule, en effet, est variable et inconstante, et par conséquent, si on ne conserve sa réputation, elle se perd promptement. Bien plus, comme tous désirent capter les applaudissements de la foule, chacun facilement fait obstacle à la réputation d’autrui ; et de là, puisqu’il s’agit d’un combat au sujet de ce qu’on estime le souverain bien, naît un grand penchant de s’accabler les uns les autres de quelque façon que ce soit, et celui qui enfin sort victorieux se glorifie plus d’avoir nui à autrui que d’avoir été utile à soi-même. Cette gloire ou satisfaction est donc réellement Vaine, parce qu’elle est nulle.
Ce qu’il faut remarquer au sujet de la honte se conclut facilement de ce que nous avons dit de la miséricorde et du repentir. J’ajoute seulement que, de même que la pitié, de même aussi la honte, quoiqu’elle ne soit pas une vertu, est cependant bonne, en tant qu’elle indique chez l’homme qui est couvert de honte le désir de vivre honnêtement ; de même la douleur qui est dite bonne dans la mesure où elle indique que la partie lésée n’est pas encore en putréfaction. Aussi, bien que l’homme qui a honte de ce qu’il a fait soit en réalité triste, il est cependant plus parfait que l’impudent qui n’a aucun désir de vivre honnêtement.
Telles sont les remarques que j’avais résolu de faire sur les sentiments de joie et de tristesse. En ce qui concerne les désirs, ils sont certes bons ou mauvais, en tant qu’ils naissent de sentiments bons ou mauvais. Mais tous, à la vérité, en tant qu’ils sont engendrés en nous par des sentiments qui sont des passions, sont aveugles (comme on le conclut aisément de ce que nous avons dit au scolie de la proposition 44), et ils ne seraient d’aucun usage, si les hommes pouvaient être facilement amenés à vivre d’après le seul commandement de la Raison, comme je vais le montrer en peu de mots.
[296]
PROPOSITION LIX
À toutes les actions auxquelles nous sommes déterminés par un sentiment qui est une passion, nous pouvons être déterminés sans lui par la Raison.
DÉMONSTRATION
Agir par Raison n’est rien d’autre (selon la proposition 3 et la définition 2, partie III) que de faire ce qui suit de la nécessité de notre nature considérée en soi seule. Or la tristesse est mauvaise dans la mesure où elle diminue ou empêche cette puissance d’agir (selon la proposition 41). Donc par ce sentiment nous ne pouvons être déterminés à aucune action que nous ne pourrions faire si nous étions conduits par la Raison. En outre, la joie est mauvaise dans la mesure seulement où elle empêche que l’homme ne soit apte à agir (selon les propositions 41 et 43), et par conséquent dans cette mesure aussi nous ne pouvons être déterminés à aucune action que nous ne pourrions faire si nous étions conduits par la Raison. Enfin, dans la mesure où la joie est bonne, elle convient avec la Raison (car elle consiste en ce que la puissance d’agir de l’homme est augmentée ou aidée) ; et elle n’est une passion, si ce n’est en tant que la puissance d’agir de l’homme n’est pas augmentée jusqu’au point qu’il se conçoive lui-même et ses actions de façon adéquate (selon la proposition 3, partie III, avec son scolie). C’est pourquoi, si un homme affecté de joie était conduit à une aussi grande perfection qu’il se conçût lui-même et ses actions de façon adéquate, il serait apte, et même plus apte, à ces mêmes actions auxquelles il est maintenant déterminé par des sentiments qui sont des passions. Or tous les sentiments se rapportent à la joie, à la tristesse ou au désir (voir l’explication du paragraphe 4 des définitions des sentiments), et le désir (selon le paragraphe 1 des définitions des sentiments) n’est rien d’autre que l’effort même pour agir. Donc à toutes les actions auxquelles nous sommes déterminés par un sentiment [297] qui est une passion, nous pouvons être amenés sans lui par la seule Raison. C.Q.F.D.
AUTRE DÉMONSTRATION
Une action quelconque est dite mauvaise dans la mesure où elle naît de ce que nous sommes affectés de haine ou de quelque mauvais sentiment (voir le corollaire 1 de la proposition 45). Or nulle action, considérée en soi seule, n’est bonne ou mauvaise (comme nous l’avons montré dans la préface), mais une seule et même action est tantôt bonne, tantôt mauvaise. Donc, à la même action, qui est maintenant mauvaise, autrement dit qui naît de quelque mauvais sentiment, nous pouvons être amenés par la Raison (selon la proposition 19). C.Q.F.D.
SCOLIE
Expliquons cela plus clairement par un exemple. Ainsi, l’action de frapper, en tant qu’elle est considérée physiquement et que nous portons attention à cela seulement qu’un homme lève le bras, serre le poing et meut le bras tout entier avec force de haut en bas, est une vertu qui se conçoit par la structure du corps humain. Si donc un homme, poussé par la colère ou par la haine, est déterminé à serrer le poing ou à mouvoir le bras, cela provient, comme nous l’avons montré dans la deuxième partie, de ce qu’une seule et même action peut être jointe à n’importe quelles images de choses ; et par conséquent, aussi bien par les images des choses que nous concevons confusément que de celles que nous concevons clairement et distinctement, nous pouvons être déterminés à une seule et même action. Aussi apparaît-il que tout désir qui naît d’un sentiment qui est une passion ne serait d’aucun usage, si les hommes pouvaient être conduits par la Raison.
Voyons maintenant pourquoi un désir qui naît d’un sentiment qui est une passion, nous l’appelons aveugle.
[298]
PROPOSITION LX
Le désir qui naît de la joie ou de la tristesse qui se rapporte à une, ou à quelques-unes des parties du corps, mais non à toutes, n’a pas égard à l’utilité de l’homme tout entier.
DÉMONSTRATION
Supposons, par exemple, qu’une partie A du corps soit, par la force de quelque cause extérieure, renforcée de sorte qu’elle l’emporte sur les autres (selon la proposition 6). Cette partie ne s’efforcera pas de perdre ses forces pour que les autres parties du corps s’acquittent de leur fonction ; car elle devrait avoir la force ou la puissance de perdre ses forces, ce qui (selon la proposition 6, partie III) est absurde. Donc cette partie, et conséquemment (selon les propositions 7 et 12, partie III) l’esprit aussi, s’efforcera de conserver cet état. Et par conséquent le désir qui naît d’un tel sentiment de joie n’a pas égard au tout.
Que si, au contraire, on suppose que la partie A est empêchée de sorte que les autres l’emportent, on démontre de la même façon que le désir qui naît de la tristesse n’a pas non plus égard au tout. C.Q.F.D.
SCOLIE
Puisque, aussi bien, la joie, le plus souvent (selon le scolie de la proposition 44), se rapporte à une seule partie du corps, nous désirons donc le plus souvent conserver notre être, sans avoir égard à notre santé entière ; à quoi s’ajoute que les désirs dont nous sommes le plus possédés (selon le corollaire de la proposition 9) ont égard au temps présent seulement, et non au futur.
PROPOSITION LXI
Le désir qui naît de la Raison ne peut avoir d’excès.
[299]
DÉMONSTRATION
Le désir, considéré absolument (selon le paragraphe 1 des définitions des sentiments), est l’essence même de l’homme, en tant qu’on la conçoit comme déterminée de quelque façon à faire quelque chose. Et par conséquent le désir qui naît de la Raison, c’est-à-dire (selon la proposition 3, partie III) qui s’engendre en nous en tant que nous agissons, est l’essence même de l’homme, ou sa nature, en tant qu’on la conçoit comme déterminée à faire ce qui se conçoit de façon adéquate par la seule essence de l’homme (selon la définition 2, partie III). C’est pourquoi, si ce désir pouvait avoir de l’excès, la nature humaine, considérée en soi seule, pourrait donc s’excéder elle-même, autrement dit pourrait plus qu’elle ne peut, ce qui est une contradiction manifeste ; et par suite ce désir ne peut avoir d’excès. C.Q.F.D.
PROPOSITION LXII
En tant que l’esprit conçoit les choses d’après le commandement de la Raison, il est affecté également, que l’idée soit celle d’une chose future ou passée, ou celle d’une chose présente.
DÉMONSTRATION
Tout ce que l’esprit conçoit sous la conduite de la Raison, il le conçoit sous la même espèce d’éternité ou de nécessité (selon le corollaire 2 de la proposition 44, partie II), et il est affecté de la même certitude (selon la proposition 43, partie II et son scolie). Aussi, que l’idée soit celle d’une chose future ou passée, ou celle d’une chose présente, l’esprit conçoit la chose avec la même nécessité, et il est affecté de la même certitude ; et que l’idée soit celle d’une chose future ou passée, ou celle d’une chose présente, elle n’en sera pas moins également vraie (selon la proposition 41, partie II), c’est-à-dire (selon la définition 4, [300] partie II) qu’elle n’en aura pas moins toujours les mêmes propriétés d’une idée adéquate. Et par conséquent, en tant que l’esprit conçoit les choses d’après le commandement de la Raison, il est affecté de la même façon, que l’idée soit celle d’une chose future ou passée, ou celle d’une chose présente. C.Q.F.D.
SCOLIE
Si nous pouvions avoir une connaissance adéquate de la durée des choses, et déterminer par la Raison les temps de leur existence, nous considérerions du même sentiment les choses futures comme les présentes, et le bien que l’esprit concevrait comme futur, il l’appéterait comme s’il était présent, et conséquemment il négligerait nécessairement un moindre bien présent pour un plus grand bien futur, et ce qui serait bon dans le présent, mais cause de quelque mal futur, il l’appéterait aussi peu que possible, comme nous le démontrerons bientôt. Mais de la durée des choses (selon la proposition 31, partie II) nous ne pouvons avoir qu’une connaissance tout à fait inadéquate, et les temps d’existence des choses (selon le scolie de la proposition 44, partie II), nous les déterminons par la seule imagination, qui n’est pas affectée également par l’image d’une chose présente comme par celle d’une chose future. D’où il provient que la connaissance vraie que nous avons du bien et du mal n’est que abstraite ou universelle, et que le jugement que nous portons sur l’ordre des choses et la liaison des causes, pour pouvoir déterminer ce qui nous est bon ou mauvais dans le présent, est plutôt imaginaire que réel. Et par conséquent il n’est pas étonnant que le désir qui naît de la connaissance du bien et du mal, en tant que celle-ci regarde l’avenir, peut être plus facilement empêché par le désir de choses qui sont présentement agréables : au sujet de quoi voir la proposition 16 de cette partie.
[301]
PROPOSITION LXIII
Qui est conduit par la crainte et fait le bien pour éviter le mal, n’est pas conduit par la Raison.
DÉMONSTRATION
Tous les sentiments qui se rapportent à l’esprit en tant qu’il est actif, c’est-à-dire (selon la proposition 3, partie III) qui se rapportent à la Raison, ne sont autres que des sentiments de joie et de désir (selon la proposition 59, partie III) ; et par conséquent (selon le paragraphe 13 des définitions des sentiments) celui qui est conduit par la crainte et fait le bien par appréhension du mal, n’est pas conduit par la Raison. C.Q.F.D.
SCOLIE
Les superstitieux, qui savent reprocher les vices plutôt qu’enseigner les vertus, et qui s’étudient non à conduire les hommes par la Raison, mais à les contenir par la crainte de façon qu’ils fuient le mal plutôt qu’ils n’aiment les vertus, ne tendent à rien d’autre qu’à rendre les autres aussi malheureux qu’eux-mêmes ; aussi n’est-il pas étonnant que la plupart du temps ils soient importuns et odieux aux hommes.
COROLLAIRE
Par le désir qui naît de la Raison, nous suivons le bien directement et nous fuyons le mal indirectement.
DÉMONSTRATION
En effet, le désir qui naît de la Raison peut seulement naître d’un sentiment de joie qui n’est pas une passion (selon la proposition 59, partie III), c’est-à-dire d’une joie qui ne peut avoir d’excès (selon la proposition 61), mais non de la tristesse. Et, par suite, ce désir (selon la propo-[302]sition 8) naît de la connaissance du bien, et non de celle du mal ; et par conséquent, sous la conduite de la Raison, nous appétons le bien directement, et dans cette mesure seulement nous fuyons le mal.
SCOLIE
Ce corollaire s’explique par l’exemple du malade et du bien portant. Le malade, par appréhension de la mort, avale ce qu’il a en aversion ; le bien portant au contraire prend plaisir à la nourriture et jouit ainsi de la vie mieux que s’il n’appréhendait la mort et ne désirait de l’éviter directement. De même un juge qui, non par haine ou par colère, etc., mais par le seul amour du salut public, condamne à mort un accusé, est conduit par la seule Raison.
PROPOSITION LXIV
La connaissance du mal est une connaissance inadéquate.
DÉMONSTRATION
La connaissance du mal (selon la proposition 8) est la tristesse même, en tant que nous en sommes conscients. Mais la tristesse est le passage à une perfection moindre (selon le paragraphe 3 des définitions des sentiments), qui pour cette raison ne peut être comprise par l’essence même de l’homme (selon les propositions 6 et 7, partie III) ; et par suite (selon la définition 2, partie III) elle est une passion, qui (selon la proposition 3, partie III) dépend d’idées inadéquates ; et conséquemment (selon la proposition 29, partie II) la connaissance qu’on en a, c’est-à-dire la connaissance du mal, est inadéquate. C.Q.F.D.
COROLLAIRE
Il suit de là que, si l’esprit humain n’avait que des idées adéquates, il ne formerait aucune notion du mal.
[303]
PROPOSITION LXV
Sous la conduite de la Raison, nous suivrons de deux biens le plus grand, et de deux maux le moindre.
DÉMONSTRATION
Un bien qui nous empêche de jouir d’un plus grand bien est en réalité un mal ; car bon et mauvais (comme nous l’avons montré dans la préface) se disent des choses en tant que nous les comparons entre elles ; et (pour la même raison) un moindre mal est en réalité un bien. C’est pourquoi (selon le corollaire de la proposition précédente), sous la conduite de la Raison, nous appéterons ou suivrons seulement un plus grand bien et un moindre mal. C.Q.F.D.
COROLLAIRE
Sous la conduite de la Raison, nous suivrons un moindre mal pour un plus grand bien, et nous négligerons un moindre bien qui est cause d’un plus grand mal. Car le mal qui est dit ici moindre est en réalité un bien, et inversement le bien un mal. C’est pourquoi (selon le corollaire de la proposition 63) nous appéterons celui-là et négligerons celui-ci. C.Q.F.D.
PROPOSITION LXVI
Sous la conduite de la Raison, nous appéterons un plus grand bien futur de préférence à un moindre présent, et un moindre mal présent de préférence à un plus grand futur.
DÉMONSTRATION
Si l’esprit pouvait avoir une connaissance adéquate d’une chose future, il serait affecté du même sentiment envers une chose future comme envers une chose présente (selon la proposition 62). C’est pourquoi, en tant que nous por-[304]tons attention à la Raison elle-même, comme nous supposons que nous le faisons dans cette proposition, la chose est la même, que l’on suppose un plus grand bien ou un plus grand mal soit futur, soit présent ; et par suite (selon la proposition 65) nous appéterons un plus grand bien futur de préférence à un moindre présent, etc. C.Q.F.D.
COROLLAIRE
Sous la conduite de la Raison, nous appéterons un moindre mal présent qui est cause d’un plus grand bien futur, et nous négligerons un moindre bien présent qui est cause d’un plus grand mal futur. Ce corollaire est à la proposition précédente ce que le corollaire de la proposition 65 est à cette proposition 65.
SCOLIE
Si l’on confère ce qui vient d’être dit avec ce que nous avons montré dans cette partie jusqu’à la proposition 18, au sujet des forces des sentiments, nous verrons facilement en quoi un homme qui est conduit par le sentiment seul, ou par l’opinion, diffère d’un homme qui est conduit par la Raison. Celui-là, en effet, qu’il le veuille ou ne le veuille pas, fait des choses qu’il ignore au plus haut point ; tandis que celui-ci n’obéit à personne qu’à lui-même et fait seulement ce qu’il sait être primordial dans la vie et que, pour cette raison, il désire le plus. Aussi j’appelle le premier esclave, et le second libre, et sur la disposition et la manière de vivre de celui-ci je veux encore ajouter quelques remarques.
PROPOSITION LXVII
L’homme libre ne pense à aucune chose moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie.
[305]
DÉMONSTRATION
L’homme libre, c’est-à-dire celui qui vit d’après le seul commandement de la Raison, n’est pas conduit par la crainte de la mort {selon la proposition 63), mais désire le bien directement (selon le corollaire de la même proposition), c’est-à-dire (selon la proposition 24) qu’il désire agir, vivre, conserver son être d’après le principe qu’il faut chercher ce qui est utile en propre. Et par conséquent il ne pense à rien moins qu’à la mort ; mais sa sagesse est une méditation de la vie. C.Q.F.D.
PROPOSITION LXVIII
Si les hommes naissaient libres, ils ne formeraient aucun concept du bien et du mal, aussi longtemps qu’ils seraient libres.
DÉMONSTRATION
J’ai dit que celui-là est libre, qui est conduit par la seule Raison. C’est pourquoi celui qui naît libre, et demeure libre, n’a que des idées adéquates ; et par suite il n’a aucun concept du mal (selon le corollaire de la proposition 64), et conséquemment (car le bien et le mal sont corrélatifs) du bien non plus. C.Q.F.D.
SCOLIE
Que l’hypothèse de cette proposition est fausse, et ne peut se concevoir, sinon en tant que nous portons attention à la seule nature humaine, ou plutôt à Dieu, non en tant qu’il est infini, mais en tant seulement qu’il est la cause pourquoi l’homme existe : cela est évident d’après la proposition 4 de cette partie. C’est là, avec les autres choses que nous avons déjà démontrées, ce que Moïse paraît avoir fait entendre dans cette histoire du premier homme. En effet, aucune autre puissance de Dieu n’y est conçue que celle par laquelle il créa l’homme, c’est-à-dire la puissance par [306] laquelle il a seulement pourvu à l’utilité de l’homme. Et c’est dans ce sens qu’il a raconté que Dieu a interdit à l’homme libre de manger [du fruit] de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, et que, dès qu’il en mangerait, aussitôt il craindrait la mort plutôt qu’il ne désirerait de vivre ; ensuite que l’homme, ayant trouvé la femme, qui convenait entièrement avec sa propre nature, il connut que rien ne pouvait être donné dans la Nature qui pût lui être plus utile qu’elle ; mais que, ayant cru les bêtes semblables à lui, il commença aussitôt d’imiter leurs sentiments (voir la proposition 27, partie III) et de perdre sa liberté, que recouvrèrent dans la suite les Patriarches conduits par l’Esprit du Christ, c’est-à-dire par l’idée de Dieu, de laquelle seule il dépend que l’homme soit libre et que le bien qu’il désire pour lui-même, il le désire pour les autres hommes, comme nous l’avons démontré plus haut (selon la proposition 37).
PROPOSITION LXIX
La vertu de l’homme libre se montre également grande à éviter les dangers qu’à les surmonter.
DÉMONSTRATION
Un sentiment ne peut être empêché ni enlevé, sinon par un sentiment contraire et plus fort que le sentiment à empêcher (selon la proposition 7). Or l’audace aveugle et la crainte sont des sentiments qui peuvent être conçus comme également grands (selon les propositions 5 et 3). Donc une vertu ou force d’âme (en voir la définition au scolie de la proposition 59, partie III) aussi grande est requise pour empêcher l’audace que pour empêcher la crainte ; c’est-à-dire (selon les paragraphes 40 et 41 des définitions des sentiments) que l’homme libre évite les dangers avec la même vertu d’âme qu’il essaye de les surmonter. C.Q.F.D.
[307]
COROLLAIRE
Par l’homme libre donc, la fuite à propos est regardée comme d’une fermeté aussi grande que le combat ; autrement dit l’homme libre choisit la fuite avec la même fermeté ou présence d’esprit que le combat.
SCOLIE
Ce qu’est la fermeté, ou ce que j’entends par là, je l’ai expliqué dans le scolie de la proposition 59 de la troisième partie. Et par danger j’entends tout ce qui peut être cause de quelque mal, comme de la tristesse, de la haine, de la discorde, etc.
PROPOSITION LXX
L’homme libre qui vit parmi les ignorants s’étudie, autant qu’il peut, à éviter leurs bienfaits.
DÉMONSTRATION
Chacun juge d’après sa propre disposition de ce qui est bon (voir le scolie de la proposition 39, partie III). Donc l’ignorant qui a fait du bien à quelqu’un, l’estimera d’après sa propre disposition, et s’il le voit moins estimé par celui auquel il l’a fait, il sera contristé (selon la proposition 42, partie III). Or l’homme libre s’étudie à s’unir aux autres hommes par l’amitié (selon la proposition 37) et non à rendre aux hommes des bienfaits équivalents d’après leur sentiment, mais à se conduire, lui et les autres, suivant le libre jugement de la Raison et à ne faire que ce qu’il sait être primordial. Donc l’homme libre, pour ne pas être en haine aux ignorants et ne pas déférer à leur appétit, mais à la seule Raison, s’efforcera, autant qu’il peut, d’éviter leurs bienfaits. C.Q.F.D.
[308]
SCOLIE
Je dis : autant qu’il peut. Car, bien que les hommes soient ignorants, il est cependant des hommes qui peuvent, dans les cas de nécessité, apporter un secours humain, auquel il n’en est aucun de préférable ; et par conséquent il arrive souvent qu’il soit nécessaire de recevoir d’eux un bienfait, et conséquemment de les féliciter en retour d’après leur disposition ; à quoi s’ajoute que, même en évitant leurs bienfaits, il nous faut prendre garde de ne pas paraître les mépriser ou craindre par avarice de leur rendre l’équivalent, et en fuyant leur haine, de ne pas les offenser par là même. Aussi, en évitant les bienfaits, faut-il avoir égard à l’utile et à l’honnête.
PROPOSITION LXXI
Seuls les hommes libres sont très reconnaissants les uns envers les autres.
DÉMONSTRATION
Seuls les hommes libres sont très utiles les uns aux autres, et sont unis entre eux par le plus grand lien d’amitié (selon la proposition 35 et son corollaire 1), et s’efforcent avec un pareil empressement d’amour de se faire du bien les uns aux autres (selon la proposition 37). Et par conséquent (selon le paragraphe 34 des définitions des sentiments) seuls les hommes libres sont très reconnaissants les uns envers les autres. C.Q.F.D.
SCOLIE
La reconnaissance qu’ont entre eux les hommes qui sont conduits par un désir aveugle est la plupart du temps un trafic ou une piperie plutôt que de la reconnaissance. Quant à l’ingratitude, ce n’est pas un sentiment. Cependant l’ingratitude est honteuse, parce que la plupart du temps elle indique que l’homme est affecté de trop de [309] haine, de colère, ou d’orgueil, ou d’avarice, etc. Celui qui, en effet, par sottise, ne sait pas rendre l’équivalent des présents qu’il a reçus n’est pas un ingrat, et beaucoup moins encore celui qui n’est pas amené par les présents d’une courtisane à se plier à sa lubricité, ni par ceux d’un voleur à se faire le receleur de ses vols, ou à toute autre chose semblable. Car celui-là, au contraire, montre qu’il est doué de constance d’âme, qui ne souffre d’être corrompu par aucuns présents, soit pour sa propre perte, soit pour la perte commune.
PROPOSITION LXXII
L’homme libre n’agit jamais par fourberie, mais toujours de bonne foi.
DÉMONSTRATION
Si l’homme libre, en tant qu’il est libre, faisait quelque chose par fourberie, il le ferait d’après le commandement de la Raison (car c’est dans cette mesure seulement que nous l’appelons libre), et par conséquent agir par fourberie serait une vertu (selon la proposition 24), et conséquemment (selon la même proposition) il serait à chacun, pour conserver son être, plus avisé d’agir par fourberie ; c’est-à-dire (comme il est connu de soi) qu’il serait plus avisé aux hommes de convenir seulement en paroles, mais d’être en fait contraires les uns aux autres, ce qui (selon le corollaire de la proposition 31) est absurde. Donc l’homme libre, etc. C.Q.F.D.
SCOLIE
Que si l’on vient à demander : Au cas où un homme pourrait se délivrer par mauvaise foi d’un danger de mort présent, est-ce que la raison de conserver son être ne lui conseille pas absolument d’être de mauvaise foi ? on répondra de la même façon que, si la Raison lui conseille [310] cela, elle le conseille donc à tous les hommes, et que par conséquent la Raison conseille absolument aux hommes de ne conclure d’accords entre eux que par fourberie, pour réunir leurs forces et avoir des droits communs, c’est-à-dire pour qu’ils n’aient en réalité de droits communs, ce qui est absurde.
PROPOSITION LXXIII
L’homme qui est conduit par la Raison est plus libre dans l’État où il vit selon le décret commun, que dans la solitude où il n’obéit qu’à lui seul.
DÉMONSTRATION
L’homme qui est conduit par la Raison n’est pas conduit par la crainte à obéir (selon la proposition 63) ; mais en tant qu’il s’efforce de conserver son être d’après le commandement de la Raison, c’est-à-dire (selon le scolie de la proposition 66) en tant qu’il s’efforce de vivre librement, il désire observer la règle de la vie et de l’utilité communes (selon la proposition 37), et conséquemment (comme nous l’avons montré dans le scolie 2 de la proposition 37) vivre selon le décret commun de l’État. Donc l’homme qui est conduit par la Raison désire, pour vivre plus librement, observer les droits communs de l’État. C.Q.F.D.
SCOLIE
Ces observations et les semblables que nous avons faites au sujet de la vraie liberté de l’homme, se rapportent à la force d’âme, c’est-à-dire (selon le scolie de la proposition 59, partie III) à la fermeté et à la générosité. Et je ne juge pas qu’il vaille la peine de démontrer ici séparément toutes les propriétés de la force d’âme, et beaucoup moins encore que l’homme fort n’a personne en haine, n’a de colère, d’envie et d’indignation contre personne, ne méprise personne, et ne manifeste le moindre [311] orgueil. Car cela et tout ce qui regarde la vie vraie et la Religion se démontre facilement d’après les propositions 37 et 46 de cette partie, à savoir : que la haine doit être en retour vaincue par l’amour, et que quiconque est conduit par la Raison désire aussi pour les autres le bien qu’il appète pour lui-même. A quoi s’ajoute ce que nous avons fait remarquer au scolie de la proposition 50 de cette partie et en d’autres endroits, à savoir : qu’un homme fort considère en premier lieu que toutes choses suivent de la nécessité de la nature divine, et que par suite tout ce qu’il pense être importun et mauvais, et en outre tout ce qui lui paraît immoral, horrible, injuste et honteux, naît de ce qu’il conçoit les choses elles-mêmes de façon trouble, tronquée et confuse. Et pour cette raison, il s’efforce en premier lieu de concevoir les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes et d’écarter les obstacles à la connaissance vraie, tels que sont la haine, la colère, l’envie, la dérision, l’orgueil, et autres de même genre que nous avons notés dans ce qui précède ; et par conséquent il s’efforce, autant qu’il peut, comme nous avons dit, de bien agir et de se réjouir. Mais jusqu’à quel point la vertu humaine parvient à de telles réalisations et ce qu’elle peut, je le démontrerai dans la partie suivante.
[312]
APPENDICE
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Ce que j’ai rapporté dans cette partie au sujet de la droite manière de vivre n’a pas été disposé de sorte qu’on puisse le voir d’un seul regard ; mais je l’ai démontré de façon dispersée, selon que je pouvais plus facilement déduire une chose d’une autre. Je me suis donc proposé de le rassembler ici et de le ramener à des chapitres essentiels.
Chapitre I.
Tous nos efforts, autrement dit nos désirs, suivent de la nécessité de notre nature, de telle sorte qu’on peut les comprendre, ou par elle seule comme par leur cause prochaine, ou en tant que nous sommes une partie de la Nature, qui ne peut être conçue de façon adéquate par elle-même sans les autres individus.
Chapitre II.
Les désirs qui suivent de notre nature de sorte qu’on peut les comprendre par elle seule, sont ceux qui se rapportent à l’esprit en tant qu’on le conçoit comme consistant en idées adéquates. Quant aux autres désirs, ils ne se rapportent à l’esprit qu’en tant qu’il conçoit les choses de façon inadéquate, et leur force et leur accroissement doivent être définis par la puissance, [313] non de l’homme, mais des choses qui sont hors de nous. Et c’est pourquoi les premiers sont justement appelés des actions, et les seconds des passions ; car les premiers indiquent toujours notre puissance, et les seconds, au contraire, notre impuissance et une connaissance tronquée.
Chapitre III.
Nos actions, c’est-à-dire ces désirs qui se définissent par la puissance de l’homme, autrement dit par la Raison, sont toujours bonnes. Quant aux autres désirs, ils peuvent être bons aussi bien que mauvais.
Chapitre IV.
C’est pourquoi, dans la vie, il est utile en premier lieu de perfectionner l’entendement, autrement dit la Raison, autant que nous le pouvons, et en cela seul consiste la souveraine félicité ou la béatitude de l’homme. Car la béatitude n’est rien d’autre que la satisfaction même de l’âme, laquelle naît de la connaissance intuitive de Dieu. Or perfectionner l’entendement n’est rien d’autre aussi que de comprendre Dieu, et les attributs de Dieu, et les actions qui suivent de la nécessité de sa nature. C’est pourquoi la fin suprême de l’homme qui est conduit par la Raison, c’est-à-dire le souverain désir, par lequel il s’étudie à régler tous les autres, est celui qui le porte à se concevoir de façon adéquate, lui-même et toutes les choses qui peuvent tomber sous son intelligence.
Chapitre V.
Il n’est donc point de vie raisonnable sans intelligence, et les choses sont bonnes seulement dans la [314] mesure où elles aident l’homme à jouir de la vie de l’esprit, laquelle se définit par l’intelligence. Quant à celles qui empêchent au contraire que l’homme ne puisse perfectionner sa Raison et jouir d’une vie raisonnable, celles-là seulement nous disons qu’elles sont mauvaises.
Chapitre VI.
Mais, comme tout ce dont l’homme est la cause efficiente est nécessairement bon, il ne peut donc arriver rien de mauvais à l’homme, sinon de causes extérieures, à savoir en tant qu’il est une partie de la Nature entière, aux lois de laquelle la nature humaine doit obéir, et à laquelle elle est forcée de s’accommoder presque d’une infinité de façons.
Chapitre VII.
Et il ne peut se faire que l’homme ne soit une partie de la Nature et n’en suive l’ordre commun. Mais s’il se trouve parmi des individus tels qu’ils conviennent avec la nature de l’homme même, de ce fait la puissance d’agir de l’homme sera aidée et favorisée. Que si, au contraire, il est parmi des individus tels qu’ils ne conviennent pas du tout avec sa nature, à peine pourra-t-il s’accommoder avec eux sans un grand changement de lui-même.
Chapitre VIII.
Tout ce qui est donné dans la Nature des choses, que nous jugeons être mauvais, autrement dit que nous jugeons pouvoir empêcher que nous ne puissions exister et jouir d’une vie raisonnable, il nous est permis de l’écarter de nous par la voie qui paraît la plus sûre ; [315] et, au contraire, tout ce qui est donné que nous jugeons être bon, autrement dit utile pour conserver notre être et jouir d’une vie raisonnable, il nous est permis de le prendre pour notre usage et de nous en servir de toute façon. Et, d’une façon absolue, il est permis à chacun par le droit suprême de la Nature de faire ce qu’il juge contribuer à son utilité.
Chapitre IX.
Rien ne peut mieux convenir avec la nature d’une chose que les autres individus de même espèce ; et par conséquent (selon le chapitre 7), rien n’est donné de plus utile à l’homme, pour conserver son être et jouir d’une vie raisonnable, que l’homme qui est conduit par la Raison. En outre, comme parmi les choses particulières nous ne connaissons rien de supérieur à l’homme qui est conduit par la Raison, chacun ne peut donc montrer combien il vaut par son habileté et ses dispositions, par rien de mieux qu’en élevant les hommes de sorte qu’ils vivent enfin sous l’empire propre de la Raison.
Chapitre X.
Dans la mesure où les hommes sont portés les uns contre les autres par l’envie ou par quelque sentiment de haine, ils sont contraires les uns aux autres, et sont conséquemment d’autant plus à craindre qu’ils peuvent plus que les autres individus de la Nature.
Chapitre XI.
Les âmes cependant ne sont pas vaincues par les armes, mais par l’amour et la générosité.
[316]
Chapitre XII.
Il est utile aux hommes avant tout de nouer des relations entre eux, de s’attacher par ces liens qui les rendent plus aptes à former de tous un seul tout, et, d’une façon absolue, de faire ce qui contribue à fortifier les amitiés.
Chapitre XIII.
Mais, pour cela, il est requis de l’habileté et de la vigilance. Car les hommes sont divers (rares sont, en effet, ceux qui vivent selon le précepte de la Raison), et cependant envieux pour la plupart, et plus enclins à la vengeance qu’à la miséricorde. Aussi pour supporter chacun suivant sa propre disposition et se retenir d’imiter leurs sentiments, il est besoin d’une singulière puissance d’âme. Et ceux qui, au contraire, savent blâmer les hommes et reprocher les vices plutôt qu’enseigner les vertus, et non pas fortifier mais briser les âmes des hommes, ceux-là sont importuns à eux-mêmes et aux autres. C’est pourquoi beaucoup, vu leur trop grande impatience d’âme et un faux zèle de religion, ont préféré vivre parmi les bêtes que parmi les hommes ; de même des enfants ou des jeunes gens, qui ne peuvent supporter d’une âme égale les réprimandes de leurs parents, se réfugient dans le métier militaire et choisissent les inconvénients de la guerre et l’autorité d’un chef de préférence aux avantages domestiques et aux remontrances paternelles, et supportent de s’imposer n’importe quel fardeau, pourvu qu’ils se vengent de leurs parents.
[317]
Chapitre XIV.
Bien que, donc, les hommes se règlent en tout la plupart du temps d’après leurs penchants, il suit cependant de leur commune société beaucoup plus d’avantages que de dommages. C’est pourquoi il vaut mieux supporter leurs injustices d’une âme égale, et appliquer son zèle à ce qui contribue à concilier la concorde et l’amitié.
Chapitre XV.
Les choses qui engendrent la concorde sont celles qui se rapportent à la justice, à l’équité et à l’honnêteté. Car les hommes, outre ce qui est injuste et inique, supportent difficilement aussi ce qui est tenu pour honteux, autrement dit que l’on méprise les coutumes reçues dans l’État. Pour concilier l’amour sont aussi avant tout nécessaires les choses qui regardent la religion et la moralité. Voir à ce sujet les scolies 1 et 2 de la proposition 37, le scolie de la proposition 46 et le scolie de la proposition 73 de cette quatrième partie.
Chapitre XVI.
En outre, la concorde a coutume d’être engendrée d’ordinaire par la crainte, mais sans la confiance. Ajoutez que la crainte naît de l’impuissance de l’âme, et pour cela n’appartient pas à l’usage de la Raison, non plus que la pitié, encore que celle-ci paraisse revêtir l’apparence de la moralité.
Chapitre XVII.
En outre, les hommes sont encore gagnés par les largesses, surtout ceux qui n’ont pas de quoi pouvoir [318] se procurer les choses qui sont nécessaires à l’entretien de la vie. Cependant, porter secours à chaque indigent surpasse de beaucoup les forces et l’intérêt d’un particulier. Car les richesses d’un particulier sont de beaucoup insuffisantes à y subvenir. Et, de plus, la capacité des dispositions d’un seul homme est trop limitée pour qu’il puisse se lier d’amitié avec tous. Aussi le soin des pauvres incombe-t-il à l’ensemble de la société et regarde seulement l’utilité commune.
Chapitre XVIII.
En ce qui concerne les bienfaits à recevoir et la reconnaissance à en témoigner, il y faut un tout autre soin, au sujet duquel voir le scolie de la proposition 70 et le scolie de la proposition 71 de cette quatrième partie.
Chapitre XIX.
En outre, l’amour sensuel, c’est-à-dire le penchant d’engendrer, qui naît de la beauté extérieure, et d’une façon absolue tout amour qui reconnaît une autre cause que la liberté de l’âme, se change facilement en haine, à moins, ce qui est pire, qu’il ne soit une espèce de délire, et alors c’est la discorde plutôt que la concorde qui est favorisée. Voir le corollaire de la proposition 31 de la troisième partie.
Chapitre XX.
En ce qui concerne le mariage, il est certain qu’il convient avec la Raison, si le désir de la conjonction des corps n’est pas engendré par la seule beauté extérieure, mais aussi par l’amour de procréer des enfants et de les élever sagement, et si, en outre, l’amour de [319] l’un et de l’autre, c’est-à-dire de l’homme et de la femme, a pour cause non la seule beauté extérieure, mais surtout la liberté de l’âme.
Chapitre XXI.
La flatterie aussi engendre la concorde, mais au prix de l’ignominieux reproche de servitude, ou par mauvaise foi ; car nuls ne sont mieux conquis par la flatterie que les orgueilleux, qui veulent être les premiers et ne le sont pas.
Chapitre XXII.
Dans l’effacement, il y a une fausse apparence de moralité et de religion. Et, bien que l’effacement soit contraire à l’orgueil, celui qui s’efface est cependant très proche de l’orgueilleux. Voir le scolie de la proposition 57 de cette quatrième partie.
Chapitre XXIII.
En outre, la honte contribue à la concorde dans les choses seulement qui ne peuvent se cacher. D’autre part, comme la honte même est une espèce de tristesse, elle ne regarde pas l’usage de la Raison.
Chapitre XXIV.
Les autres sentiments de tristesse à l’égard des hommes s’opposent directement à la justice, à l’équité, à l’honnêteté, à la moralité et à la religion. Et bien que l’indignation paraisse revêtir l’apparence de l’équité, cependant on vit sans loi là où il est permis à chacun de porter un jugement sur les actes d’autrui et de venger son droit ou celui d’autrui.
[320]
Chapitre XXV.
La modestie, c’est-à-dire le désir de plaire aux hommes qui est déterminé par la Raison, se rapporte à la moralité (comme nous l’avons dit au scolie 1 de la proposition 37 de cette quatrième partie). Mais si elle naît d’un sentiment, elle est l’ambition, autrement dit un désir par lequel les hommes, sous une fausse image de moralité, provoquent la plupart du temps des discordes et des séditions. Car celui qui désire aider les autres par un conseil ou en fait, afin qu’ils jouissent ensemble du souverain bien, celui-là s’étudiera avant tout à se concilier leur amour, et non à les amener à l’admirer pour qu’une doctrine soit appelée de son nom, ni, d’une façon absolue, à leur donner aucunes causes d’envie. D’autre part, dans les conversations en commun, il prendra garde de rappeler les vices des hommes et aura soin de ne parler qu’avec ménagement de l’impuissance humaine, mais amplement de la vertu ou de la puissance de l’homme, et par quelle voie elle peut être perfectionnée : de façon que les hommes, non par crainte ou aversion, mais poussés par un seul sentiment de joie, s’efforcent, autant qu’il est en eux, de vivre selon le précepte de la Raison.
Chapitre XXVI.
A part les hommes, nous ne connaissons dans la Nature rien de particulier dont nous puissions éprouver du plaisir par l’esprit et à quoi nous puissions nous unir par l’amitié ou par quelque genre de relation. Et par conséquent, ce qui est donné dans la Nature des choses à part les hommes, la raison de notre utilité ne demande pas que nous le conservions, mais elle nous enseigne de le conserver selon l’usage différent qu’on en peut [321] tirer, de le détruire, ou de l’adapter de n’importe quelle façon à notre usage.
Chapitre XXVII.
L’utilité que nous tirons des choses qui sont hors de nous, outre l’expérience et la connaissance que nous acquérons du fait de les observer et de les soumettre à des changements de formes, consiste surtout dans la conservation du corps. Et pour cette raison, ces choses-là sont utiles en premier lieu, qui peuvent alimenter et nourrir le corps, de façon que toutes ses parties puissent convenablement s’acquitter de leurs fonctions. Car, d’autant plus le corps est apte à pouvoir être affecté de plusieurs façons, et à affecter les corps extérieurs du plus grand nombre de façons, d’autant plus l’esprit est apte à penser (voir les propositions 38 et 39 de cette quatrième partie). Mais les choses de cette caractéristique paraissent être très peu nombreuses dans la Nature ; aussi, pour nourrir le corps comme il est requis, est-il nécessaire d’user de beaucoup d’aliments de nature différente. Car le corps humain est composé d’un très grand nombre de parties de nature différente, qui ont besoin d’une alimentation continuelle et variée, afin que le corps tout entier soit également apte à tout ce qui peut suivre de sa nature, et conséquemment que l’esprit soit aussi également apte à concevoir plusieurs choses.
Chapitre XXVIII.
Mais, pour se procurer ces choses en question, à peine les forces de chacun suffiraient-elles, si les hommes ne se rendaient de mutuels services. Aussi bien l’argent leur a-t-il apporté un résumé de toutes choses, [322] d’où il est résulté que son image a coutume d’occuper au plus haut point l’esprit du vulgaire, parce qu’on ne peut guère imaginer aucune espèce de joie, si ce n’est avec l’accompagnement de l’idée de la monnaie en tant que cause.
Chapitre XXIX.
Mais c’est là un vice seulement chez ceux qui recherchent l’argent, non par nécessité, ni pour leurs besoins, mais parce qu’ils savent les artifices en vue du lucre, ce dont ils se montrent fiers. D’ailleurs ils sustentent le corps selon la coutume, mais d’une façon parcimonieuse, parce que, de leurs biens, ils croient qu’ils en perdent autant qu’ils en dépensent pour la conservation de leur corps. Quant à ceux qui savent le vrai usage de la monnaie et qui règlent le mode de leurs richesses d’après la seule nécessité, ils vivent contents de peu.
Chapitre XXX.
Puisque donc ces choses-là sont bonnes, qui aident les parties du corps à s’acquitter de leurs fonctions, et que la joie consiste en ce que la puissance de l’homme, en tant qu’il se compose d’un esprit et d’un corps, est aidée ou augmentée : donc toutes les choses qui apportent de la joie sont bonnes. Cependant, comme les choses n’agissent pas afin de nous affecter de joie et que leur puissance d’agir ne se règle pas d’après notre utilité, et enfin que la joie la plupart du temps se rapporte de préférence à une seule partie du corps : donc la plupart des sentiments de joie (à moins que la Raison et la vigilance n’interviennent), et conséquemment les désirs aussi qui sont engendrés par ces sentiments, [323] ont de l’excès. A quoi s’ajoute que, sous l’influence du sentiment, nous regardons comme primordial ce qui est présentement agréable et que nous ne pouvons estimer les choses futures selon un pareil sentiment de l’âme. Voir le scolie de la proposition 44 et le scolie de la proposition 60 de cette quatrième partie.
Chapitre XXXI.
Mais la superstition, au contraire, semble admettre que ce qui est bon, c’est ce qui apporte la tristesse, et inversement que ce qui est mauvais, c’est ce qui apporte la joie. Mais, comme nous l’avons déjà dit (voir le scolie de la proposition 45 de cette quatrième partie), personne, si ce n’est un envieux, ne se réjouit de mon impuissance et de mon désavantage. Car, d’autant plus grande est la joie dont nous sommes affectés, d’autant plus grande est la perfection à laquelle nous passons, et conséquemment d’autant plus nous participons de la nature divine ; et jamais ne peut être mauvaise la joie que règle la vraie raison de notre utilité. Quant à celui qui, au contraire, est conduit par la crainte et fait le bien pour éviter le mal, il n’est pas conduit par la Raison.
Chapitre XXXII.
Mais la puissance humaine est tout à fait limitée, et infiniment surpassée par la puissance des causes extérieures. Et par conséquent nous n’avons pas le pouvoir absolu d’adapter à notre usage les choses qui sont hors de nous. Cependant les choses qui nous arrivent contrairement à ce que demande la raison de notre utilité, nous les supporterons d’une âme égale, si nous sommes [324] conscients que nous nous sommes acquittés de notre fonction, et que la puissance que nous possédons ne pouvait s’étendre jusqu’au point où nous aurions pu les éviter, et que nous sommes une partie de la Nature entière, dont nous suivons l’ordre. Si nous comprenons cela clairement et distinctement, cette partie de nous-même qui se définit par l’intelligence, c’est-à-dire la meilleure partie de nous-même, en sera pleinement satisfaite et s’efforcera de persévérer dans cette satisfaction. En effet, en tant que nous comprenons, nous ne pouvons rien appéter sinon ce qui est nécessaire, et, d’une façon absolue, nous ne pouvons trouver de satisfaction que dans le vrai. Et par conséquent, dans la mesure où nous comprenons cela exactement, l’effort de la meilleure partie de nous-même convient avec l’ordre de la Nature entière.
FIN DE LA QUATRIÈME PARTIE
L’ÉTHIQUE
CINQUIÈME
PARTIE
DE LA PUISSANCE
DE L’ENTENDEMENT
OU DE LA LIBERTÉ
HUMAINE
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[325]
PRÉFACE
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Je passe enfin à cette autre partie de l’Éthique où il s’agit de la façon, autrement dit de la voie qui conduit à la Liberté. J’y traiterai donc de la puissance de la Raison, montrant ce que peut la Raison elle-même sur les sentiments, et ensuite ce qu’est la Liberté de l’Esprit, autrement dit la Béatitude. Et par là nous verrons combien le sage est plus puissant que l’ignorant.
Quant à la façon et à la voie par lesquelles on doit perfectionner l’entendement, et en outre à l’art dont il faut prendre soin du corps pour qu’il puisse convenablement s’acquitter de sa fonction, ce n’est pas l’affaire ici, car ce dernier point regarde la Médecine, tandis que le premier regarde la Logique.
Ici donc, comme je l’ai dit, je traiterai de la seule puissance de l’Esprit, autrement dit de la Raison, et avant tout je montrerai quel empire, en quantité et en qualité, elle a sur les sentiments, pour les réprimer et les régler. Car, que nous n’avons pas sur eux un empire absolu, nous l’avons déjà démontré plus haut. Pourtant les Stoïciens ont pensé que les sentiments dépendent absolument de [326] notre volonté et que nous pouvons leur commander absolument. Toutefois par les protestations de l’expérience, mais non par leurs propres principes, ils ont été forcés d’avouer qu’un usage et une application non médiocres sont requis pour les réprimer et les régler. C’est ce que quelqu’un s’est efforcé de montrer par l’exemple de deux chiens (si je me souviens bien), un chien domestique et un chien de chasse ; car il put faire enfin par l’exercice qu’il accoutumât le chien domestique à chasser, et au contraire le chien de chasse à s’abstenir de poursuivre les lièvres. A cette opinion, Descartes n’est pas médiocrement favorable. Il admet, en effet, que l’âme ou l’esprit est uni principalement à certaine partie du cerveau, à savoir à la glande dite pinéale, au moyen de laquelle l’esprit sent tous les mouvements qui sont provoqués dans le corps ainsi que les objets extérieurs, et que l’esprit peut mouvoir diversement par cela seul qu’il le veut. Il admet que cette glande est suspendue au milieu du cerveau, de telle sorte qu’elle puisse être mise en mouvement par le moindre mouvement des esprits animaux. De plus, il admet que cette glande est suspendue au milieu du cerveau d’autant de façons diverses que les esprits animaux heurtent contre elle, et qu’en outre autant de traces variées s’impriment en elle qu’il y a de différents corps extérieurs qui poussent vers elle ces esprits animaux. D’où il arrive que, si par la suite la glande se trouve, par la volonté de l’âme qui la meut diversement, suspendue de telle ou telle façon qu’elle a été une fois suspendue par les esprits agités de telle ou telle façon, alors cette glande poussera et déterminera ces esprits animaux de la même façon qu’ils avaient été auparavant repoussés par une semblable suspension de la glande. Il admet encore que chaque volonté de l’esprit est unie par la Nature à un certain mouvement déterminé de la glande. Par exemple, si quelqu’un a la volonté de regarder un objet éloigné, cette volonté fera que la pupille se dilate ; mais s’il pense seulement que la pupille doit se dilater, il ne lui servira de rien d’avoir la volonté de ce fait, parce que la [327] Nature n’a pas joint le mouvement de la glande qui sert à pousser les esprits vers le nerf optique de la façon qui convient pour dilater ou contracter la pupille, à la volonté de la dilater ou de la contracter, mais précisément à la volonté de regarder des objets éloignés ou rapprochés. Enfin il admet que, bien que chaque mouvement de cette glande paraisse être lié par la Nature à chacune de nos pensées dès le commencement de notre vie, ils peuvent cependant, par l’habitude, être joints à d’autres ; ce qu’il s’efforce de prouver dans l’article 50 de la première partie des Passions de l’Ame. D’où il conclut qu’il n’est point d’âme si faible, qu’elle ne puisse, lorsqu’elle est bien dirigée, acquérir un pouvoir absolu sur ses passions. Car celles-ci, comme il les définit, sont des perceptions, ou des sentiments, ou des émotions de l’âme, qu’on rapporte spécialement à elle, et qui (qu’on le note bien) sont produits, entretenus et fortifiés par quelque mouvement des esprits (voir l’article 27 de la première partie des Passions de l’Ame). Mais, puisque à une volonté quelconque nous pouvons joindre un mouvement quelconque de la glande, et conséquemment des esprits, et que la détermination de la volonté dépend de notre seul pouvoir, si donc nous déterminons notre volonté par des jugements certains et fermes, suivant lesquels nous voulons diriger les actions de notre vie, et si nous joignons à ces jugements les mouvements des passions que nous voulons avoir, nous acquerrons un empire absolu sur nos passions. Telle est l’opinion de cet homme illustre (autant que je la conjecture d’après ses paroles), et j’aurais eu peine à croire qu’elle a été émise par un si grand homme, si elle eût été moins subtile.
Certes je ne puis assez m’étonner que ce philosophe, qui s’était fermement résolu à ne rien déduire sinon de principes connus en eux-mêmes, et à ne rien affirmer sinon ce qu’il percevrait clairement et distinctement, et qui avait si souvent reproché aux Scolastiques de vouloir expliquer les choses obscures par des qualités occultes, soutienne [328] une hypothèse plus occulte que toute qualité occulte. Qu’entend-il, je le demande, par union de l’esprit et du corps ? Quel concept clair et distinct, dis-je, a-t-il d’une pensée très étroitement unie à certaine petite portion de la quantité ? Je voudrais, à la vérité, qu’il eût expliqué cette union par sa cause prochaine. Mais il avait conçu l’esprit tellement distinct du corps, qu’il ne put assigner aucune cause particulière ni de cette union ni de l’esprit lui-même, et qu’il lui a été nécessaire d’avoir recours à la cause de l’Univers entier, c’est-à-dire à Dieu. Ensuite je voudrais bien savoir combien de degrés de mouvement l’esprit peut attribuer à cette glande pinéale, et avec quelle force il peut la tenir suspendue. Car je ne sais si cette glande est poussée de côté et d’autre plus lentement ou plus rapidement par l’esprit que par les esprits animaux, et si les mouvements des passions que nous avons étroitement joints à des jugements fermes ne peuvent en être d’autre part disjoints par des causes corporelles. D’où il suivrait que, bien que l’esprit se fût fermement proposé d’aller à la rencontre des dangers, et qu’à cette décision il eût joint les mouvements de l’audace, cependant à la vue du danger la glande se trouve suspendue de telle sorte que l’esprit ne puisse penser qu’à la fuite. Et certes, comme il n’est donné aucun rapport de la volonté au mouvement, nulle comparaison non plus n’est donnée entre la puissance ou les forces de l’esprit et celles du corps ; et conséquemment les forces de celui-ci ne peuvent nullement être déterminées par les forces de celui-là. Ajoutez à cela que cette glande ne se trouve pas située au milieu du cerveau de sorte qu’elle puisse être poussée de côté et d’autre aussi facilement et de tant de façons, et que tous les nerfs ne s’étendent pas jusqu’aux cavités du cerveau. Enfin je laisse de côté tout ce que Descartes affirme de la volonté et de sa liberté, puisque j’en ai suffisamment et au-delà montré la fausseté.
Donc, comme la puissance de l’esprit, ainsi que je l’ai montré plus haut, se définit par la seule intelligence, les [329] remèdes aux sentiments, dont tout le monde, à la vérité, a l’expérience, mais qu’on ne paraît pas, je crois, observer avec soin ni voir distinctement, c’est par la seule connaissance de l’esprit que nous les déterminerons, et nous en déduirons tout ce qui regarde sa béatitude.
AXIOMES
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I. – SI, DANS LE MÊME SUJET, DEUX ACTIONS CONTRAITRES SONT PROVOQUÉES, UN CHANGEMENT DEVRA NÉCESSAIREMENT SE PRODUIRE OU DANS L’UNE ET L’AUTRE, OU DANS UNE SEULE, JUSQU’A CE QUELLES CESSENT D’ÊTRE CONTRAIRES.
II. – LA PUISSANCE D’UN EFFET DE DÉFINIT PAR LA PUISSANCE DE SA CAUSE, EN TANT QUE SON ESSENCE S’EXPLIQUE OU SE DÉFINIT PAR L’ESSENCE DE SA CAUSE.
(Cet axiome est évident d’après la proposition 7 de la troisième partie.)
PROPOSITION I
Selon que les pensées et les idées des choses sont ordonnées et enchaînées dans l’esprit, de même les affections du corps, ou les images des choses, sont exactement ordonnées et enchaînées dans le corps.
DÉMONSTRATION
L’ordre et la connexion des idées sont les mêmes (selon la proposition 7, partie II) que l’ordre et la connexion des choses, et inversement l’ordre et la connexion des choses sont les mêmes (selon les corollaires des propositions 6 et 7, partie II) que l’ordre et la connexion des idées. Aussi, de même que l’ordre et la connexion des idées dans l’esprit se font suivant l’ordre et l’enchaînement des affections du corps (selon la proposition 18, partie II), de même, inversement (selon la proposition 2, partie III), l’ordre et la connexion des affections du corps se font selon que les [330] pensées et les idées des choses s’ordonnent et s’enchaînent dans l’esprit. C.Q.F.D.
PROPOSITION II
Si nous séparons une émotion de l’âme, ou un sentiment, de la pensée d’une cause extérieure, et que nous la joignions à d’autres pensées, alors l’amour ou la haine envers la cause extérieure seront détruits, de même que les flottements de l’âme qui naissent de ces sentiments.
DÉMONSTRATION
Ce qui, en effet, constitue la forme de l’amour ou de la haine, c’est la joie ou la tristesse qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure (selon les paragraphes 6 et 7 des définitions des sentiments) ; celle-ci donc étant enlevée, la forme de l’amour ou de la haine est enlevée en même temps ; et par conséquent ces sentiments, et ceux qui en naissent, sont détruits. C.Q.F.D.
PROPOSITION III
Un sentiment qui est une passion cesse d’être une passion, sitôt que nous en formons une idée claire et distincte.
DÉMONSTRATION
Un sentiment qui est une passion, est une idée confuse (selon la définition générale des sentiments). Si donc nous formons de ce sentiment une idée claire et distincte, cette idée ne se distinguera du sentiment même, en tant qu’il est rapporté à l’esprit seul, que par une raison (selon la proposition 21, partie II, avec son scolie), et par conséquent (selon la proposition 3, partie III) le sentiment cessera d’être une passion. C.Q.F.D.
[331]
COROLLAIRE
Un sentiment est donc d’autant plus en notre pouvoir, et l’esprit en pâtit d’autant moins, qu’il nous est plus connu.
PROPOSITION IV
Il n’est aucune affection du corps dont nous ne puissions former quelque concept clair et distinct.
DÉMONSTRATION
Les choses qui sont communes à toutes ne peuvent être conçues, sinon de façon adéquate (selon la proposition 38, partie II) ; et par conséquent (selon la proposition 12 et le lemme 2 qui se trouve après le scolie de la proposition 13, partie II) il n’est aucune affection du corps dont nous ne puissions former quelque concept clair et distinct. C.Q.F.D.
COROLLAIRE
Il suit de là qu’il n’y a aucun sentiment dont nous ne puissions former quelque concept clair et distinct. Un sentiment est, en effet, l’idée d’une affection du corps (selon la définition générale des sentiments), qui pour cette raison (selon la proposition précédente) doit envelopper quelque concept clair et distinct.
SCOLIE
Puisque rien n’est donné de quoi ne suive quelque effet (selon la proposition 36, partie I), et que tout ce qui suit d’une idée qui est adéquate en nous, nous le comprenons clairement et distinctement (selon la proposition 40, partie II), il suit de là que chacun a le pouvoir de se comprendre, soi et ses sentiments, clairement et distinctement, sinon d’une façon absolue, du moins en partie, et [332]
conséquemment de faire qu’il pâtisse moins de ces sentiments. C’est donc à cela surtout que nous devons apporter notre soin, à connaître chaque sentiment, autant qu’il est possible, clairement et distinctement, afin que de la sorte l’esprit soit déterminé par le sentiment à penser ce qu’il perçoit clairement et distinctement et en quoi il trouve pleine satisfaction, et afin que, par conséquent, le sentiment même soit séparé de la pensée d’une cause extérieure et joint à des pensées vraies. D’où il arrivera que non seulement l’amour, la haine, etc. seront détruits (selon la proposition 2), mais que l’appétit aussi ou les désirs, qui ont coutume de naître d’un tel sentiment, ne pourront avoir d’excès (selon la proposition 61, partie IV). Il faut en effet, remarquer avant tout qu’il n’y a qu’un seul et même appétit par lequel on dit que l’homme est actif aussi bien que passif. Par exemple, nous avons montré qu’il en est disposé avec la nature humaine de telle sorte que chacun appète que les autres vivent d’après ses propres dispositions (voir le scolie de la proposition 31, partie III). Or cet appétit, chez un homme qui n’est pas conduit par la Raison, est une passion, qu’on appelle l’ambition et qui ne diffère pas beaucoup de l’orgueil ; et, au contraire, chez un homme qui vit d’après le commandement de la Raison, c’est une action ou une vertu, qu’on appelle la moralité (voir le scolie 1 de la proposition 37, partie IV, et la seconde démonstration de cette même proposition). Et de cette façon tous les appétits ou désirs sont des passions dans la mesure seulement où ils naissent d’idées inadéquates, et ils s’adjoignent à la vertu quand ils sont provoqués ou engendrés par des idées adéquates. Car tous les désirs par lesquels nous sommes déterminés à faire quelque chose peuvent naître aussi bien d’idées adéquates que d’idées inadéquates (voir la proposition 59, partie IV). Et (pour en revenir au point d’où je me suis écarté), à part ce remède aux sentiments qui consiste dans leur connaissance vraie, on n’en peut concevoir aucun autre supérieur qui dépende de notre pouvoir, puisqu’il n’est donné aucune autre puissance [333] de l’esprit que celle de penser et de former des idées adéquates, comme nous l’avons montré plus haut (selon la proposition 3, partie III).
PROPOSITION V
Le sentiment envers une chose que nous imaginons simplement, et non comme nécessaire, ni comme possible, ni comme contingente, est, toutes circonstances égales d’ailleurs, le plus grand de tous.
DÉMONSTRATION
Le sentiment envers une chose que nous imaginons être libre est plus grand qu’envers une nécessaire (selon la proposition 49, partie III), et conséquemment encore plus grand qu’envers celle que nous imaginons comme possible ou contingente (selon la proposition 11, partie IV). Or imaginer une chose comme libre ne peut être rien d’autre que de l’imaginer simplement, en tant que nous ignorons les causes par lesquelles elle a été déterminée à agir (selon ce que nous avons montré au scolie de la proposition 35, partie II). Donc le sentiment envers une chose que nous imaginons simplement est plus grand, toutes circonstances égales d’ailleurs, qu’envers une chose nécessaire, possible ou contingente, et conséquemment le plus grand. C.Q.RD.
PROPOSITION VI
Dans la mesure où l’esprit comprend toutes les choses comme nécessaires, il a sur les sentiments une puissance plus grande, autrement dit il en pâtit moins.
DÉMONSTRATION
L’esprit comprend que toutes les choses sont nécessaires (selon la proposition 29, partie I) et sont déterminées, par une liaison infinie de causes, à exister et à produire [334] un effet (selon la proposition 28, partie I) ; et par conséquent (selon la proposition précédente), il fait dans la même mesure qu’il pâtit moins des sentiments qui en naissent, et (selon la proposition 48, partie III) qu’il est moins affecté envers elles. C.Q.F.D.
SCOLIE
D’autant plus cette connaissance, à savoir que les choses sont nécessaires, s’applique aux choses particulières que nous imaginons plus distinctement et plus vivement, d’autant plus grande est cette puissance de l’esprit sur les sentiments, ce dont témoigne aussi l’expérience elle-même. Nous voyons, en effet, que la tristesse provenant de la perte de quelque bien s’adoucit, sitôt que l’homme qui a perdu ce bien considère qu’il n’aurait pu être conservé d’aucune manière. De même encore nous voyons que personne n’a pitié d’un petit enfant, parce qu’il ne sait pas parler, marcher, raisonner, et qu’il vit enfin tant d’années presque inconscient de lui-même. Mais si la plupart naissaient adultes, et un ou deux, petits enfants, alors chacun aurait pitié des enfants, parce qu’on considérerait alors l’enfance non comme une chose naturelle et nécessaire, mais comme un vice ou une faute de la Nature. Et nous pourrions faire plusieurs autres remarques de cette façon.
PROPOSITION VII
Les sentiments qui naissent de la Raison ou sont provoqués par elle, sont, si l’on a égard au temps, plus puissants que ceux qui se rapportent aux choses particulières que nous considérons comme absentes.
DÉMONSTRATION
Nous ne considérons pas une chose comme absente d’après le sentiment par lequel nous l’imaginons, mais de ce que le corps est affecté d’un autre sentiment qui [335] exclut l’existence de cette chose (selon la proposition 17, partie II). C’est pourquoi le sentiment qui se rapporte à la chose que nous considérons comme absente n’est pas de nature telle qu’il surpasse les autres actions de l’homme et sa puissance (voir à ce sujet la proposition 6, partie IV), mais au contraire il est de nature telle qu’il puisse être empêché de quelque façon par les sentiments qui excluent l’existence de sa cause extérieure (selon la proposition 9, partie IV). Or un sentiment qui naît de la Raison se rapporte nécessairement aux propriétés communes des choses (voir la définition de la Raison au scolie 2 de la proposition 40, partie II), que nous considérons toujours comme présentes (car rien ne peut être donné qui en exclue l’existence présente) et que nous imaginons toujours de la même façon (selon la proposition 38, partie II). Aussi un tel sentiment demeure-t-il toujours le même, et conséquemment (selon l’axiome 1) les sentiments qui lui sont contraires et qui ne sont point favorisés par leurs causes extérieures, devront de plus en plus s’accommoder à lui, jusqu’à ce qu’ils ne lui soient plus contraires ; et c’est dans cette mesure qu’un sentiment qui naît de la Raison est plus puissant. C.Q.F.D.
PROPOSITION VIII
D’autant un sentiment est provoqué par plus de causes concourant ensemble, d’autant il est plus grand.
DÉMONSTRATION
Plusieurs causes ensemble peuvent plus que si elles étaient en plus petit nombre (selon la proposition 7, partie III), et par conséquent (selon la proposition 5, partie IV) d’autant un sentiment est provoqué par plus de causes ensemble, d’autant il est plus fort. C.Q.F.D.
[336]
SCOLIE
Cette proposition est évidente aussi d’après l’axiome 2 de cette partie.
PROPOSITION IX
Un sentiment qui se rapporte à plusieurs et différentes causes que l’esprit considère en même temps que le sentiment lui-même, est moins nuisible, et nous en pâtissons moins, et nous sommes moins affectés envers chacune des causes, que s’il s’agit d’un autre sentiment également grand, qui se rapporte à une seule cause ou à un plus petit nombre de causes.
DÉMONSTRATION
Un sentiment est mauvais ou nuisible dans la mesure seulement où il empêche l’esprit de pouvoir penser (selon les propositions 26 et 27, partie IV). Et par conséquent ce sentiment par lequel l’esprit est déterminé à considérer plusieurs objets à la fois est moins nuisible qu’un autre sentiment également grand qui retient l’esprit dans la seule considération d’un unique objet ou d’un plus petit nombre d’objets, de façon qu’il ne puisse penser à d’autres. Ce qui était le premier point.
D’autre part, comme l’essence de l’esprit, c’est-à-dire (selon la proposition 7, partie III) sa puissance, consiste dans la seule pensée (selon la proposition 11, partie II), l’esprit pâtit donc moins d’un sentiment par lequel il est déterminé à considérer plusieurs objets à la fois, que d’un sentiment également grand qui tient l’esprit occupé à la seule considération d’un unique objet ou d’un plus petit nombre d’objets. Ce qui était le second point.
Enfin, ce sentiment (selon la proposition 48, partie III), en tant qu’il se rapporte à plusieurs causes extérieures, est moindre aussi envers chacune d’elles. C.Q.F.D.
[337]
PROPOSITION X
Aussi longtemps que nous ne sommes pas tourmentés par des sentiments qui sont contraires à notre nature, nous avons le pouvoir d’ordonner et d’enchaîner les affections du corps suivant un ordre conforme à l’entendement.
DÉMONSTRATION
Les sentiments qui sont contraires à notre nature c’est-à-dire (selon la proposition 30, partie IV) qui sont mauvais, sont mauvais dans la mesure où ils empêchent l’esprit de comprendre (selon la proposition 27, partie IV). Aussi longtemps donc que nous ne sommes pas tourmentés par des sentiments qui sont contraires à notre nature, aussi longtemps la puissance de l’esprit, par laquelle il s’efforce de comprendre les choses (selon la proposition 26, partie IV), n’est pas empêchée, et par conséquent aussi longtemps il a le pouvoir de former des idées claires et distinctes et de les déduire les unes des autres (voir le scolie 2 de la proposition 40 et le scolie de la proposition 47, partie II) ; et conséquemment (selon la proposition 1) aussi longtemps nous avons le pouvoir d’ordonner et d’enchaîner les affections du corps suivant un ordre conforme à l’entendement. C.Q.F.D.
SCOLIE
Par ce pouvoir d’ordonner et d’enchaîner convenablement les affections du corps, nous pouvons faire que nous ne soyons pas facilement affectés de mauvais sentiments. Car (selon la proposition 7) une plus grande force est requise pour empêcher les sentiments ordonnés et enchaînés suivant un ordre conforme à l’entendement, que pour empêcher les sentiments incertains et vagues. Le mieux donc que nous puissions faire, aussi longtemps que nous [338] n’avons pas une connaissance parfaite de nos sentiments, c’est de concevoir une droite manière de vivre, autrement dit des principes certains de la vie, et de les graver dans notre mémoire, et de continuellement les appliquer aux choses particulières qui se rencontrent fréquemment dans la vie, de façon que notre imagination en soit amplement affectée et qu’ils nous soient toujours présents.
Par exemple, parmi les principes de la vie, nous avons posé (voir la proposition 46, partie IV, avec son scolie) que la haine doit être vaincue par l’amour ou la générosité, et non pas compensée par une haine réciproque. Or, pour que nous ayons ce précepte de la Raison toujours présent, lorsqu’il sera utile, il faut souvent penser aux injures que se font communément les hommes et méditer de quelle façon et par quelle voie elles peuvent être le mieux repoussées par la générosité ; de la sorte, en effet, nous joindrons l’image de l’injure à l’imagination de ce principe, et (selon la proposition 18, partie II) il nous sera toujours présent lorsqu’une injure nous sera faite. Que si nous avons présents aussi la raison de notre véritable intérêt et aussi du bien qui suit d’une mutuelle amitié et d’une commune société, et en outre que la souveraine satisfaction de l’âme naît de la droite manière de vivre (selon la proposition 52, partie IV), et que les hommes, comme les autres choses, agissent par nécessité de nature : alors l’injure, autrement dit la haine qui a coutume d’en naître occupera la plus petite partie de l’imagination et sera facilement surmontée ; ou si la colère, qui a coutume de naître des plus grandes injures, n’est pas aussi facilement surmontée, elle le sera cependant, quoique non sans flottement de l’âme, en un espace de temps beaucoup moindre que si nous ne nous fussions pas livrés auparavant à ces méditations, comme cela est évident d’après les propositions 6, 7 et 8 de cette partie.
En ce qui concerne la fermeté, en vue de chasser la crainte, il faut penser de la même façon, à savoir qu’il faut dénombrer et imaginer souvent les dangers communs [339] de la vie, et comment ils peuvent être le mieux évités et surmontés par la présence d’esprit et la force d’âme. Mais il faut remarquer qu’en ordonnant nos pensées et nos images, il nous faut toujours porter attention (selon le corollaire de la proposition 63, partie IV, et la proposition 59, partie III) sur ce qu’il y a de bon dans chaque chose, afin d’être ainsi toujours déterminés à agir par un sentiment de joie. Par exemple, si quelqu’un voit qu’il recherche trop la gloire, qu’il pense au bon usage qu’on en doit faire, et à quelle fin elle doit être recherchée et par quels moyens elle peut être acquise, mais non au mauvais usage qu’on en peut faire, et à sa vanité, et à l’inconstance des hommes, ou à d’autres choses de cette sorte auxquelles personne ne pense sinon d’une âme chagrine. Car c’est de telles pensées que les ambitieux surtout s’affligent le plus, quand ils désespèrent de parvenir à l’honneur qu’ils sollicitent, et, tandis qu’ils vomissent leur colère, ils veulent paraître sages. Aussi est-il certain que ceux-là sont le plus désireux de gloire, qui crient le plus sur le mauvais usage qu’on en fait et sur la vanité du monde. Et cela n’est pas propre aux ambitieux, mais est commun à tous ceux à qui la fortune est adverse et qui sont d’âme impuissante. En effet, l’avare, même pauvre, ne cesse de parler du mauvais usage de l’argent et des vices des riches ; ce par quoi il ne fait rien d’autre que de s’affliger et de montrer aux autres qu’il supporte d’une âme hostile non seulement sa pauvreté, mais encore les richesses des autres. De même aussi ceux qui sont mal reçus de leur maîtresse ne pensent à rien qu’à l’inconstance des femmes, à leur esprit de tromperie et à leurs autres vices dont on parle tant, toutes choses qu’ils oublient aussitôt, dès qu’ils sont de nouveau accueillis par leur maîtresse.
C’est pourquoi celui qui s’étudie à régler ses sentiments et ses appétits d’après le seul amour de la Liberté, il s’efforcera, autant qu’il peut, de connaître les vertus et leurs causes, et de remplir son âme du contentement qui naît de leur connaissance vraie ; mais pas du tout de [340] considérer les vices des hommes, de ravaler les hommes et de se réjouir d’une fausse apparence de liberté. Et celui qui observera diligemment cette règle (ce qui n’est pas difficile) et la mettra en pratique, il pourra certes en peu de temps diriger le plus souvent ses actions sous l’empire de la Raison.
PROPOSITION XI
D’autant une image se rapporte à plus de choses, d’autant elle est plus fréquente, autrement dit elle revit plus souvent et occupe davantage l’esprit.
DÉMONSTRATION
D’autant, en effet, une image, autrement dit un sentiment se rapporte à plus de choses, d’autant sont données plus de causes par lesquelles il peut être provoqué et favorisé, toutes causes que l’esprit (selon l’hypothèse) considère à la fois d’après le sentiment lui-même ; et par conséquent le sentiment est d’autant plus fréquent, autrement dit il revit plus souvent, et (selon la proposition 8) il occupe davantage l’esprit. C.Q.F.D.
PROPOSITION XII
Les images des choses se joignent plus facilement qu’aux autres, aux images qui se rapportent aux choses que nous comprenons clairement et distinctement.
DÉMONSTRATION
Les choses que nous comprenons clairement et distinctement sont ou bien les propriétés communes des choses, ou bien celles qui s’en déduisent (voir la définition de la Raison au scolie 2 de la proposition 40, partie II), et conséquemment elles sont plus souvent (selon la proposition précédente) provoquées en nous ; et par conséquent il peut plus facilement se faire que nous considérions les [341] autres choses à la fois avec celles-ci qu’avec d’autres, et conséquemment (selon la proposition 18, partie II) qu’elles se joignent plus facilement à celles-ci qu’à d’autres. C.Q.F.D.
PROPOSITION XIII
D’autant une image est jointe à un plus grand nombre d’autres, d’autant plus souvent elle revit.
DÉMONSTRATION
En effet, d’autant une image est jointe à un plus grand nombre d’autres, d’autant plus de causes (selon la proposition 18, partie II) sont données, par lesquelles elle peut être provoquée. C.Q.F.D.
PROPOSITION XIV
L’esprit peut faire que toutes les affections du corps, autrement dit les images des choses, soient rapportées à l’idée de Dieu.
DÉMONSTRATION
Il n’est aucune affection du corps dont l’esprit ne puisse former quelque concept clair et distinct (selon la proposition 4) ; et par conséquent il peut faire (selon la proposition 15, partie I) que toutes soient rapportées à l’idée de Dieu. C.Q.F.D.
PROPOSITION XV
Celui qui se comprend, soi et ses sentiments, clairement et distinctement, aime Dieu, et d’autant plus qu’il se comprend davantage, soi et ses sentiments.
[342]
DÉMONSTRATION
Celui qui se comprend, soi et ses sentiments, clairement et distinctement, se réjouit (selon la proposition 53, partie III), et cela avec accompagnement de l’idée de Dieu (selon la proposition précédente) ; et par conséquent (selon le paragraphe 6 des définitions des sentiments), il aime Dieu, et (pour la même raison) d’autant plus qu’il se comprend davantage, soi et ses sentiments. C.Q.F.D.
PROPOSITION XVI
Cet amour envers Dieu doit occuper l’esprit au plus haut point.
DÉMONSTRATION
Cet amour, en effet, est joint à toutes les affections du corps (selon la proposition 14), par lesquelles toutes il est favorisé (selon la proposition 15) ; et par conséquent (selon la proposition 11) il doit occuper l’esprit au plus haut point. C.Q.F.D.
PROPOSITION XVII
Dieu est exempt de passions et n’est affecté d’aucun sentiment de joie ou de tristesse.
DÉMONSTRATION
Toutes les idées, en tant qu’elles se rapportent à Dieu, sont vraies (selon la proposition 32, partie II), c’est-à-dire (selon la définition 4, partie II) adéquates ; et par conséquent (selon la définition générale des sentiments) Dieu est exempt de passions.
D’autre part, Dieu ne peut passer ni à une perfection plus grande ni à une moindre (selon le corollaire 2 de la proposition 20, partie I) ; et par conséquent (selon les paragraphes 2 et 3 des définitions des sentiments) il n’est affecté d’aucun sentiment de joie ni de tristesse. C.Q.F.D.
[343]
COROLLAIRE
Dieu, à proprement parler, n’aime personne et n’a personne en haine. Car Dieu (selon la proposition précédente) n’est affecté d’aucun sentiment de joie ni de tristesse, et conséquemment (selon les paragraphes 6 et 7 des définitions des sentiments) il n’aime non plus personne et n’a personne en haine.
PROPOSITION XVIII
Personne ne peut avoir Dieu en haine.
DÉMONSTRATION
L’idée de Dieu, qui est en nous, est adéquate et parfaite (selon les propositions 46 et 47, partie II) ; et par conséquent dans la mesure où nous considérons Dieu, nous sommes actifs (selon la proposition 3, partie III) ; et conséquemment (selon la proposition 59, partie III) aucune tristesse ne peut être donnée qu’accompagne l’idée de Dieu, c’est-à-dire (selon le paragraphe 7 des définitions des sentiments) que personne ne peut avoir Dieu en haine, C.Q.F.D.
COROLLAIRE
L’amour envers Dieu ne peut se tourner en haine.
SCOLIE
Mais on peut objecter que, en comprenant Dieu comme la cause de toutes choses, par là même nous considérons Dieu comme cause de tristesse. Or à cela je réponds que, dans la mesure où nous comprenons les causes de la tristesse, elle cesse (selon la proposition 3) d’être une passion, c’est-à-dire (selon la proposition 59, partie III) qu’elle cesse d’être tristesse ; et par conséquent dans la mesure où nous comprenons que Dieu est cause de tristesse, nous nous réjouissons.
[344]
PROPOSITION XIX
Qui aime Dieu ne peut faire effort pour que Dieu l’aime en retour.
DÉMONSTRATION
Si l’homme faisait un tel effort, il désirerait donc (selon le corollaire de la proposition 17) que Dieu, qu’il aime, ne fût pas Dieu, et conséquemment (selon la proposition 19, partie III) il désirerait être contristé, ce qui (selon la proposition 28, partie III) est absurde. Donc qui aime Dieu, etc. C.Q.F.D.
PROPOSITION XX
Cet amour envers Dieu ne peut être souillé par un sentiment ni d’envie ni de jalousie ; mais il est d’autant plus favorisé que nous imaginons un plus grand nombre d’hommes joints à Dieu par le même lien d’amour.
DÉMONSTRATION
Cet amour envers Dieu est le souverain bien, que nous pouvons appéter d’après le commandement de la Raison (selon la proposition 28, partie IV), et il est commun à tous les hommes (selon la proposition 36, partie IV), et nous désirons que tous en jouissent (selon la proposition 37, partie IV) ; et par conséquent (selon le paragraphe 23 des définitions des sentiments) il ne peut être sali par un sentiment d’envie, ni même (selon la proposition 18, et la définition de la jalousie qu’on voit au scolie de la proposition 35, partie III) par un sentiment de jalousie ; mais, au contraire (selon la proposition 31, partie III), il doit être d’autant plus favorisé que nous imaginons qu’un plus grand nombre d’hommes en jouissent. C.Q.F.D.
[345]
SCOLIE
Nous pouvons montrer de la même façon qu’il n’est donné aucun sentiment qui soit directement contraire à cet amour, par lequel cet amour même puisse être détruit ; et par conséquent nous pouvons conclure que cet amour envers Dieu est le plus constant de tous les sentiments, et que, en tant qu’il se rapporte au corps, il ne peut être détruit, si ce n’est avec le corps lui-même. En tant qu’il se rapporte à l’esprit seul, nous verrons par la suite de quelle nature il est.
Voilà donc que j’ai réuni tous les remèdes aux sentiments, autrement dit tout ce que l’esprit, considéré en soi seul, peut contre les sentiments. D’où il apparaît que la puissance de l’esprit sur les sentiments consiste :
1° Dans la connaissance même des sentiments (voir le scolie de la proposition 4) ;
2° En ce que l’esprit sépare les sentiments d’avec la pensée d’une cause extérieure que nous imaginons confusément (voir la proposition 2, avec ce même scolie de la proposition 4) ;
3° Dans le temps, par lequel les affections qui se rapportent aux choses que nous comprenons surmontent celles qui se rapportent aux choses que nous concevons d’une façon confuse ou tronquée (voir la proposition 7) ;
4° Dans la multitude des causes par lesquelles sont favorisées les affections qui se rapportent aux propriétés communes des choses ou à Dieu (voir les propositions 9 et 11) ;
5° Enfin dans l’ordre où l’esprit peut ordonner ses sentiments et les enchaîner entre eux (voir le scolie de la proposition 10, et, de plus, les propositions 12, 13 et 14).
Mais, pour mieux comprendre cette puissance de l’esprit sur les sentiments, il faut remarquer avant tout que nous appelons grands les sentiments, quand nous comparons le sentiment d’un homme avec le sentiment d’un autre et [346] que nous voyons l’un tourmenté plus que l’autre par le même sentiment, ou bien quand nous comparons entre eux les sentiments d’un seul et même homme et que nous trouvons celui-ci affecté ou ému par un sentiment plus que par un autre. Car (selon la proposition 5, partie IV) la force d’un sentiment quelconque se définit par la puissance d’une cause extérieure comparée avec la nôtre. Or la puissance de l’esprit se définit par la seule connaissance, et son impuissance ou sa passion par la seule privation de connaissance, c’est-à-dire qu’elle s’estime selon ce par quoi les idées sont dites inadéquates. D’où il suit que cet esprit est au plus haut point passif, dont des idées inadéquates constituent la plus grande partie, de sorte qu’on le distingue plus par ce en quoi il est passif que par ce en quoi il est actif ; et au contraire cet esprit est au plus haut point actif, dont des idées adéquates constituent la plus grande partie, de sorte que, encore que autant d’idées inadéquates soient en celui-ci qu’en celui-là, on le distingue cependant plus par les idées adéquates que l’on attribue à la vertu humaine que par les idées inadéquates qui prouvent l’impuissance humaine.
Il faut remarquer ensuite que les chagrins et l’infortune de l’âme tirent principalement leur origine d’un trop grand amour envers une chose qui est soumise à beaucoup de changements et dont nous ne pouvons jamais être maîtres. Personne, en effet, n’a de souci ou d’anxiété d’aucune chose, sinon de celle qu’il aime ; et les injures, les soupçons, les inimitiés, etc., ne naissent que de l’amour envers les choses dont personne ne peut être réellement maître. Aussi concevons-nous facilement par là ce que peut sur les sentiments la connaissance claire et distincte, et principalement ce troisième genre de connaissance (au sujet duquel voir le scolie de la proposition 47, partie II), dont le fondement est la connaissance même de Dieu. Cette connaissance, en effet, si elle n’enlève pas absolument les sentiments en tant qu’ils sont des passions (voir la proposition 3 avec le scolie de la proposition 4), fait au [347] moins qu’ils constituent la moindre partie de l’esprit (voir la proposition 14). En outre, elle engendre un amour envers une chose immuable et éternelle (voir la proposition 15) et dont nous sommes réellement maîtres (voir la proposition 45, partie II) ; et par suite cet amour ne peut être souillé d’aucun des vices qui se trouvent dans l’amour commun, mais il peut devenir toujours de plus en plus grand (selon la proposition 15), et occuper la plus grande partie de l’esprit (selon la proposition 16), et l’affecter largement.
J’en ai ainsi terminé avec tout ce qui regarde cette vie présente. En effet, ce que j’ai dit au commencement de ce scolie, à savoir que dans ce peu de propositions j’ai embrassé tous les remèdes aux sentiments, chacun pourra le voir facilement, qui portera son attention sur ce que nous avons dit dans ce scolie, et en même temps sur les définitions de l’esprit et de ses sentiments, et enfin sur les propositions 1 et 3 de la troisième partie. Il est donc temps maintenant que je passe à ce qui touche à la durée de l’esprit sans relation au corps.
PROPOSITION XXI
L’esprit ne peut rien imaginer et ne peut se souvenir des choses passées, si ce n’est pendant la durée du corps.
DÉMONSTRATION
L’esprit n’exprime l’existence actuelle de son corps et ne conçoit aussi les affections du corps comme actuelles, si ce n’est pendant la durée du corps (selon le corollaire de la proposition 8, partie II) ; et conséquemment (selon la proposition 26, partie II) il ne conçoit aucun corps comme existant en acte, si ce n’est pendant la durée de son corps ; et par suite il ne peut rien imaginer (voir la définition de l’imagination au scolie de la proposition 17, partie II) et ne peut se souvenir des choses passées, si ce n’est pendant la durée de son corps (voir la définition de [348] la mémoire au scolie de la proposition 18, partie II). C.Q.F.D.
PROPOSITION XXII
II est cependant nécessairement donné en Dieu une idée qui exprime l’essence de tel et tel corps humain sous l’espèce de l’éternité.
DÉMONSTRATION
Dieu est non seulement la cause de l’existence de tel et tel corps humain, mais encore de leur essence (selon la proposition 25, partie I), laquelle par suite doit être nécessairement conçue par l’essence même de Dieu (selon l’axiome 4, partie I), et cela avec une certaine nécessité éternelle (selon la proposition 16, partie I) ; et ce concept doit donc être nécessairement donné en Dieu (selon la proposition 3, partie II). C.Q.F.D.
PROPOSITION XXIII
L’esprit humain ne peut être absolument détruit avec le corps, mais il en persiste quelque chose qui est éternel.
DÉMONSTRATION
Il est nécessairement donné en Dieu un concept ou une idée qui exprime l’essence du corps humain (selon la proposition précédente), et qui, pour cette raison, est nécessairement quelque chose qui appartient à l’essence de l’esprit humain (selon la proposition 13, partie II). Mais nous n’attribuons à l’esprit humain aucune durée qui puisse être définie par le temps, si ce n’est en tant qu’il exprime l’existence actuelle du corps, laquelle s’explique par la durée et peut être définie par le temps ; c’est-à-dire (selon le corollaire de la proposition 8, partie II) que nous ne lui accordons la durée que pendant la durée du corps. Comme [349] cependant ce qui est conçu avec une certaine nécessité éternelle par l’essence même de Dieu est néanmoins quelque chose (selon la proposition précédente), ce quelque chose qui appartient à l’essence de l’esprit sera nécessairement éternel. C.Q.F.D.
SCOLIE
Cette idée, comme nous l’avons dit, qui exprime l’essence du corps sous l’espèce de l’éternité, est un certain mode de penser qui appartient à l’essence de l’esprit et qui est nécessairement éternel. Et cependant il ne peut se faire que nous nous souvenions d’avoir existé avant le corps, puisque aucunes traces n’en peuvent être données dans le corps, et que l’éternité ne peut être définie par le temps ni avoir aucune relation au temps. Mais néanmoins nous sentons et nous savons par expérience que nous sommes éternels. Car l’esprit ne sent pas moins les choses qu’il conçoit en les comprenant que celles qu’il a dans la mémoire. En effet, les yeux de l’esprit, par lesquels il voit et observe les choses, sont les démonstrations elles-mêmes. Aussi, quoique nous ne nous souvenions pas d’avoir existé avant le corps, nous sentons cependant que notre esprit, en tant qu’il enveloppe l’essence du corps sous l’espèce de l’éternité, est éternel, et que cette existence de l’esprit ne peut être définie par le temps ou expliquée par la durée. On peut donc dire que notre esprit dure et son existence peut être définie par un temps déterminé, dans la mesure seulement où il enveloppe l’existence actuelle du corps ; et dans cette mesure seulement il a la puissance de déterminer par le temps l’existence des choses et de les concevoir dans la durée.
PROPOSITION XXIV
D’autant plus nous comprenons les choses particulières, d’autant plus nous comprenons Dieu.
[350]
DÉMONSTRATION
Cela est évident d’après le corollaire de la proposition 25 de la première partie.
PROPOSITION XXV
Le suprême effort de l’esprit et sa souveraine vertu, c’est de comprendre les choses par le troisième genre de connaissance.
DÉMONSTRATION
Le troisième genre de connaissance s’étend de l’idée adéquate de certains attributs de Dieu à la connaissance adéquate de l’essence des choses (en voir la définition au scolie 2 de la proposition 40, partie II) ; et d’autant plus nous comprenons les choses de cette façon, d’autant plus (selon la proposition précédente) nous comprenons Dieu ; et par suite (selon la proposition 28, partie IV) la souveraine vertu de l’esprit, c’est-à-dire (selon la définition 8, partie IV) la puissance ou la nature de l’esprit, autrement dit (selon la proposition 7, partie III) son suprême effort, c’est de comprendre les choses par le troisième genre de connaissance. C.Q.F.D.
PROPOSITION XXVI
D’autant l’esprit est plus apte à comprendre les choses par le troisième genre de connaissance, d’autant plus il désire comprendre les choses par ce même genre de connaissance.
DÉMONSTRATION
Cela est évident. Car dans la mesure où nous concevons que l’esprit est apte à comprendre les choses par ce genre de connaissance, nous le concevons comme déterminé à comprendre les choses par ce même genre de connaissance, et conséquemment (selon le paragraphe 1 des définitions [351] des sentiments) d’autant l’esprit est plus apte à cela, d’autant plus il le désire. C.Q.F.D.
PROPOSITION XXVII
De ce troisième genre de connaissance naît la plus grande satisfaction de l’esprit qui puisse être donnée.
DÉMONSTRATION
La souveraine vertu de l’esprit, c’est de connaître Dieu (selon la proposition 28, partie IV), autrement dit de comprendre les choses par le troisième genre de connaissance (selon la proposition 25) ; et cette vertu est certes d’autant plus grande que l’esprit connaît davantage les choses par ce genre de connaissance (selon la proposition 24) ; et par conséquent celui qui connaît les choses par ce genre de connaissance passe à la plus grande perfection humaine, et conséquemment (selon le paragraphe 2 des définitions des sentiments) est affecté de la plus grande joie, et cela (selon la proposition 43, partie II) avec accompagnement de l’idée de soi-même et de sa propre vertu ; et par suite (selon le paragraphe 25 des définitions des sentiments) de ce genre de connaissance naît la plus grande satisfaction qui puisse être donnée. C.Q.F.D.
PROPOSITION XXVIII
L’effort ou le désir de connaître les choses par le troisième genre de connaissance ne peut naître du premier genre de connaissance, mais bien du deuxième.
DÉMONSTRATION
Cette proposition est évidente par elle-même. Car tout ce que nous comprenons clairement et distinctement, nous le comprenons ou par soi, ou par ce qui se conçoit par soi ; c’est-à-dire que les idées qui sont en nous claires et distinctes, autrement dit qui se rapportent au troisième genre [352] de connaissance (voir le scolie 2 de la proposition 40, partie II), ne peuvent suivre d’idées tronquées et confuses, qui (selon le même scolie) se rapportent au premier genre de connaissance, mais d’idées adéquates, autrement dit (selon le même scolie) du deuxième et du troisième genre de connaissance ; et par suite (selon le paragraphe 1 des définitions des sentiments) le désir de connaître les choses par le troisième genre de connaissance ne peut naître du premier, mais bien du deuxième. C.Q.F.D.
PROPOSITION XXIX
Tout ce que l’esprit comprend sous l’espèce de l’éternité, il le comprend, non du fait qu’il conçoit l’existence actuelle présente du corps, mais du fait qu’il conçoit l’essence du corps sous l’espèce de l’éternité.
DÉMONSTRATION
Dans la mesure où l’esprit conçoit l’existence présente de son corps, il conçoit la durée, qui peut se déterminer par le temps, et dans cette mesure seulement il a la puissance de concevoir les choses en relation avec le temps (selon la proposition 21 de cette partie et la proposition 26, partie II). Or l’éternité ne peut s’expliquer par la durée (selon la définition 8, partie I, et son explication). Donc l’esprit, dans cette mesure, n’a pas le pouvoir de concevoir les choses sous l’espèce de l’éternité. Mais, comme il est de la nature de la Raison de concevoir les choses sous l’espèce de l’éternité (selon le corollaire 2 de la proposition 44, partie II), et qu’il appartient aussi à la nature de l’esprit de concevoir l’essence du corps sous l’espèce de l’éternité (selon la proposition 23), et qu’à part ces deux choses, rien d’autre n’appartient à l’essence de l’esprit (selon la proposition 13, partie II) : donc cette puissance de concevoir les choses sous l’espèce de l’éternité n’appartient à l’esprit, si ce n’est en tant qu’il conçoit l’essence du corps sous l’espèce de l’éternité. C.Q.F.D.
[353]
SCOLIE
Nous concevons les choses comme actuelles de deux façons : ou en tant que nous concevons qu’elles existent en relation avec un certain temps et un certain lieu, ou en tant que nous concevons qu’elles sont contenues en Dieu et qu’elles suivent de la nécessité de la nature divine. Or celles qui sont conçues de cette seconde façon comme vraies ou réelles, nous les concevons sous l’espèce de l’éternité, et leurs idées enveloppent l’essence éternelle et infinie de Dieu, comme nous l’avons montré par la proposition 45 de la deuxième partie, dont on verra aussi le scolie.
PROPOSITION XXX
Notre esprit, dans la mesure où il se connaît, soi et le corps, sous l’espèce de l’éternité, a nécessairement la connaissance de Dieu, et sait qu’il est en Dieu et est conçu par Dieu.
DÉMONSTRATION
L’éternité est l’essence même de Dieu, en tant que celle-ci enveloppe l’existence nécessaire (selon la définition 8, partie I). Donc concevoir les choses sous l’espèce de l’éternité, c’est concevoir les choses en tant qu’elles se conçoivent par l’essence de Dieu comme des êtres réels, autrement dit en tant que par l’essence de Dieu elles enveloppent l’existence. Et par conséquent notre esprit, dans la mesure où il se conçoit, soi et le corps, sous l’espèce de l’éternité, a nécessairement la connaissance de Dieu et sait, etc. C.Q.F.D.
PROPOSITION XXXI
Le troisième genre de connaissance dépend de l’esprit comme de sa cause formelle, en tant que l’esprit lui-même est éternel.
[354]
DÉMONSTRATION
L’esprit ne conçoit rien sous l’espèce de l’éternité, si ce n’est en tant qu’il conçoit l’essence de son corps sous l’espèce de l’éternité (selon la proposition 29), c’est-à-dire (selon les propositions 21 et 23) si ce n’est en tant qu’il est éternel ; et par conséquent (selon la proposition précédente), en tant qu’il est éternel, il a la connaissance de Dieu, laquelle connaissance certes est nécessairement adéquate (selon la proposition 46, partie II) ; et par suite l’esprit, en tant qu’il est éternel, est apte à connaître tout ce qui peut suivre de cette connaissance donnée de Dieu (selon la proposition 40, partie II), c’est-à-dire à connaître les choses par le troisième genre de connaissance (en voir la définition au scolie 2 de la proposition 40, partie II), dont pour cette raison l’esprit (selon la définition 1, partie III), en tant qu’il est éternel, est la cause adéquate ou formelle. C.Q.F.D.
SCOLIE
Donc d’autant plus chacun est capable de ce genre de connaissance, d’autant mieux il est conscient de soi-même et de Dieu, c’est-à-dire d’autant il est plus parfait et plus heureux ; ce qui se verra encore plus clairement par ce qui suit. Mais il faut remarquer ici que, bien que nous soyons maintenant certains que l’esprit est éternel en tant qu’il conçoit les choses sous l’espèce de l’éternité, cependant, pour expliquer plus facilement et faire mieux comprendre ce que nous voulons montrer, nous le considérerons comme s’il commençait maintenant d’être et comme s’il commençait maintenant de comprendre les choses sous l’espèce de l’éternité, ainsi que nous avons fait jusqu’ici et qu’il nous est permis de faire sans aucun danger d’erreur, pourvu que nous ayons la précaution de ne rien conclure, sinon de prémisses évidentes.
[355]
PROPOSITION XXXII
Tout ce que nous comprenons par le troisième genre de connaissance, nous en éprouvons du plaisir, et cela avec accompagnement de l’idée de Dieu en tant que cause.
DÉMONSTRATION
De ce genre de connaissance naît la plus grande satisfaction de l’esprit qui puisse être donnée, c’est-à-dire (selon le paragraphe 25 des définitions des sentiments) la plus grande joie, et cela avec accompagnement de l’idée de soi-même (selon la proposition 27), et conséquemment (selon la proposition 30) avec accompagnement aussi de l’idée de Dieu, en tant que cause. C.Q.F.D.
COROLLAIRE
Du troisième genre de connaissance naît nécessairement l’Amour intellectuel de Dieu. Car de ce genre de connaissance naît (selon la proposition précédente) la joie qu’accompagne l’idée de Dieu en tant que cause, c’est-à-dire (selon le paragraphe 6 des définitions des sentiments) l’amour de Dieu, non en tant que nous l’imaginons comme présent (selon la proposition 29), mais en tant que nous comprenons que Dieu est éternel ; et c’est ce que j’appelle l’Amour intellectuel de Dieu.
PROPOSITION XXXIII
L’amour intellectuel de Dieu, qui naît du troisième genre de connaissance, est éternel.
DÉMONSTRATION
En effet, le troisième genre de connaissance (selon la proposition 31 de cette partie et l’axiome 3, partie I) [356] est éternel ; et par conséquent (selon le même axiome, partie I) l’amour qui en naît est nécessairement éternel aussi. C.Q.F.D.
SCOLIE
Quoique cet amour envers Dieu n’ait pas eu de commencement (selon la proposition précédente), il a cependant toutes les perfections de l’amour, comme s’il avait pris naissance, ainsi que nous nous le sommes figuré dans le corollaire de la proposition précédente. Et il n’y a ici aucune différence, sinon que l’esprit possède éternellement ces mêmes perfections que nous nous sommes figuré lui arriver, et cela avec accompagnement de l’idée de Dieu en tant que cause éternelle. Que si la joie consiste dans le passage à une perfection plus grande, la Béatitude certes doit consister en ce que l’esprit est doué de la perfection elle-même.
PROPOSITION XXXIV
L’esprit n’est soumis que pendant la durée du corps aux sentiments qui se rapportent à des passions.
DÉMONSTRATION
L’imagination est l’idée par laquelle l’esprit considère une chose comme présente (en voir la définition au scolie de la proposition 17, partie II), et qui cependant indique plus la présente constitution du corps humain que la nature de la chose extérieure (selon le corollaire 2 de la proposition 16, partie II). Un sentiment est donc (selon la définition générale des sentiments) l’imagination, en tant qu’elle indique la présente constitution du corps ; et par conséquent (selon la proposition 21) l’esprit n’est soumis que pendant la durée du corps aux sentiments qui se rapportent à des passions. C.Q.F.D.
[357]
COROLLAIRE
Il suit de là que nul amour, à part l’amour intellectuel, n’est éternel.
SCOLIE
Si nous portons attention à l’opinion commune des hommes, nous verrons qu’ils sont, à la vérité, conscients de l’éternité de leur esprit, mais qu’ils la confondent avec la durée et l’attribuent à l’imagination ou à la mémoire, qu’ils croient persister après la mort.
PROPOSITION XXXV
Dieu s’aime lui-même d’un amour intellectuel infini.
DÉMONSTRATION
Dieu est absolument infini (selon la définition 6, partie I), c’est-à-dire (selon la définition 6, partie II) que la nature de Dieu jouit d’une perfection infinie, et cela (selon la proposition 3, partie II) avec accompagnement de l’idée de soi-même, c’est-à-dire (selon la proposition 11 et la définition 1, partie I) de l’idée de sa propre cause ; et c’est là ce que, dans le corollaire de la proposition 32 de cette partie, nous avons dit être l’amour intellectuel.
PROPOSITION XXXVI
L’amour intellectuel de l’esprit envers Dieu est l’amour même de Dieu, dont Dieu s’aime lui-même, non en tant qu’il est infini, mais en tant qu’il peut être expliqué par l’essence de l’esprit humain considérée sous l’espèce de l’éternité ; c’est-à-dire que l’amour intellectuel de l’esprit envers Dieu est une partie de l’amour infini dont Dieu s’aime lui-même.
[358]
DÉMONSTRATION
Cet amour de l’esprit doit être rapporté aux actions de l’esprit (selon le corollaire de la proposition 32 de cette partie, et la proposition 3, partie III) ; et par suite il est l’action par laquelle l’esprit se considère lui-même, avec accompagnement de l’idée de Dieu en tant que cause (selon la proposition 32 et son corollaire), c’est-à-dire (selon le corollaire de la proposition 25, partie I, et le corollaire de la proposition 11, partie II) l’action par laquelle Dieu, en tant qu’il peut être expliqué par l’esprit humain, se considère lui-même, avec accompagnement de l’idée de soi-même ; et par conséquent (selon la proposition précédente) cet amour de l’esprit est une partie de l’amour infini dont Dieu s’aime lui-même. C.Q.F.D.
COROLLAIRE
Il suit de là que Dieu, en tant qu’il s’aime lui-même, aime les hommes, et conséquemment que l’amour de Dieu envers les hommes et l’amour intellectuel de l’esprit envers Dieu sont une seule et même chose.
SCOLIE
Nous comprenons clairement par là en quoi consiste notre salut, autrement dit la Béatitude ou la Liberté : à savoir dans l’amour constant et éternel envers Dieu, autrement dit dans l’amour de Dieu envers les hommes.
Et cet amour, ou Béatitude, dans les Livres saints, est appelé Gloire, non sans raison. Car, que cet amour soit rapporté à Dieu ou à l’esprit, il peut être justement appelé Satisfaction de l’âme, laquelle, à la vérité (selon les paragraphes 25 et 30 des définitions des sentiments), ne se distingue pas de la Gloire. En effet, en tant qu’il est rapporté à Dieu, il est (selon la proposition 35) la joie – qu’il nous soit permis de nous servir encore de ce mot – qu’accompagne l’idée de soi-même, de même qu’en [359] tant qu’il est rapporté à l’esprit (selon la proposition 27). D’autre part, comme l’essence de notre esprit consiste dans la seule connaissance, dont Dieu est le principe et le fondement (selon la proposition 15, partie I, et le scolie de la proposition 47, partie II), il nous devient manifeste par là, comment et de quelle manière notre esprit, quant à l’essence et à l’existence, suit de la nature divine et dépend continuement de Dieu. Ce que j’ai jugé qu’il valait la peine de faire remarquer ici, afin de montrer par cet exemple de quelle efficace est la connaissance des choses particulières que j’ai appelée intuitive ou du troisième genre (voir le scolie 2 de la proposition 40, partie II), et combien elle est supérieure à la connaissance universelle que j’ai dite être du deuxième genre. Car, quoique dans la première partie j’aie montré d’une façon générale que toutes choses (et conséquemment l’esprit humain aussi) dépendent de Dieu quant à l’essence et à l’existence, cette démonstration, bien qu’elle soit légitime et soustraite au risque du doute, n’affecte pourtant pas notre esprit de la même façon que quand on tire la même conclusion de l’essence même d’une chose particulière quelconque que nous disons dépendre de Dieu.
PROPOSITION XXXVII
Rien n’est donné dans la Nature qui soit contraire à cet amour intellectuel, autrement dit qui le puisse enlever.
DÉMONSTRATION
Cet amour intellectuel suit nécessairement de la nature de l’esprit, en tant qu’on la considère elle-même, par la nature de Dieu, comme une vérité éternelle (selon les propositions 33 et 29). Si donc quelque chose était donné qui fût contraire à cet amour, cela serait contraire au vrai ; et conséquemment ce qui pourrait enlever cet amour ferait que ce qui est vrai serait faux ; ce qui (comme il est connu [360] de soi) est absurde. Donc rien n’est donné dans la Nature, etc. C.Q.F.D.
SCOLIE
L’axiome de la quatrième partie regarde les choses particulières, en tant qu’on les considère en relation avec un certain temps et un certain lieu ; ce dont, je crois, personne ne doute.
PROPOSITION XXXVIII
D’autant plus de choses comprend l’esprit par le deuxième et le troisième genre de connaissance, d’autant moins il pâtit des sentiments qui sont mauvais, et moins il appréhende la mort.
DÉMONSTRATION
L’essence de l’esprit consiste dans la connaissance (selon la proposition 11, partie II). D’autant plus de choses donc connaît l’esprit par le deuxième et le troisième genre de connaissance, d’autant plus grande est la partie qui persiste de lui (selon les propositions 29 et 33), et conséquemment (selon la proposition précédente) d’autant plus grande en est la partie non touchée par les sentiments qui sont contraires à notre nature, c’est-à-dire (selon la proposition 30, partie IV) qui sont mauvais. Aussi d’autant plus de choses comprend l’esprit par le deuxième et le troisième genre de connaissance, d’autant plus grande en est la partie qui reste indemne, et conséquemment moins il pâtit des sentiments. C.Q.F.D.
SCOLIE
Nous comprenons par là ce que j’ai abordé au scolie de la proposition 39 de la quatrième partie et que j’ai promis d’expliquer dans celle-ci, à savoir que la mort est d’autant moins nuisible que l’esprit a une plus grande connaissance [361] claire et distincte, et conséquemment que l’esprit aime Dieu davantage. En autre, comme (selon la proposition 27) du troisième genre de connaissance naît la plus grande satisfaction qui puisse être donnée, il suit de là que l’esprit humain peut être de nature telle que ce que nous avons montré qui en périt avec le corps (voir la proposition 21) ne soit d’aucune importance eu égard à ce qui en persiste. Mais nous traiterons de cela bientôt plus amplement.
PROPOSITION XXXIX
Celui qui a un corps apte au plus grand nombre de choses, a un esprit dont la plus grande partie est éternelle.
DÉMONSTRATION
Celui qui a un corps apte à faire le plus grand nombre de choses, est le moins tourmenté par les sentiments qui sont mauvais (selon la proposition 38, partie IV), c’est-à-dire (selon la proposition 30, partie IV) par les sentiments qui sont contraires à notre nature ; et par conséquent (selon la proposition 10) il a le pouvoir d’ordonner et d’enchaîner les affections du corps suivant un ordre conforme à l’entendement, et par conséquent de faire (selon la proposition 14) que toutes les affections du corps soient rapportées à l’idée de Dieu ; d’où il arrivera (selon la proposition 15) qu’il soit affecté envers Dieu d’un amour qui (selon la proposition 16) doit occuper, autrement dit constituer, la plus grande partie de l’esprit, et par suite (selon la proposition 33) il a un esprit dont la plus grande partie est éternelle. C.Q.F.D.
SCOLIE
Comme les corps humains sont aptes à un très grand nombre de choses, il n’est pas douteux qu’ils ne puissent [362] être de nature telle qu’ils se rapportent à des esprits qui aient une grande connaissance d’eux-mêmes et de Dieu, et dont la plus grande ou la principale partie est éternelle, et par conséquent qui n’appréhendent guère la mort. Mais pour comprendre cela plus clairement, il faut remarquer ici que nous vivons dans un continuel changement et que, selon que nous changeons en mieux ou en pire, on nous dit heureux ou malheureux. En effet, celui qui de jeune enfant ou d’enfant est passé à l’état de cadavre est dit malheureux, et au contraire on tient pour un bonheur que nous puissions parcourir toute la durée de la vie avec un esprit sain dans un corps sain. Et de fait, celui qui, comme un jeune enfant ou un enfant, a un corps apte à très peu de choses et dépendant au plus haut degré des causes extérieures, a un esprit qui, considéré en soi seul, n’est presque en rien conscient de soi-même, ni de Dieu, ni des choses ; et au contraire, celui qui a un corps apte à un très grand nombre de choses, a un esprit qui, considéré en soi seul, est fort conscient de soi-même, et de Dieu, et des choses. Dans cette vie donc, nous faisons effort avant tout pour que le corps de l’enfance se change, autant que sa nature le souffre et s’y prête, en un autre qui soit apte à un très grand nombre de choses et se rapporte à un esprit qui soit au plus haut point conscient de soi-même, et de Dieu, et des choses, et tel que tout ce qui se rapporte à sa mémoire ou à son imagination soit à peine de quelque importance eu égard à l’entendement, comme je l’ai déjà dit au scolie de la proposition précédente.
PROPOSITION XL
D’autant chaque chose a plus de perfection, d’autant plus elle agit et moins elle pâtit ; et inversement, d’autant plus elle agit, d’autant elle est plus parfaite.
[363]
DÉMONSTRATION
D’autant chaque chose est plus parfaite, d’autant plus elle a de réalité (selon la définition 6, partie II), et conséquemment (selon la proposition 3, partie III, avec son scolie) d’autant plus elle agit et moins elle pâtit ; et cette démonstration se fait de la même façon en ordre inverse ; d’où il suit que, inversement, une chose est d’autant plus parfaite qu’elle agit davantage. C.Q.F.D.
COROLLAIRE
Il suit de là que la partie de l’esprit qui persiste, de quelque grandeur qu’elle soit, est plus parfaite que l’autre. Car la partie éternelle de l’esprit (selon les propositions 23 et 29) est l’entendement, par lequel seul nous sommes dits agir (selon la proposition 3, partie III). Quant à cette partie que nous avons montré qui périt, c’est l’imagination elle-même (selon la proposition 21), par laquelle seule nous sommes dits pâtir (selon la définition 3, partie III, et la définition générale des sentiments). Et par conséquent (selon la proposition précédente), la première, de quelque grandeur qu’elle soit, est plus parfaite que la seconde.
SCOLIE
Voilà ce que j’avais résolu de montrer au sujet de l’esprit, en tant qu’on le considère sans relation à l’existence du corps. De là, en même temps que de la proposition 21 de la première partie, et d’autres, il apparaît que notre esprit, en tant qu’il comprend, est un mode éternel de penser, qui est déterminé par un autre mode éternel de penser, et celui-ci à son tour par un autre, et ainsi à l’infini, de sorte que tous ensemble constituent l’entendement éternel et infini de Dieu.
[364]
PROPOSITION XLI
Quand même nous ne saurions pas que notre esprit est éternel, c’est cependant la Moralité et la Religion, et, d’une façon absolue, tout ce que, dans la quatrième partie, nous avons montré se rapporter à la fermeté et à la générosité, que nous regarderions comme les premières des choses.
DÉMONSTRATION
Le premier et l’unique fondement de la vertu ou de la droite manière de vivre (selon le corollaire de la proposition 22, et la proposition 24, partie IV), c’est de chercher ce qui est utile en propre. Or, pour déterminer ce que la Raison nous commande comme utile, nous n’avons eu nul égard à l’éternité de l’esprit, que nous avons connue seulement dans cette cinquième partie. Quoique donc nous fussions alors dans l’ignorance que l’esprit est éternel, c’est cependant ce que nous avons montré se rapporter à la fermeté et à la générosité, que nous avons regardé comme les premières des choses ; et par conséquent, quand même nous l’ignorerions encore maintenant, nous regarderions cependant ces prescriptions de la Raison comme les premières des choses. C.Q.F.D.
SCOLIE
La persuasion commune du vulgaire semble être autre. Car la plupart semblent croire qu’ils sont libres dans la mesure où il leur est permis d’obéir à leurs penchants, et qu’ils cèdent de leur droit dans la mesure où ils sont tenus de vivre d’après la prescription de la loi divine. La moralité donc, et la religion, et, d’une façon absolue, tout ce qui se rapporte à la force d’âme, ils croient que ce sont des fardeaux, qu’ils espèrent déposer après la mort, pour recevoir le prix de la servitude, à savoir de la moralité et de la religion ; et ce n’est pas par cet espoir seul, mais aussi [365] et principalement par la crainte d’être punis de cruels supplices après la mort, qu’ils sont induits à vivre d’après la prescription de la loi divine, autant que le permettent leur petitesse et leur âme impuissante. Et si les hommes n’avaient pas cet espoir et cette crainte, mais s’ils croyaient au contraire que les esprits périssent avec le corps, et qu’il ne reste aux malheureux épuisés par le fardeau de la moralité aucune vie au-delà, ils reviendraient à leurs dispositions et voudraient tout régler d’après leurs penchants et obéir à la fortune plutôt qu’à eux-mêmes. Ce qui ne me paraît pas moins absurde que si quelqu’un, parce qu’il ne croit pas pouvoir nourrir éternellement son corps de bons aliments, préférait se saturer de poisons et de substances mortifères ; ou bien, parce qu’il voit que l’esprit n’est pas éternel ou immortel, aime mieux, à cause de cela, être dément et vivre sans Raison : ce qui est absurde au point de mériter à peine d’être relevé.
PROPOSITION XLII
La Béatitude n’est pas la récompense de la vertu, mais la vertu elle-même ; et nous n’en jouissons pas parce que nous réprimons nos penchants, mais c’est au contraire parce que nous en jouissons, que nous pouvons réprimer nos penchants.
DÉMONSTRATION
La Béatitude consiste dans l’amour envers Dieu (selon la proposition 36 et son scolie), lequel amour naît du troisième genre de connaissance (selon le corollaire de la proposition 32) ; et par conséquent cet amour (selon les propositions 59 et 3, partie III) doit être rapporté à l’esprit en tant qu’il est actif ; et par suite (selon la définition 8, partie IV) il est la vertu elle-même. Ce qui était le premier point.
D’autre part, d’autant plus l’esprit jouit de cet amour divin ou de la Béatitude, d’autant plus il comprend (selon [366] la proposition 32), c’est-à-dire (selon le corollaire de la proposition 3) qu’il a une puissance d’autant plus grande sur les sentiments, et (selon la proposition 38) qu’il pâtit d’autant moins des sentiments qui sont mauvais. Et par conséquent, du fait que l’esprit jouit de cet amour divin ou de la Béatitude, il a le pouvoir de réprimer les penchants. Et comme la puissance humaine à réprimer les sentiments consiste dans l’entendement seul, personne donc ne jouit de la Béatitude parce qu’il a réprimé ses sentiments, mais c’est au contraire le pouvoir de réprimer les penchants qui naît de la Béatitude elle-même. C.Q.F.D.
SCOLIE
J’en ai ainsi terminé avec tout ce que je voulais montrer au sujet de la puissance de l’esprit sur les sentiments et au sujet de la liberté de l’esprit. D’où il apparaît combien le Sage est supérieur, et combien il est plus puissant que l’ignorant qui est poussé par ses seuls penchants. L’ignorant, en effet, outre qu’il est poussé de beaucoup de façons par les causes extérieures et ne possède jamais la vraie satisfaction de l’âme, vit en outre presque inconscient de soi-même, et de Dieu et des choses, et sitôt qu’il cesse de pâtir, il cesse en même temps aussi d’être. Le sage au contraire, en tant qu’il est considéré comme tel, comme son âme s’émeut à peine, mais que, par une certaine nécessité éternelle, il est conscient de soi-même, et de Dieu et des choses, ne cesse jamais d’être, mais possède toujours la vraie satisfaction de l’âme. Si maintenant la voie que j’ai montrée qui conduit à cela, paraît très ardue, elle peut cependant être trouvée. Et cela certes doit être ardu, qui se trouve si rarement. Car comment pourrait-il se faire, si le salut était facile et qu’il pût être trouvé sans grande peine, qu’il fût négligé par presque tous ? Mais tout ce qui est excellent est aussi difficile que rare.
FIN
[1] N.B. Entendez ici et dans la suite les hommes pour lesquels nous n’avons éprouvé aucun sentiment.
[2] OVIDE, Amours, II, 19.
[3] N.B. Nous avons montré dans le scolie de la proposition 13 de la deuxième partie que cela pouvait se produire, bien que l’Esprit humain fût une partie de l’entendement divin.
[4] [Pro Archia, 11.]
[5] [Ovide, Métamorphoses, VII, 20.]
[6] [Ecclésiaste, I, 18.]
[7] [Probablement Cervantès.]
Préface de Monsieur Newton
à la première édition des Principes en 1686
Les anciens, comme nous l’apprennent Pappus [1], firent beaucoup de cas de la mécanique dans l’interprétation de la nature, et les modernes ont enfin, depuis quelque temps, rejeté les formes substantielles et les qualités occultes, pour rappeler les Phénomènes naturels à des lois mathématiques. On s’est proposé dans ce Traité de contribuer à cet objet, en cultivant les Mathématiques en ce qu’elles ont de rapport avec la Philosophie naturelle.
Les anciens partagèrent la Mécanique en deux classes ; l’une théorique, qui procède par des démonstrations exactes ; l’autre pratique. De cette dernière ressortent tous les arts qu’on nomme Mécaniques, dont cette science a tiré sa dénomination : mais comme les Artisans ont coutume d’opérer peu exactement, de là est venu qu’on a tellement distingué la Mécanique de la Géométrie, que tout ce qui est exact, s’est rapportée à celle-ci, et ce qui l’était moins, à la première. Cependant les erreurs que commet celui qui exerce un art, sont de l’artiste et non de l’art. Celui qui opère moins exactement est un Mécanicien moins parfait, et conséquemment celui qui opérera parfaitement, sera le meilleur.
La Géométrie appartient en quelque chose à la Mécanique ; car c’est de cette dernière que dépend la description des lignes droites et des cercles sur lesquels elle est fondée. Il est effectivement nécessaire que celui qui veut s’instruire dans la Géométrie sache décrire ces lignes avant de prendre les premières leçons de cette science : après quoi on lui apprend comment les problèmes se résolvent par le moyen de ces opérations. On emprunte de la Mécanique leur solution : la Géométrie enseigne leur usage, et se glorifie du magnifique édifice qu’elle élève en empruntant si peu d’ailleurs. La Géométrie est donc fondée sur une pratique mécanique, et elle n’est autre chose qu’une branche de la Mécanique universelle qui traite et qui démontre l’art de mesurer. Mais comme les Arts usuels s’occupent principalement à remuer les corps, de là il est arrivé que l’on a assigné à la Géométrie, la grandeur pour objet, et à la Mécanique, le mouvement : ainsi la Mécanique théorique sera la science démonstrative des mouvements qui résultent des forces quelconques, des forces nécessaires pour engendrer des mouvements quelconques.
Les anciens qui ne considérèrent guères autrement la pesanteur que dans le poids à remuer, cultivèrent cette partie de la Mécanique dans leurs cinq puissances qui regardent les arts manuels ; mais nous qui avons pour objet, non les Arts, mais l’avancement de la Philosophie, ne nous bornant pas à considérer seulement les puissances manuelles, mais celles que la nature emploie dans ses opérations, nous traitons principalement de la pesanteur, la légèreté, la force électrique, la résistance des fluides et les autres forces de cette espèce, soit attractives, soit répulsives : c’est pourquoi nous proposons ce que nous donnons ici comme les principes Mathématiques de la Philosophie naturelle. En effet toute la difficulté de la Philosophie paraît consister à trouver les forces qu’emploie la nature, par les Phénomènes du mouvement que nous connaissons, et à démontrer ensuite, par là, les autres Phénomènes. C’est l’objet qu’on a eu en vue dans les propositions générales du Ier et IIe livre, et on en donne un exemple dans le IIIe en expliquant le système de l’Univers : car on y détermine par les propositions Mathématiques démontrées dans les deux premiers livres, les forces avec lesquelles les corps tendent vers le Soleil et les Planètes ; après quoi, à l’aide des mêmes propositions Mathématiques, on déduit de ces forces, les mouvements des Planètes, des Comètes, de la Lune et de la Mer. Il serait à désirer que les autres Phénomènes que nous présente la nature, pussent se dériver aussi heureusement des principes mécaniques : car plusieurs raisons me portent à soupçonner qu’ils dépendent tous de quelques forces dont les causes sont inconnues, et par lesquelles les particules des corps sont poussées les unes vers les autres, et s’unissent en figures régulières ou sont repoussées et se fuient mutuellement ; et c’est l’ignorance où l’on a été jusqu’ici de ces forces, qui a empêché les Philosophes de tenter l’explication de la nature avec succès. J’espère que les principes que j’ai posés dans cet Ouvrage pourront être de quelque utilité à cette manière de philosopher, ou à quelque autre plus véritable, si je n’ai pas touché au but.
L’ingénieux M. Halley, dont le savoir s’étend à tous les genres de littérature, a non seulement donné ses soins à cette Édition, en corrigeant les fautes de l’impression, et en faisant graver les figures : mais il est celui qui m’a engagé à la donner. Car après avoir obtenu de moi ce que j’avais démontré sur la forme des orbites planétaires, il ne cessa de me prier d’en faire part à la Société Royale, dont les instances et les exhortations gracieuses me déterminèrent à songer à publier quelque chose sur ce sujet. J’y travaillai ; mais après avoir entamé la question des irrégularités de la Lune, et diverses autres concernant les lois et la mesure de la pesanteur et des autres forces, les figures que décriraient les corps attirés par des forces quelconques, les mouvements de plusieurs corps entre eux, ceux qui se font dans des milieux résistants, les forces, les densités et les mouvements de ces milieux, les orbes enfin des Comètes ; je pensai qu’il était à propos d’en différer l’édition jusqu’à un autre temps, afin d’avoir le loisir de méditer sur ce qu’il restait à trouver, et de donner un ouvrage complet au public : ce que je fais à présent. À l’égard des mouvements lunaires, ce que j’en dis étant encore imparfait, je l’ai renfermé dans les corollaires de la proposition LXVI du Ier Livre, de crainte d’être obligé d’exposer et de démontrer chaque point en particulier : ce qui m’aurait engagé dans une prolixité superflue, et aurait troublé la suite des propositions.
J’ai mieux aimé placer dans quelques endroits, quoique peu convenables, des choses que j’ai trouvées trop tard, plutôt que de changer le numéro des propositions et des citations qui s’y rapportaient.
Je prie les savants de lire cet Ouvrage avec indulgence, et de regarder les défauts qu’ils y trouveront, moins comme dignes de blâme, que comme des objets qui méritent une recherche plus approfondie et de nouveaux efforts.
À Cambridge, du Collège de la Trinité, le 8 Mai 1686
Isaac Newton
20 mars 2025 13:48
La quantité de matière se mesure par la densité et le volume pris ensemble.
L’air devenant d’une densité double est quadruple en quantité lorsque l’espace est double, et sextuple si l’espace est triple. On en peut dire autant de la neige et de la poudre condensées par la liquéfaction ou la compression, aussi bien que dans tous les corps condensés par quelque cause que ce puisse être.
Je ne fais point attention ici au milieu qui passe librement entre les parties des corps, supposé qu’un tel milieu existe. Je désigne la quantité de matière par les mots de corps ou de masse. Cette quantité se connaît par le poids des corps : car j’ai trouvé par des expériences très exactes sur les pendules, que les poids des corps sont proportionnels à leur masse ; je rapporterai ces expériences dans la suite.
La quantité de mouvement est le produit de la masse par la vitesse.
Le mouvement total est la somme du mouvement de chacune des parties ; ainsi la quantité du mouvement est double dans un corps dont la masse est double, si la vitesse reste la même ; mais si on double la vitesse, la quantité du mouvement sera quadruple.
La force qui réside dans la matière (vis insita) est le pouvoir quelle a de résister. C’est par cette force que tout corps persévère de lui-même dans son état actuel de repos ou de mouvement uniforme en ligne droite.
Cette force est toujours proportionnelle à la quantité de matière des corps, et elle ne diffère de ce qu’on appelle l’inertie de la matière, que par la manière de la concevoir : car l’inertie est ce qui fait qu’on ne peut changer sans effort l’état actuel d’un corps, soit qu’il se meuve, soit qu’il soit en repos, ainsi on peut donner à la force qui réside dans les corps le nom très expressif de force d’inertie.
Le corps exerce cette force toutes les fois qu’il s’agit de changer son état actuel, et on peut la considérer alors sous deux différents aspects, ou comme résistante, ou comme impulsive : comme résistante, en tant que le corps s’oppose à la force qui tend à lui faire changer d’état ; comme impulsive, en tant que le même corps fait effort pour changer l’état de l’obstacle qui lui résiste.
On attribue communément la résistance aux corps en repos ; et la force impulsive à ceux qui se meuvent ; mais le mouvement et le repos, tels qu’on les conçoit communément, ne sont que respectifs : car les corps qu’on croit en repos ne sont pas toujours dans un repos absolu.
La force imprimée (vis impressa) est l’action par laquelle l’état du corps est changé, soit que cet état soit le repos, ou le mouvement uniforme en ligne droite.
Cette force consiste uniquement dans l’action, et elle ne subsiste plus dans le corps, dès que l’action vient à cesser. Mais le corps persévère par sa seule force d’inertie dans le nouvel état dans lequel il se trouve. La force imprimée peut avoir diverses origines, elle peut être produite par le choc, par la pression, et par la force centripète.
La force centripète est celle qui fait tendre les corps vers quelque point, comme vers un centre, soit qu’ils soient tirés ou poussés vers ce point, ou qu’ils y tendent d’une façon quelconque.
La gravité qui fait tendre tous les corps vers le centre de la Terre ; la force magnétique qui fait tendre le fer vers l’aimant, et la force, quelle qu’elle soit, qui retire à tout moment les planètes du mouvement rectiligne, et qui les fait circuler dans des courbes, sont des forces de ce genre.
La pierre qu’on fait tourner par le moyen d’une fronde, agit sur la main, en tendant la fronde, par un effort qui est d’autant plus grand qu’on la fait tourner plus vite, et elle s’échappe aussitôt qu’on ne la retient plus. La force exercée par la main pour retenir la pierre, laquelle est égale et contraire à la force par laquelle la pierre tend la fronde, étant donc toujours dirigée vers la main, centre du cercle décrit, est celle que j’appelle force centripète. Il en est de même de tous les corps qui se meuvent en rond, ils font tous effort pour s’éloigner du centre de leur révolution ; et sans le secours de quelque force qui s’oppose à cet effort et qui les retient dans leurs orbes, c’est-à-dire, de quelque force centripète, ils s’en iraient en ligne droite d’un mouvement uniforme.
Un projectile ne retomberait point vers la Terre, s’il n’était point animé par la force de la gravité, mais il s’en irait en ligne droite dans les cieux avec un mouvement uniforme, si la résistance de l’air était nulle. C’est donc par sa gravité qu’il est retiré de la ligne droite, et qu’il s’infléchit sans cesse vers la Terre ; et il s’infléchit plus ou moins, selon sa gravité et la vitesse de son mouvement. Moins la gravité du projectile sera grande par rapport à sa quantité de matière, plus il aura de vitesse, moins il s’éloignera de la ligne droite, et plus il ira loin avant de retomber sur la Terre.
Ainsi, si un boulet de canon était tiré horizontalement du haut d’une montagne, avec une vitesse capable de lui faire parcourir un espace de deux lieues avant de retomber sur la Terre : avec une vitesse double, il n’y retomberait qu’après avoir parcouru à peu près quatre lieues, et avec une vitesse décuple, il irait dix fois plus loin ; (pourvu qu’on n’ait point d’égard à la résistance de l’air,) et en augmentant la vitesse de ce corps, on augmenterait à volonté le chemin qu’il parcourrait avant de retomber sur la Terre, et on diminuerait la courbure de la ligne qu’il décrirait ; en sorte qu’il pourrait ne retomber sur la Terre qu’à la distance de 10, de 30, ou de 90 degrés ; ou qu’enfin il pourrait circuler autour, sans y retomber jamais, et même s’en aller en ligne droite à l’infini dans le ciel.
Or, par la même raison qu’un projectile pourrait tourner autour de la Terre par la force de la gravité, il se peut faire que la lune par la force de sa gravité, (supposé qu’elle gravite) ou par quelqu’autre force qui la porte vers la Terre, soit détournée à tout moment de la ligne droite pour s’approcher de la Terre, et qu’elle soit contrainte à circuler dans une courbe, et sans une telle force, la lune ne pourrait être retenue dans son orbite.
Si cette force était moindre qu’il ne convient, elle ne retirerait pas assez la Lune de la ligne droite, et si elle était plus grande, elle l’en retirerait trop, et elle la tirerait de son orbe vers la Terre. La quantité de cette force doit donc être donnée ; et c’est aux Mathématiciens à trouver la force centripète nécessaire pour faire circuler un corps dans une orbite donnée, et à déterminer réciproquement la courbe dans laquelle un corps doit circuler par une force centripète donnée, en partant d’un lieu quelconque donné, avec une vitesse donnée.
La quantité de la force centripète peut être considérée comme absolue, accélératrice et motrice.
La quantité, absolue de la force centripète est plus grande ou moindre, selon l’efficacité de la cause qui la propage du centre.
C’est ainsi que la force magnétique est plus grande dans un aimant que dans un autre, suivant la grandeur de la pierre, et l’intensité de sa vertu.
La quantité accélératrice de la force centripète est proportionnelle à la vitesse qu’elle produit dans un temps donné.
La force magnétique du même aimant est plus grande à une moindre distance, qu’à une plus grande. La force de la gravité est plus grande dans les plaines, et moindre sur le sommet des hautes montagnes, et doit être encore moindre (comme on le prouvera dans la suite) à de plus grandes distances de la Terre, et à des distances égales, elle est la même de tous côtés ; c’est pourquoi elle accélère également tous les corps qui tombent, soit qu’ils soient légers ou pesants, grands ou petits, abstraction faite de la résistance de l’air.
La quantité motrice de la force centripète est proportionnelle au mouvement qu’elle produit dans un temps donné.
Le poids des corps est d’autant plus grand, qu’ils ont plus de masse ; et le même corps pèse plus près de la surface de la Terre, que s’il était transporté dans le ciel. La quantité motrice de la force centripète est la force totale avec laquelle le corps tend vers le centre, et proprement son poids ; et on peut toujours la connaître en connaissant la force contraire et égale qui peut empêcher le corps de descendre.
J’ai appelé ces différentes quantités de la force centripète, motrices, accélératrices, et absolues, afin d’être plus court.
On peut, pour les distinguer, les rapporter aux corps qui sont attirés vers un centre, aux lieux de ces corps, et au centre des forces.
On peut rapporter la force centripète motrice au corps, en la considérant comme l’effort que fait le corps entier pour s’approcher du centre, lequel effort est composé de celui de toutes ses parties.
La force centripète accélératrice peut se rapporter au lieu du corps, en considérant cette force en tant qu’elle se répand du centre dans tous les lieux qui l’environnent, pour mouvoir les corps qui s’y rencontrent.
Enfin on rapporte la force centripète absolue au centre, comme à une certaine cause sans laquelle les forces motrices ne se propageraient point dans tous les lieux qui entourent le centre ; soit que cette cause soit un corps central quelconque, (comme l’aimant dans le centre de la force magnétique, et la Terre dans le centre de la force gravitante), soit que ce soit quelque autre cause qu’on n’aperçoit pas. Cette façon de considérer la force centripète est purement mathématique : et je ne prétends point en donner la cause physique.
La force centripète accélératrice est donc à la force centripète motrice, ce que la vitesse est au mouvement ; car de même que la quantité de mouvement est le produit de la masse par la vitesse, la quantité de la force centripète motrice est le produit de la force centripète accélératrice par la masse ; car la somme de toutes les actions de la force centripète accélératrice sur chaque particule du corps est la force centripète motrice du corps entier. Donc à la surface de la Terre où la force accélératrice de la gravité est la même sur tous les corps, la gravité motrice ou le poids des corps est proportionnel à leur masse ; et si on était placé dans des régions où la force accélératrice diminuait, le poids des corps y diminuerait pareillement ; ainsi il est toujours comme le produit de la masse par la force centripète accélératrice. Dans les régions où la force centripète accélératrice serait deux fois moindre, le poids d’un corps sous double ou sous triple serait quatre fois ou six fois moindre.
Au reste, je prends ici dans le même sens les attractions et les impulsions accélératrices et motrices, et je me sers indifféremment des mots d’impulsion, d’attraction, ou de propension quelconque vers un centre : car je considère ces forces mathématiquement et non physiquement ; ainsi le Lecteur doit bien se garder de croire que j’aie voulu désigner par ces mots une espèce d’action, de cause ou de raison physique, et lorsque je dis que les centres attirent, lorsque je parle de leurs forces, il ne doit pas penser que j’aie voulu attribuer aucune force réelle à ces centres que je considère comme des points mathématiques.
Je viens de faire voir le sens que je donne dans cet Ouvrage à des termes qui ne sont pas communément usités. Quant à ceux de temps, d’espace, de lieu et de mouvement, ils sont connus de tout le monde ; mais il faut remarquer que pour n’avoir considéré ces quantités que par leurs relations à des choses sensibles, on est tombé dans plusieurs erreurs.
Pour les éviter, il faut distinguer le temps, l’espace, le lieu, et le mouvement, en absolus et relatifs, vrais et apparents, mathématiques et vulgaires.
L’espace relatif est cette mesure ou dimension mobile de l’espace absolu, laquelle tombe sous nos sens par sa relation aux corps, et que le vulgaire confond avec l’espace immobile. C’est ainsi, par exemple, qu’un espace, pris au-dedans de la Terre ou dans le ciel, est déterminé par la situation qu’il a à l’égard de la Terre.
L’espace absolu et l’espace relatif sont les mêmes d’espèce et de grandeur ; mais ils ne le sont pas toujours de nombre ; car, par exemple, lorsque la Terre change de place dans l’espace, l’espace qui contient notre air demeure le même par rapport à la Terre, quoique l’air occupe nécessairement les différentes parties de l’espace dans lesquelles il passe, et qu’il en change réellement sans cesse.
III. Le lieu est la partie de l’espace occupée par un corps, et par rapport à l’espace, il est ou relatif ou absolu.
Je dis que le lieu est une partie de l’espace, et non pas simplement la situation du corps, ou la superficie qui l’entoure : car les solides égaux ont toujours des lieux égaux, quoique leurs superficies soient souvent inégales, à cause de la dissemblance de leurs formes, les situations, à parler exactement, n’ont point de quantité, ce sont plutôt des affections des lieux, que des lieux proprement dits.
De même que le mouvement ou la translation du tout hors de son lieu est la somme des mouvements ou des translations des parties hors du leur ; ainsi le lieu du tout est la somme des lieux de toutes les parties, et ce lieu doit être interne, et être dans tout le corps entier (et propterea internus et in corpore toto).
On distingue en astronomie le temps absolu du temps relatif par l’équation du temps. Car les jours naturels sont inégaux, quoiqu’on les prenne communément pour une mesure égale du temps ; et les Astronomes corrigent cette inégalité, afin de mesurer les mouvements célestes par un temps plus exact.
Il est très possible qu’il n’y ait point de mouvement parfaitement égal, qui puisse servir de mesure exacte du temps ; car tous les mouvements peuvent être accélérés et retardés, mais le temps absolu doit toujours couler de la même manière.
La durée ou la persévérance des choses est donc la même, soit que les mouvements soient prompts, soit qu’ils soient lents, et elle serait encore la même, quand il n’y aurait aucun mouvement, ainsi il faut bien distinguer le temps de ses mesures sensibles, et c’est ce qu’on fait par l’équation astronomique. La nécessité de cette équation dans la détermination des phénomènes se prouve assez par l’expérience des horloges à pendule, et par les observations des Éclipses des satellites de Jupiter.
L’ordre des parties de l’espace est aussi immuable que celui des parties du temps ; car si les parties de l’espace sortaient de leur lieu, ce serait, si l’on peut s’exprimer ainsi, sortir d’elles-mêmes. Les temps et les espaces n’ont pas d’autres lieux qu’eux-mêmes, et ils sont les lieux de toutes les choses. Tout est dans le temps, quant à l’ordre de la succession : tout est dans l’espace, quant à l’ordre de la situation. C’est là ce qui détermine leur essence, et il serait absurde que les lieux primordiaux se mussent. Ces lieux sont donc les lieux absolus, et la seule translation de ces lieux fait les mouvements absolus.
Comme les parties de l’espace ne peuvent être vues ni distinguées les unes des autres par nos sens, nous y suppléons par des mesures sensibles. Ainsi nous déterminons les lieux par les positions et les distances à quelque corps que nous regardons comme immobile, et nous mesurons ensuite les mouvements des corps par rapport à ces lieux ainsi déterminés : nous nous servons donc des lieux et des mouvements relatifs à la place des lieux et des mouvements absolus ; et il est à propos d’en user ainsi dans la vie civile : mais dans les matières philosophiques, il faut faire abstraction des sens, car il se peut faire qu’il n’y ait aucun corps véritablement en repos, auquel on puisse rapporter les lieux et les mouvements.
Le repos et le mouvement relatifs et absolus sont distingués par leurs propriétés, leurs causes et leurs effets. La propriété du repos est que les corps véritablement en repos y sont les uns à l’égard des autres. Ainsi, quoiqu’il soit possible qu’il y ait quelque corps dans la région des fixes, ou beaucoup au-delà, qui soit dans un repos absolu, comme on ne peut pas connaître par la situation qu’ont entre eux les corps d’ici-bas, si quelques uns de ces corps conservent ou non sa situation par rapport à ce corps éloigné, on ne saurait déterminer, par le moyen de leur situation que ces corps ont entre eux, s’ils sont véritablement en repos.
La propriété du mouvement est que les parties qui conservent des positions données par rapport aux touts participent aux mouvements de ces touts ; car si un corps se meut autour d’un axe, toutes ses parties font effort pour s’éloigner de cet axe, et s’il a un mouvement progressif, son mouvement total est la somme des mouvements de toutes ses parties. De cette propriété il suit que si un corps se meut, les corps qu’il contient, et qui sont par rapport à lui dans un repos relatif, se meuvent aussi ; et par conséquent le mouvement vrai et absolu ne saurait être défini par la translation du voisinage des corps extérieurs, que l’on considère comme en repos. Il faut que les corps extérieurs soient non seulement regardés comme en repos, mais qu’ils y soient véritablement : autrement les corps qu’ils renferment, outre leur translation du voisinage des ambiants, participeront encore au mouvement vrai des ambiants, et s’ils ne changeaient point de position par rapport aux parties des ambiants, ils ne seraient pas pour cela véritablement en repos ; mais ils seraient seulement considérés comme en repos. Les corps ambiants sont à ceux qu’ils contiennent, comme toutes les parties extérieures d’un corps sont à toutes ses parties intérieures, ou comme l’écorce est au noyau. Or l’écorce étant mue, le noyau se meut aussi, quoiqu’il ne change point sa situation par rapport aux parties de l’écorce qui l’environnent.
Il suit de cette propriété du mouvement qu’un lieu étant mû, tout ce qu’il contient se meut aussi, et par conséquent qu’un corps qui se meut dans un lieu mobile, participe au mouvement de ce lieu. Tous les mouvements qui s’exécutent dans des lieux mobiles ne sont donc que les parties des mouvements entiers et absolus. Le mouvement entier et absolu d’un corps est composé du mouvement de ce corps dans le lieu où l’on le suppose, du mouvement de ce lieu dans le lieu où il est placé lui-même, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’on arrive à un lieu immobile, comme dans l’exemple du Pilote dont on a parlé ci-dessus. Ainsi les mouvements entiers et absolus ne peuvent se déterminer qu’en les considérant dans un lieu immobile : et c’est pourquoi j’ai rapporté ci-dessus les mouvements absolus à un lieu immobile, et les mouvements relatifs à un lieu mobile. Il n’y a de lieux immobiles que ceux qui conservent à l’infini dans tous les sens leurs situations respectives ; et ce sont ces lieux qui constituent l’espace que j’appelle immobile.
Les causes par lesquelles on peut distinguer le mouvement vrai du mouvement relatif sont les forces imprimées dans les corps pour leur donner le mouvement : car le mouvement vrai d’un corps ne peut être produit ni changé que par des forces imprimées à ce corps même ; au lieu que son mouvement relatif peut être produit et changé, sans qu’il éprouve l’action d’aucune force : il suffit qu’il y ait des forces qui agissent sur les corps par rapport auxquels on le considère, puisque ces corps étant mus, la relation dans laquelle consiste le repos ou le mouvement relatif change, de même, le mouvement absolu d’un corps peut changer, sans que son mouvement relatif change ; car si les forces qui agissent sur ce corps agissaient en même temps sur ceux par rapport auxquels on le considère, et en telle sorte que les relations restassent toujours les mêmes, le mouvement relatif, qui n’est autre chose que ces relations, ne changerait point. Ainsi le mouvement relatif peut changer, tandis que le mouvement vrai et absolu reste le même, et il peut se conserver aussi, quoique le mouvement absolu change ; il est donc sûr que le mouvement absolu ne consiste point dans ces sortes de relations.
Les effets par lesquels on peut distinguer le mouvement absolu du mouvement relatif, sont les forces qu’ont les corps qui tournent pour s’éloigner de l’axe de leur mouvement ; car dans le mouvement circulaire purement relatif, ces forces sont nulles, et dans le mouvement circulaire vrai et absolu elles sont plus ou moins grandes, selon la quantité du mouvement.
Si on fait tourner en rond un vase attaché à une corde jusqu’à ce que la corde, à force d’être torse, devienne en quelque sorte inflexible ; si on met ensuite de l’eau dans ce vase, et qu’après avoir laissé prendre à l’eau et au vase l’état de repos, on donne à la corde la liberté de se détortiller, le vase acquerra par ce moyen un mouvement qui se conservera très longtemps : au commencement de ce mouvement la superficie de l’eau contenue dans le vase restera plane, ainsi qu’elle l’était avant que la corde se détortillât ; mais ensuite le mouvement du vase se communiquant peu à peu à l’eau qu’il contient, cette eau commencera à tourner, à s’élever vers les bords, et à devenir concave, comme je l’ai éprouvé, et son mouvement s’augmentant, les bords de cette eau s’élèveront de plus en plus, jusqu’à ce que les révolutions s’achevant dans des temps égaux à ceux dans lesquels le vase fait un tour entier, l’eau sera dans un repos relatif par rapport à ce vase. L’ascension de l’eau vers les bords du vase marque l’effort qu’elle fait pour s’éloigner du centre de son mouvement, et on peut connaître et mesurer par cet effort le mouvement circulaire vrai et absolu de cette eau, lequel est entièrement contraire à son mouvement relatif ; car dans le commencement où le mouvement relatif de l’eau dans le vase était le plus grand, ce mouvement n’excitait en elle aucun effort pour s’éloigner de l’axe de son mouvement : l’eau ne s’élevait point vers les bords du vase, mais elle demeurait plane, et par conséquent elle n’avait pas encore de mouvement circulaire vrai et absolu : lorsque ensuite le mouvement relatif de l’eau vint à diminuer, l’ascension de l’eau vers les bords du vase marquait l’effort qu’elle faisait pour s’éloigner de l’axe de son mouvement ; et cet effort, qui allait toujours en augmentant, indiquait l’augmentation de son mouvement circulaire vrai. Enfin ce mouvement vrai fut le plus grand, lorsque l’eau fut dans un repos relatif dans le vase. L’effort que faisait l’eau pour s’éloigner de l’axe de son mouvement, ne dépendait donc point de sa translation du voisinage des corps ambiants, et par conséquent le mouvement circulaire vrai ne peut se déterminer par de telles translations.
Le mouvement vrai circulaire de tout corps qui tourne est unique, et il répond à un seul effort qui est la mesure naturelle et exacte ; mais les mouvements relatifs sont variés à l’infini, selon toutes les relations aux corps extérieurs ; et tous ces mouvements, qui ne sont que des relations, n’ont aucun effet réel, qu’en tant qu’ils participent du mouvement vrai et unique. De-là, il suit que dans le système de ceux qui prétendent que nos cieux tournent au-dessous des cieux des Étoiles fixes, et qu’ils emportent les Planètes par leurs mouvements : toutes les parties des cieux, et les Planètes qui sont en repos par rapport aux cieux qui les environnent se meuvent réellement ; car elles changent leur position entre elles (au contraire de ce qui arrive aux corps qui sont dans un repos absolu) et étant transportées avec les cieux qui les entourent, elles font effort, ainsi que les parties des touts qui tournent, pour s’éloigner de l’axe du mouvement.
Les quantités relatives ne sont donc pas les véritables quantités dont elles portent le nom, mais ce sont les mesures sensibles, (exactes ou non exactes) que l’on emploie ordinairement pour les mesurer. Or comme la signification des mots doit répondre à l’usage qu’on en fait, on aurait tort si on entendait par les mots de temps, d’espace, de lieu et de mouvement, autre chose que les mesures sensibles de ces quantités, excepté dans le langage purement mathématique. Lorsqu’on trouve donc ces termes dans l’Écriture, ce serait faire violence au texte sacré, si au lieu de les prendre pour les quantités qui leur servent de mesures sensibles, on les prenait pour les véritables quantités absolues, ce serait de même aller contre le but de la Philosophie et des Mathématiques, de confondre ces mêmes mesures sensibles ou quantités relatives avec les quantités absolues qu’elles mesurent.
Il faut avouer qu’il est très difficile de connaître les mouvements vrais de chaque corps, et de les distinguer actuellement des mouvements apparents, parce que les parties de l’espace immobile dans lesquelles s’exécutent les mouvements vrais, ne tombent pas sous nos sens. Cependant il ne faut pas en désespérer entièrement, car on peut se servir, pour y parvenir, tant des mouvements apparents, qui sont les différences des mouvements vrais, que des forces qui sont les causes et les effets des mouvements vrais. Si, par exemple, deux globes attachés l’un à l’autre par le moyen d’un fil de longueur donnée viennent à tourner autour de leur centre commun de gravité, la tension du fil fera connaître l’effort qu’ils font pour s’écarter du centre du mouvement, et donnera par ce moyen la quantité du mouvement circulaire. Ensuite, si en frappant ces deux globes en même temps, dans des sens opposés, et avec des forces égales, on augmente ou on diminue le mouvement circulaire, on connaîtra par l’augmentation ou la diminution de la tension du fil, l’augmentation ou la diminution du mouvement ; et enfin on trouvera par ce moyen les côtés de ces globes où les forces doivent être imprimées pour augmenter le plus qu’il est possible le mouvement, c’est-à-dire, les côtés qui se meuvent parallèlement au fil, et qui suivent son mouvement, connaissant donc ces côtés et leurs opposés qui précèdent le mouvement du fil, on aura la détermination du mouvement.
On parviendrait de même à connaître la quantité et la détermination de ce mouvement circulaire dans un vide quelconque immense, où il n’y aurait rien d’extérieur ni de sensible à quoi on pût rapporter le mouvement de ces globes.
Si dans cet espace il se trouvait quelques autres corps très éloignés qui conservassent toujours entre eux une position donnée, tels que sont les étoiles fixes, on ne pourrait savoir par la translation relative des globes, par rapport à ces corps, s’il faudrait attribuer le mouvement aux globes, ou s’il le faudrait supposer dans ces corps ; mais si en faisant attention au fil qui joint les globes, on trouvait sa tension telle que le mouvement des globes le requiert ; alors non seulement on verrait avec certitude que ce sont les globes qui se meuvent, et que les autres corps sont en repos ; mais on aurait la détermination du mouvement de ces globes par leurs translations relatives à l’égard des corps.
On fera voir plus amplement dans la suite comment les mouvements vrais peuvent se connaître par leurs causes, leurs effets, et leurs différences apparentes, et comment on peut connaître au contraire par les mouvements vrais ou apparents leurs causes et leurs effets, et c’est principalement dans cette vue qu’on a composé cet Ouvrage.
Tout corps persévère dans l’état de repos ou de mouvement uniforme en ligne droite dans lequel il se trouve, à moins que quelque force n’agisse sur lui, et ne le contraigne à changer d’état.
Les projectiles par eux-mêmes persévèrent dans leurs mouvements, mais la résistance de l’air les retarde, et la force de la gravité les porte vers la Terre. Une toupie, dont les parties se détournent continuellement les unes les autres de la ligne droite par leur cohérence réciproque, ne cesse de tourner, que parce que la résistance de l’air la retarde peu à peu. Les planètes et les comètes qui sont de plus grandes masses, et qui se meuvent dans des espaces moins résistants, conservent plus longtemps leurs mouvements progressifs et circulaires.
Les changements qui arrivent dans le mouvement sont proportionnels à la force motrice, et se font dans la ligne droite dans laquelle cette force a été imprimée.
Si une force produit un mouvement quelconque, une force double de cette première produira un mouvement double, et une force triple un mouvement triple, soit qu’elle ait été imprimée en un seul coup, soit qu’elle l’ait été peu à peu et successivement, et ce mouvement, étant toujours déterminé du même côté que la force génératrice, sera ajouté au mouvement que le corps est supposé avoir déjà, s’il conspire avec lui ; ou en sera, retranché, s’il lui est contraire, ou bien sera retranché ou ajouté en partie, s’il lui est oblique ; et de ces deux mouvements il s’en formera un seul, dont la détermination sera composée des deux premières.
L’action est toujours égale et opposée à la réaction ; c’est-à-dire, que les actions de deux corps l’un sur l’autre sont toujours égales, et dans des directions contraires.
Tout corps qui presse ou tire un autre corps est en même temps tiré ou pressé lui-même par cet autre corps. Si on presse une pierre avec le doigt, le doigt est pressé en même temps par la pierre. Si un cheval tire une pierre par le moyen d’une corde, il est également tiré par la pierre : car la corde qui les joint et qui est tendue des deux côtés, fait un effort égal pour tirer la pierre vers le cheval, et le cheval vers la pierre ; et cet effort s’oppose autant au mouvement de l’un, qu’il excite le mouvement de l’autre.
Si un corps en frappe un autre, et qu’il change son mouvement, de quelque façon que ce soit, le mouvement du corps choquant sera aussi changé de la même quantité et dans une direction contraire par la force du corps choqué, à cause de l’égalité de leur pression mutuelle.
Par ces actions mutuelles, il se fait des changements égaux, non pas de vitesse, mais de mouvement, pourvu qu’il ne s’y mêle aucune cause étrangère ; car les changements de vitesse qui se font de la même manière dans des directions contraires doivent être réciproquement proportionnels aux masses, à cause que les changements de mouvement sont égaux. Cette loi a lieu aussi dans les attractions, comme je le prouverai dans le scholie suivant.
Un corps poussé par deux forces parcourt, par leurs actions réunies, la diagonale d’un parallélogramme dans le même temps, dans lequel il aurait parcouru ses côtés séparément.
(Fig. 1)
Si le corps, pendant un temps donné, eut été transporté de A en B, d’un mouvement uniforme par la seule force M imprimée en A ; et que par la seule force N, imprimée dans le même lieu A, il eut été transporté de A en C, le corps par ces deux forces réunies sera transporté dans le même temps dans la diagonale AD du parallélogramme ABCD ; car puisque la force N agit selon la ligne AC parallèle à BD, cette force, selon la seconde loi du mouvement, ne changera rien à la vitesse avec laquelle ce corps s’approche de cette ligne BD, par l’autre force M. Le corps s’approchera donc de la ligne BD dans le même temps, soit que la force N lui soit imprimée, soit qu’elle ne le soit pas ; ainsi à la fin de ce temps il sera dans quelque point de cette ligne BD. On prouvera, de la même manière qu’à la fin de ce même temps le corps sera dans un point quelconque de la ligne CD. Donc il sera nécessairement dans le point d’intersection D de ces deux lignes, et par la première loi il ira d’un mouvement rectiligne de A en D.
D’où l’on voit qu’une force directe AD est composée des forces obliques quelconques AB et BD, et réciproquement qu’elle peut toujours se résoudre dans les forces obliques quelconques AB et BD. Cette résolution et cette composition des forces se trouve confirmée à tout moment dans la mécanique.
(Fig. 2)
Supposons que du centre O d’une roue partent des rayons inégaux OM, ON, qui soutiennent par des fils MA, NP des poids A et P, et qu’on cherche les forces de ces poids pour faire tourner cette roue.
On mènera d’abord par le centre O la droite KOL perpendiculaire en K et en L aux fils MA, NP, et du centre O et de l’intervalle OL, le plus grand des intervalles OK, OL on décrira un cercle. On tirera ensuite par le centre O, et par l’intersection D de ce cercle avec le fil MA la droite OD à laquelle on mènera par A la parallèle AC, terminée en C par la droite DC, qui lui est perpendiculaire. Cela posé, comme il est indifférent que les points K, L, D, des fils soient attachés ou non au plan de la roue, les poids feront le même effet, soit qu’ils soient attachés aux points K et L, soit qu’ils soient attachés aux points D et L.
Soit donc exprimée la force totale du corps A par la ligne AD, et soit cette force décomposée dans les deux forces AC, et CD, la première AC tirant le rayon OD dans sa direction, ne contribue point au mouvement de la roue, mais la seconde DC tirant le rayon OD perpendiculairement, fait le même effet que si elle tirait perpendiculairement le rayon OL égal à OD, c’est-à-dire qu’elle sera équivalente au poids P, pourvu que ce poids soit au poids A, comme la force DC est à la force DA, ou, ce qui revient au même (à cause des triangles semblables ADC, DOK) comme OK à OD ou OL : donc si les poids A et P sont pris dans la raison renversée des rayons OK, OL, auxquels ils sont appliqués, ils seront en équilibre, ce qui est la propriété si connue du levier, de la balance, et du treuil. Si l’un des poids est à l’autre dans une plus grande raison, sa force en sera d’autant plus grande pour mouvoir la roue.
Supposons présentement que le poids p égal au poids P, soit en partie soutenu par le fil Np, et en partie par le plan pG, on mènera pH et NH, la première perpendiculaire à l’horizon, et l’autre au plan pG, et prenant pH pour exprimer la force avec laquelle le corps p tend en en bas, on décomposera cette force dans les deux pH et NH. Imaginant ensuite que le poids p, au lieu d’être attaché au fil Np, fut arrêté par un plan pQ perpendiculaire à la direction Np, et coupant le plan pG, dans une ligne parallèle à l’horizon, il est clair que les forces avec lesquelles le corps presserait les plans pQ, pG, qui le retiendraient dans cette supposition, seraient exprimées, la première par pN, et la seconde par HN. Donc en supprimant le plan pQ, et laissant le fil Np qui fait absolument le même effet, la tension de ce fil sera la même force pN avec laquelle le plan pQ était pressé.
Ainsi la tension du fil, lorsqu’il est dans la situation oblique pN, est à la tension du même fil, lorsqu’il a, comme dans le cas précédent, la situation perpendiculaire PN, comme pN à pH. C’est pourquoi si le poids p est au poids A dans la raison composée de la raison réciproque des moindres distances du centre de la roue aux fils pN et AM, et de la raison directe de pH à pN ; ces poids auront une égale force pour faire mouvoir la roue, et seront par conséquent en équilibre, ce dont tout le monde peut reconnaître la vérité.
Le poids p, en s’appuyant sur ces deux plans obliques, est dans le même cas qu’un coin entre les deux surfaces internes du corps qu’il fend : et on peut connaître par là, les forces du coin et du marteau : puisqu’en effet la force avec laquelle le corps p, presse le plan pQ, est à la force avec laquelle ce même corps est poussé vers ces plans, suivant la ligne perpendiculaire pH, par la force de sa gravité ou par les coups du marteau, comme pN à pH ; et à la force par laquelle il presse l’autre plan pG, comme pN à HN.
On peut par une semblable décomposition des forces trouver la force de la vis ; car la vis n’est autre chose qu’un coin mû par un levier, ce qui fait voir la fécondité de ce Corollaire, et fournit de nouvelles preuves de la vérité ; il peut servir de base à toute la mécanique dans laquelle on a employé jusqu’à présent tant de différents principes.
On en tire aisément, par exemple, les forces de toutes les machines composées de roues, de tambours, de poulies, de leviers, de cordes tendues, de poids montants directement ou obliquement, et enfin de toutes les puissances dont les machines sont ordinairement composées ; on en tirerait aussi les forces nécessaires aux tendons pour mouvoir les membres des animaux.
La quantité de mouvement, qui résulte de la somme de tous les mouvements vers le même côté, et de leurs différences vers des côtés opposés, ne change point par l’action des corps entre eux.
L’action et la réaction sont égales, suivant la troisième loi, donc par la seconde elles produisent dans les mouvements des changements égaux dans des directions opposées. Donc si les mouvements se font du même côté ; ce qui sera ajouté au mouvement du corps chassé, doit être ôté du mouvement de celui qui le suit, en sorte que la somme des mouvements demeure la même qu’auparavant. Si les corps viennent de deux côtés opposés, il faudra retrancher également du mouvement de ces deux corps, et par conséquent la différence des mouvements vers des côtés opposés demeurera toujours la même.
Supposons, par exemple, que la boule A soit triple de la boule B, et qu’elle ait deux parties de vitesse, et que B la suive dans la même ligne droite avec 10 parties de vitesse, le mouvement du corps A sera à celui du corps B, comme 6 à 10 : prenant donc 6 et 10 pour exprimer les quantités de mouvement de ces corps, 16 sera la somme de leurs mouvements.
Lorsque ces corps viendront à se rencontrer, si le corps A gagne 3, 4 ou 5 parties de mouvement, le corps B en perdra autant, en sorte que le corps A, après la réflexion continuant son chemin avec 9, 10 ou 11 parties de mouvement, le corps B, ira avec 7, 6 ou 5, et la somme sera toujours de 16 parties comme auparavant. Si le corps A gagne 9, 10, 11 ou 12 parties, et qu’il poursuive par conséquent son chemin après le choc avec 15, 16, 17 ou 18 parties de mouvement ; le corps B perdant tout ce que le corps A gagne, continuera de se mouvoir vers le même côté avec une partie de mouvement, après en avoir perdu 9, ou il restera en repos, ayant perdu les 10 parties de mouvement progressif qu’il avait, ou il retournera vers le côté opposé avec un degré de mouvement, après avoir perdu tout ce qu’il avait et même une partie de plus (si je puis m’exprimer ainsi), ou bien enfin il retournera vers le côté opposé avec deux parties de mouvement, après avoir perdu 12 parties de son mouvement progressif. Ainsi les sommes des mouvements conspirants 15 + 1 ou 16 + 0, et les différences des mouvements opposés 17 – 1 et 18 – 2, feront toujours 16 parties comme avant le choc et la réflexion : connaissant donc la quantité de mouvement avec laquelle les corps se meuvent après la réflexion, on trouvera la vitesse de chacun, en supposant que cette vitesse soit à la vitesse avant la réflexion, comme le mouvement après la réflexion est au mouvement avant la réflexion. Ainsi dans le dernier cas, où le corps A avait 6 parties de mouvement avant la réflexion, et 18 après, et 2 de vitesse avant la réflexion ; on trouverait que la vitesse après la réflexion serait 6, en disant, comme 6 parties de mouvement avant la réflexion, sont à 18 parties après la réflexion ; ainsi 2 de vitesse avant la réflexion sont à 6 de vitesse après la réflexion.
Si les corps n’étaient pas sphériques, ou que se mouvant suivant diverses lignes droites, ils vinssent à se choquer obliquement, pour trouver leur mouvement après la réflexion ; il faudra commencer par connaître la situation du plan qui touche tous les corps choquants au point de concours : ensuite (par le Cor. 2) on décomposera le mouvement de chaque corps en deux mouvements, l’un perpendiculaire et l’autre parallèle à ce plan tangent : et comme les corps n’agissent les uns sur les autres que selon la ligne perpendiculaire au plan tangent, les mouvements parallèles seront les mêmes après et avant la réflexion ; et les mouvements perpendiculaires éprouveront des changements égaux vers les côtés opposés ; en sorte que la somme des mouvements conspirants et la différence des mouvements opposés resteront toujours les mêmes qu’auparavant. C’est de ces sortes de réflexions que viennent ordinairement les mouvements circulaires des corps autour de leurs centres ; mais je ne considérerai point ces cas dans la suite, parce qu’il serait trop long de démontrer tout ce qui y a rapport.
Le centre commun de gravité de deux corps ou de plusieurs corps ne change point son état de mouvement ou de repos, par l’action réciproque de ces corps ; ainsi le centre commun de gravité de tous les corps qui agissent les uns sur les autres (supposé qu’il n’y ait aucune action ni aucun obstacle extérieur) est toujours en repos, ou se meut uniformément en ligne droite.
Car, si deux points se meuvent uniformément en ligne droite, et que leur distance soit divisée en raison donnée, le point de division sera en repos, ou il se mouvra uniformément en ligne droite. C’est ce qu’on trouvera démontré ci-après dans le Lemme 23 et dans son Corollaire, pour le cas où les deux points se meuvent dans le même plan ; et ce qui se démontre facilement par la même méthode pour le cas où les deux points seraient dans des plans différents. Donc, si des corps quelconques se meuvent uniformément en ligne droite, le commun centre de gravité de deux de ces corps, ou sera en repos, ou se mouvra uniformément en ligne droite ; parce que la ligne qui joint les centres de ces corps, sera divisée par leur centre commun de gravité dans une raison donnée. De même le commun centre de gravité de ces deux corps et d’un troisième, sera en repos ou se mouvra uniformément en ligne droite ; à cause que la ligne qui joint le centre commun de gravité de ces deux corps, et le centre du troisième sera encore divisée par le commun centre de gravité de ces trois corps en raison donnée. Enfin le commun centre de gravité de ces trois corps et d’un quatrième quelconque sera, en repos ou sera mû uniformément en ligne droite ; parce que la ligne qui joint le centre commun de gravité de ces trois corps et le centre du quatrième sera divisée par le centre commun de gravité de ces quatre corps en raison donnée et ainsi à l’infini. Donc dans un système de corps, dont les actions réciproques les uns sur les autres ne sont point troublées par aucune action ou empêchement externe, et donc par conséquent chacun se meut uniformément en ligne droite, le commun centre de gravité de tous ces corps sera en repos ou sera mû uniformément en ligne droite.
De plus, dans un système composé de deux corps qui agissent l’un sur l’autre, les distances des centres de chacun de ces corps à leur commun centre de gravité étant en raison réciproque de la masse de ces corps ; les mouvements relatifs de ces corps, pour s’éloigner ou pour s’approcher de ce centre commun de gravité, seront égaux entre eux. Donc, ni les changements égaux qui se font dans le mouvement de ces corps en sens contraire, ni par conséquent leur action mutuelle l’un sur l’autre, ne changeront rien à l’état de leur centre commun de gravité qui ne sera ni accéléré ni retardé, et qui ne recevra enfin aucune altération dans son état de mouvement ou de repos.
Puisque dans un système de plusieurs corps, le centre de gravité de deux quelconques de ces corps qui agissent l’un sur l’autre, ne change point d’état par cette action ; et que le commun centre de gravité des autres, avec lesquels cette action n’a aucun rapport, n’en souffre aucune altération ; la distance de ces deux centres sera divisée par le centre commun de tous ces corps dans des parties réciproquement proportionnelles aux sommes totales des corps dont ils sont les centres ; et par conséquent ces deux centres conservant leur état de repos ou de mouvement, le centre commun de tous ces corps conservera aussi le sien, car il est clair que le centre commun de tous ces corps ne changera point son état de repos ou de mouvement par les actions de deux quelconques de ces corps entre eux.
Or, dans un tel système, toutes les actions des corps les uns sur les autres, ou sont exercées entre deux corps, ou sont composées d’actions entre deux corps, et par conséquent elles ne produisent aucun changement dans l’état de repos ou de mouvement du centre commun de tous ces corps. C’est pourquoi comme ce centre est en repos, ou qu’il se meut uniformément en ligne droite, lorsque les corps n’agissent point les uns par les autres, il continuera de même, malgré l’action réciproque de ces corps, à être en repos, ou à se mouvoir uniformément en ligne droite, pourvu qu’il ne soit point tiré de son état par des forces étrangères.
La loi d’un système de plusieurs corps est donc la même que celle d’un corps seul, quant à la permanence dans l’état de repos ou de mouvement uniforme en ligne droite où ils se trouvent. Et le mouvement progressif d’un corps ou d’un système de corps, doit toujours s’estimer par le mouvement de leur centre de gravité.
Les mouvements des corps enfermés dans un espace quelconque sont les mêmes entre eux, soit que cet espace soit en repos, soit qu’ils se meuvent uniformément en ligne droite sans mouvement circulaire.
Car les différences des mouvements qui tendent vers le même côté, et les sommes de ceux qui tendent vers des côtés opposés, sont les mêmes au commencement du mouvement dans l’un et l’autre cas (par l’hypothèse) mais c’est de ces sommes ou de ces différences qu’on tire l’effort avec lequel les corps se choquent mutuellement : donc par la seconde loi les effets du choc seront les mêmes dans ces deux cas ; et par conséquent les mouvements de ces corps entre eux, dans un de ces cas, demeureront égaux à leurs mouvements entre eux dans l’autre cas, ce que l’expérience confirme tous les jours. Car les mouvements qui se font dans un vaisseau sont les mêmes entre eux, soit que le vaisseau marche uniformément en ligne droite, soit qu’il soit en repos.
Si des corps se meuvent entre eux d’une façon quelconque, et qu’ils soient poussés par des forces accélératrices égales, et qui agissent sur eux, suivant des lignes parallèles, ils continueront à se mouvoir entre eux de la même manière que si ces forces ne leur avaient pas été imprimées.
Car ces forces agissant également (par rapport à la quantité de matière des corps à mouvoir) et suivant des lignes parallèles, elles feront mouvoir tous ces corps avec des vitesses égales par la seconde loi. Ainsi elles ne changeront point les positions et les mouvements de ces corps entre eux.
Les principes que j’ai expliqué jusqu’à présent sont reçus de tous les Mathématiciens, et confirmés par une infinité d’expériences. Les deux premières lois du mouvement et les deux premiers Corollaires ont fait découvrir à Galilée que la descente des graves est en raison doublée du temps, et que les projectiles décrivent une parabole ; ce qui est conforme à l’expérience, si on fait abstraction de la résistance de l’air qui retarde un peu tous ces mouvements.
La gravité étant uniforme, elle agit également à chaque particule égale de temps, ainsi elle imprime au corps qui tombe des vitesses et des forces égales : et dans le temps total elle lui imprime une force totale et une vitesse totale proportionnelle au temps. Mais les espaces décrits dans des temps proportionnels, sont comme les vitesses et les temps conjointement, c’est-à-dire, en raison doublée des temps. Donc, lorsque les corps sont jetés en haut, la gravité leur imprime des forces et leur ôte des vitesses proportionnelles au temps. Ainsi les temps que ces corps mettent à monter à la plus grande hauteur, sont comme les vitesses que la gravité leur fait perdre, et ces hauteurs sont comme les temps multipliés par les vitesses, ou en raison doublée des vitesses. Le mouvement d’un corps jeté suivant une ligne droite quelconque, est donc composé du mouvement de projection et du mouvement que la gravité lui imprime. En sorte que si le corps A, par le seul mouvement de projection peut décrire dans un temps donné la droite AB, et que par le seul mouvement qui le porte vers la Terre, il puisse décrire la ligne AC dans le même temps : en achevant le parallélogramme ABCD, ce corps, par un mouvement composé, sera à la fin de ce temps au lieu D ; et la courbe AED qu’il décrira sera une parabole que la droite AB touchera au point A, et dont l’ordonnée BD sera proportionnelle à AB2.
(Fig. 3)
C’est sur ces mêmes lois et sur leurs corollaires qu’est fondée la théorie des oscillations des Pendules, vérifiée tous les jours par l’expérience. Par ces mêmes lois le Chevalier Christophe Wrenn, J. Wallis S. T. D. et Christian Huygens, qui sont sans contredit les premiers géomètres des derniers temps, ont découvert, chacun de leur côté, les lois du choc et de la réflexion des corps durs ; ils communiquèrent presqu’en même temps leurs découvertes à la Société Royale ; ces découvertes s’accordent parfaitement sur ce qui concerne ces lois : Wallis fut le premier qui en fit part à la Société Royale ; ensuite Wrenn, et enfin Huygens ; mais ce fut Wrenn qui les confirma par des expériences faites avec des pendules devant la Société Royale : lesquelles le célèbre Mariotte a rapportées depuis dans un traité qu’il a composé exprès sur cette matière.
(Fig. 4)
Pour que cette théorie s’accorde parfaitement avec l’expérience, il faut faire attention, tant à la résistance de l’air, qu’à la force élastique des corps qui se choquent. Soient A et B des corps sphériques suspendus à des fils parallèles et égaux, AC, BD, attachés aux centres C et D, et soient décrits autour de ces points comme centre, et des intervalles AC, BD, les demi-cercles EAF, GBH séparés chacun en deux parties égales par les rayons AC, BD. Si on élève le corps A jusqu’au point quelconque R de l’arc EAF, et qu’ayant ôté le corps B, on laisse tomber le corps A, et que ce corps, après une oscillation, revienne au point V, RV sera le retardement causé par la résistance de l’air. Si on prend alors ST égale à la quatrième partie de RV, et placée en telle sorte que RS = VT, ST exprimera à peu près le retardement que le corps A éprouve en descendant de S vers A.
Qu’on remette présentement le corps B à sa place, et qu’on laisse tomber le corps A, du point S, sa vitesse au point A où il doit se réfléchir, sera la même, sans erreur sensible, que s’il tombait du point T dans le vide. Cette vitesse sera donc exprimée par la corde de l’arc TA ; car c’est une proposition connue de tous les géomètres, que la vitesse d’un corps suspendu par un fil est au point le plus bas de sa chute, comme la corde de l’arc qu’il a parcouru en tombant.
Supposons que le corps A parvienne après la réflexion en s, et le corps B en k, qu’on ôte encore le corps B, et qu’on trouve le lieu v duquel laissant tomber le corps A, ils reviennent après une oscillation au lieu r, de plus que st soit la quatrième partie de rv placée en telle sorte que rs = tv, tA exprimera la vitesse que le corps A avait en A l’instant d’après la réflexion. Car t sera le lieu vrai et corrigé auquel le corps A devrait remonter, si l’on faisait abstraction de la résistance de l’air. On corrigera par la même méthode le lieu k, auquel le corps B remonte, et on trouvera le lieu l auquel il aurait dû remonter dans le vide, et par ce moyen on fera ces expériences aussi exactement dans l’air que dans le vide. Enfin pour avoir le mouvement du corps A, au lieu A, immédiatement avant la réflexion, il faudra multiplier le corps A, si je puis m’exprimer ainsi, par la corde de l’arc TA, qui exprime sa vitesse ; ensuite il faut le multiplier par la corde de l’arc tA, pour avoir son mouvement au lieu A, immédiatement après la réflexion. De même, il faudra multiplier le corps B, par la corde de l’arc Bl, pour avoir son mouvement immédiatement après la réflexion.
Par la même méthode, lorsque les deux corps tomberont en même temps de deux hauteurs différentes, on trouvera le mouvement de l’un et de l’autre, tant avant qu’après la réflexion ; et l’on pourra toujours, par ce moyen, comparer ces mouvements entre eux, et en conclure les effets de la réflexion.
Suivant cette méthode, dans les expériences que j’ai faites avec des Pendules de 10 pieds de long auxquels j’avais suspendu tantôt des corps égaux, tantôt des corps inégaux, et que j’avais fait se choquer en tombant de très haut, comme de 8, 12 et 16 pieds, j’ai toujours trouvé, à des différences près, lesquelles étaient moindres que trois pouces dans les mesures, que lorsque les corps se rencontraient directement, les changements de mouvement vers les points opposés étaient toujours égaux, et que par conséquent la réaction était toujours égale à l’action. Lorsque le corps A, par exemple, ayant 9 parties de mouvement venait à choquer le corps B en repos, et qu’après avoir perdu 7 parties de mouvement, il continuait après la réflexion à se mouvoir avec deux parties, le corps B rejaillissait avec ces 7 parties.
Si les deux corps allaient l’un vers l’autre, A avec 12 parties de mouvement et B avec 6, et qu’après le choc A s’en retournât avec 2 parties, B s’en retournait avec 8, et il y avait 14 parties de détruites de chaque côté. Car si du mouvement de A on en ôte d’abord 12 parties, il ne lui reste rien : si on ôte ensuite 2 autres parties, il en naît deux parties de mouvement en sens contraire : de même en ôtant 14 parties du mouvement du corps B, il en naît 8 parties vers le côté opposé.
Lorsque les deux corps allaient vers le même coté, A plus vite avec 14 parties de mouvement, et B plus lentement avec 5 parties, et qu’après la réflexion le corps A continuait de se mouvoir avec 5 parties, le corps B continuait alors à se mouvoir avec 14 parties, en sorte qu’il avait acquis les neuf parties que le corps A avait perdu ; il en était de même dans tous les autres cas. La quantité de mouvement n’était jamais changée par le choc, elle se retrouvait toujours ou dans la somme des mouvements conspirants ou dans la différence des mouvements opposés ; et j’ai attribué les erreurs d’un ou deux pouces que j’ai trouvées dans les mesures à la difficulté de prendre ces mesures avec assez d’exactitude ; car il était difficile de faire tomber les pendules dans le même instant, en sorte que les corps se rencontrassent dans le lieu le plus bas AB ; et de marquer exactement les lieux s et k auxquels les corps remontaient après le choc ; et il pouvait encore s’y mêler d’autres causes d’erreur, comme l’inégale densité des parties des corps suspendus, leur différente texture, etc.
Et afin qu’on ne m’objecte pas que la loi que j’ai voulu prouver par ces Expériences suppose les corps ou parfaitement durs, ou parfaitement élastiques, et que nous ne connaissons point de tels corps, j’ajouterai que ces expériences réussissent aussi bien sur les corps mous que sur les corps durs, et que par conséquent la vérité de ce principe ne dépend point de la dureté des corps ; car si on veut l’appliquer aux cas où les corps ne sont pas parfaitement durs, il faudra seulement diminuer la réflexion dans une certaine proportion relative à la quantité de la force élastique.
Dans la théorie de Wrenn et d’Huygens, les corps absolument durs, après s’être choqués, s’éloignent l’un de l’autre avec la même vitesse qu’ils avaient dans le choc. On peut l’assurer avec encore plus de certitude des corps parfaitement élastiques. Dans les corps qui ne sont pas parfaitement élastiques, la vitesse avec laquelle ils s’en retournent après le choc, doit être diminuée relativement à la force élastique ; et parce que cette force (pourvu que les parties des corps ne soient point altérées par la collision, ou qu’elles ne souffrent point d’extension comme celle que cause le marteau) est constante et déterminée, ainsi que je l’ai remarqué ; elle fait que les corps rejaillissent avec une vitesse relative qui est à la vitesse qu’ils avaient avant le choc dans une raison donnée.
Je fis aussi cette expérience avec des pelotes de laine très serrées. Je commençai par déterminer la quantité de la force élastique, en faisant tomber les Pendules et en mesurant la réflexion : et ensuite connaissant cette force, j’en conclus les réflexions pour d’autres cas, et je trouvai que les expériences y répondaient. Les pelotes s’éloignaient toujours l’une de l’autre après le choc avec une vitesse relative, qui était à leur vitesse relative dans le choc, comme 5 à 9 environ. Les boules d’acier rejaillissaient à peu près avec leur même vitesse : les boules de liège rejaillissaient avec une vitesse un peu moindre ; et dans les boules de verre ces vitesses étaient à peu près comme 15 à 16. Ainsi la troisième loi trouve confirmée dans le choc et dans la réflexion des corps par la théorie, et la théorie l’est par l’expérience. Je vais faire voir qu’elle l’est aussi dans les attractions.
Imaginez entre les deux corps A et B un obstacle quelconque qui les empêche de se joindre. Si un de ces corps comme A est plus attiré vers B, que B vers A, l’obstacle sera plus pressé par le corps A que par le corps B ; ainsi il ne sera point en équilibre. La plus forte pression prévaudra, et il arrivera que le système, composé de ces deux corps et de l’obstacle qui est entre deux, se mouvra en ligne droite vers B, et qu’il s’en ira à l’infini, dans le vide avec un mouvement continuellement accéléré, ce qui est absurde et contraire à la première loi du mouvement ; car par cette première loi, ce système doit persévérer dans son état de repos ou de mouvement en ligne droite, ainsi ces deux corps doivent presser également cet obstacle, et être par conséquent tirés également l’un vers l’autre.
J’en ai fait l’expérience sur le fer et sur l’aimant. Si l’on pose l’aimant et le fer chacun séparément dans de petits vaisseaux sur une eau dormante, et que ces petits vaisseaux se touchent, ni l’un ni l’autre ne sera mû ; mais ils soutiendront par l’égalité de leur attraction les efforts mutuels qu’ils font l’un sur l’autre, et étant en équilibre, ils resteront en repos.
(Fig.5)
De même, la gravité entre la Terre et ses parties est mutuelle ; car supposé que la Terre FI fût coupée par un plan EG en deux parties EGF, EGI : les poids mutuels de ces parties l’une sur l’autre, seront égaux ; car si la plus grande partie EGI est coupée par un autre plan HK parallèle au premier, en deux parties EGHK et HIK, desquelles HIK = EFG : il est clair que la partie du milieu EGHK ne sera, portée par son propre poids ni vers l’une, ni vers l’autre de ces parties, mais qu’elle restera en équilibre entre elles.
Quant à la partie HIK, elle pressera de tout son poids la partie du milieu vers l’autre partie EFG ; donc la force avec laquelle la partie EGI, composée des parties HKI et EGHK, tend vers la troisième partie EFG, est égale au poids de la partie HIK, c’est-à-dire au poids de la troisième partie EFG. Ainsi le poids de deux parties EGI, EFG, l’une sur l’autre est égal, ce que je voulais prouver. Et si ces poids n’étaient pas égaux, toute la Terre qui nage librement dans l’éther céderait au plus grand de ces poids, et s’en irait à l’infini.
De même que les corps qui se choquent se sont équilibrés, quand leurs vitesses sont réciproquement comme leurs forces d’inertie (ut vires infitae) les puissances qui agissent dans la mécanique se contrebalancent et détruisent leurs efforts mutuels, quand leurs vitesses dans la direction des forces sont réciproquement comme ces forces. Ainsi des poids attachés aux bras d’une balance font des efforts égaux pour la mouvoir, lorsque ces poids sont réciproquement comme les vitesses qu’auraient les bras de la balance en haut et en bas. Si elle venait à osciller ; c’est-à-dire, que ces poids sont en équilibre, lorsque les bras de la balance montent et descendent perpendiculairement, s’ils sont entre eux réciproquement comme la distance du point de suspension au fléau de la balance ; et si les bras de la balance montent et descendent obliquement, soit qu’ils soient soutenus par des plans obliques, ou que quelque autre obstacle les empêche de monter et de descendre perpendiculairement, les poids seront en équilibre, lorsqu’ils seront entre eux réciproquement, comme l’ascension et la descension perpendiculaire des bras de la balance ; parce que la force de la gravité est toujours dirigée perpendiculairement vers la Terre.
De même, dans la poulie ou dans le mouffle, si la force de la main qui tire la corde directement, est au poids qui monte directement ou obliquement, comme la vitesse de son ascension perpendiculaire à la vitesse de la main qui tire la corde, il y aura équilibre.
Dans les Horloges et les autres machines, dont la construction dépend du jeu de plusieurs roues, les forces contraires qui font des efforts pour les mouvoir et pour les retenir, se contrebalanceront mutuellement, si elles sont entre elles réciproquement comme les vitesses des parties des roues auxquelles elles sont imprimées.
La force de la vis pour presser un corps est à la force de la main qui tourne la manivelle, comme la vitesse circulaire de la manivelle dans la partie où la main la fait tourner, est à la vitesse progressive de la vis vers le corps qu’elle presse.
Les forces avec lesquelles le coin presse les deux côtés du bois qu’il fend, sont à la force avec laquelle le marteau frappe le coin, comme le chemin que fait le coin dans la direction de la force que lui impriment les coups du marteau, est à la vitesse avec laquelle les parties du bois cèdent au coin selon les lignes perpendiculaires aux faces du coin. Il en est de même dans toutes les machines dont l’efficacité consiste en cela, seulement, qu’en diminuant la vitesse on augmente la force et réciproquement ; et c’est par-là qu’on résout ce problème dans toutes les espèces de machines, que le poids étant donné, la force nécessaire pour le mouvoir est donnée, ou ce qui est la même chose, que la résistance étant donnée, la force nécessaire pour la surmonter est donnée aussi. Car lorsque les machines seront construites de façon que la vitesse de la puissance soit à celle de la résistance en raison renversée des forces ; la puissance égalera la résistance : et si on augmente la vitesse de la puissance, elle vaincra aussitôt la résistance.
Si la disparité des vitesses est assez grande pour vaincre toute espèce de résistance, tant celle qu’oppose la pesanteur des corps qu’on veut élever, que celle qui vient de la cohésion des corps qu’on veut séparer, et que celle qui est produite par le frottement des corps qui glissent les uns sur les autres, la force restante produira une accélération de mouvement qui lui sera proportionnelle, et qui sera partagée entre les parties de la machine, et le corps résistant ; mais je ne me suis pas proposé ici de donner un Traité de Mécanique, j’ai voulu montrer seulement combien la troisième loi du mouvement est vraie, et combien son usage est étendu, car si on estime l’action de l’agent par sa force multipliée par sa vitesse et qu’on estime de même la réaction du corps résistant par la vitesse de chacune de ces parties multipliées par les forces qu’elles ont pour résister en vertu de leur cohésion, de leur attrition, de leur poids, et de leur accélération, l’action et les réactions se trouveront égales entre elles, dans les effets de toutes les machines. Et toutes les fois qu’une action s’exécute par le moyen d’une machine, et qu’elle parvient à être imprimée dans un corps résistant, sa dernière détermination est toujours contraire à la détermination de la réaction de ce corps.
DU MOUVEMENT DES CORPS
LIVRE PREMIER
SECTION PREMIERE
De la méthode des premières et dernières raisons employée dans tout cet Ouvrage.
LEMME PREMIER.
Les quantités et les raisons des quantités qui tendent continuellement à devenir égales pendant un temps fini, et qui avant la fin de ce temps approchent tellement de l’égalité, que leur différence est plus petite qu’aucune différence donnée, deviennent à la fin égales.
Si on le nie, qu’on suppose qu’elles soient à la fin inégales, et que leur dernière différence soit D, puisqu’elles ne peuvent pas approcher plus près de l’égalité que de cette différence donnée D, leur différence ne sera donc pas plus petite que toute différence donnée, ce qui est contre l’hypothèse.
LEMME II.
Si dans une figure quelconque AacE, comprise entre les droites Aa, AE, et la courbe acE, on inscrit un nombre quelconque de Parallélogrammes Ab, Bc, Cd, etc. compris sous les bases égales AB, BC, CD, etc. et sous les côtés Bb, Cc, Dd, etc. parallèles au côté Aa, de la figure ; et qu’on achevé les parallélogrammes akbl, bLcm, cMdn, etc. qu’on diminue ensuite la largeur de ces parallélogrammes, et qu’on augmente leur nombre à l’infini : les dernières raisons qu’auront entre elles la figure inscrite AKbLcMdD, la circonscrite AalbmcndoE, et la curviligne AabcdE, seront des raisons d’égalité.
(Fig. 6)
Car la différence de la figure inscrite et de la figure circonscrite, est la somme des parallélogrammes Kl, Lm, Mn, Do, c’est-à-dire (à cause de l’égalité de toutes les bases) que cette différence est égale au rectangle ABla fait sur l’une des bases Kb et sur la somme Aa, de toutes les hauteurs ; mais ce rectangle, à cause que sa largeur diminue à l’infini, deviendra plus petit qu’aucun rectangle donné. Donc (par le Lemme premier) la figure inscrite, la figure circonscrite, et à plus forte raison la figure curviligne intermédiaire seront à la fin égales. — C.Q.F.D.
LEMME III.
Les dernières raisons de ces mêmes figures seront encore des raisons d’égalité, quoique les bases AB, BC, CD, etc. des parallélogrammes soient inégales, pourvu quelles diminuent toutes à l’infini.
(Fig. 6)
Soit AF la plus large de ces bases, et soit achevé le parallélogramme FAaf. Ce parallélogramme sera plus grand que la différence de la figure inscrite et de la figure circonscrite, mais sa largeur AF diminuant à l’infini, il sera plus petit qu’aucun rectangle donné. Donc etc. — C.Q.F.D.
Cor. 1. D’où il suit que la dernière somme de tous les parallélogrammes qui s’évanouissent coïncidera dans toutes ses parties avec la figure curviligne.
Cor. 2. Et à plus forte raison la figure rectiligne, comprise sous les cordes des arcs évanouissants ab, bc, cd, etc, coïncidera à la fin avec la figure curviligne.
Cor. 3. Il en sera de même de la figure rectiligne circonscrite qui est comprise sous les tangentes de ces mêmes arcs.
Cor. 4. Et par conséquent, ces dernières figures (quant à leurs périmètres acE) ne sont pas rectilignes, mais les limites curvilignes des figures rectilignes.
LEMME IV.
Si dans deux figures AacE, PprT, on inscrit, comme ci-dessus, deux suites de parallélogrammes, dont le nombre soit le même, et que lorsque leurs largeurs diminuent à l’infini, les dernières raisons des parallélogrammes de l’une des figures aux parallélogrammes de l’autre, chacun à chacun, soient les mêmes, ces deux figures AacE, PprT seront entre elles dans cette même raison.
(Fig. 7 & 8)
Car la proportion qu’un des parallélogrammes de la première figure a avec celui qui lui répond dans la seconde, est la même que celle de la somme de tous les parallélogrammes de la première figure, à la somme de tous les parallélogrammes de la seconde, et par conséquent la même que celle qui est entre les deux figures, en supposant toutefois, que, selon le Lemme 3. la raison de la première figure à la somme de tous les parallélogrammes qu’elle renferme, soit une raison d’égalité, aussi bien que celle de la seconde figure à la somme de tous les Parallélogrammes qui y sont renfermés. — C.Q.F.D.
Cor. D’où il suit, que si deux quantités d’un genre quelconque sont partagées dans un même nombre de parties quelconques, et que ces parties, lorsque leur nombre augmente et que leur grandeur diminue à l’infini, soient entre elles en raison donnée, la première à la première, la seconde à la seconde, et ainsi de suite : les touts seront entre eux dans cette même raison donnée ; car si on représente les parties de ces touts par les parallélogrammes des figures de ce Lemme, les sommes de ces parties seront comme les sommes des parallélogrammes ; et par conséquent, lorsque le nombre de ces parties et des Parallélogrammes augmente, et que leur grandeur diminue à l’infini, les touts feront dans la dernière raison d’un Parallélogramme à l’autre : c’est-à-dire, par l’hypothèse, dans la dernière raison d’une partie à l’autre.
LEMME V.
Tous les côtés homologues des figures semblables sont proportionnels, tant dans les figures curvilignes que dans les rectilignes, et leurs aires sont en raison doublées de ces côtés.
LEMME VI.
Si un arc de cercle quelconque ACB donné de position, est soutenu par la corde AB, et qu’au point A placé dans le milieu de sa courbure continue, il soit touché par une droite AD prolongée des deux côtés, et que les points A et B s’approchent l’un de l’autre jusqu’à ce qu’ils coïncident ; l’angle BAD, compris sous la tangente et la corde diminuera à l’infini, et s’évanouira à la fin.
(Fig. 9)
Car si cet angle ne s’évanouissait pas, l’arc ACB et la tangente AD contiendraient un angle rectiligne, et par conséquent la courbure au point A ne serait point continue, ce qui est contre l’hypothèse.
LEMME VII.
Les mêmes choses étant posées, la dernière raison qu’ont entre elles l’arc, la corde et la tangente, est la raison d’égalité.
Car pendant que le point B s’approche du point A, supposons que les lignes AB, AD soient prolongées jusqu’aux points éloignés b et d, et qu’on mène la ligne bd parallèle à la sécante BD, et qu’on prenne de plus Acb toujours semblable à l’arc ACB. Lorsque les points A et B coïncideront, l’angle dAb s’évanouira par le Lemme précédent ; donc les droites Ab, Ad, qui restent toujours de grandeur finie, et l’arc intermédiaire Acb coïncideront et seront par conséquent égales. Donc les droites AB, AD, et l’arc intermédiaire ACB, qui leur sont toujours proportionnels, s’évanouiront, et auront pour dernière raison la raison d’égalité. — C.Q.F.D.
(Fig. 10)
Cor. 1. Ainsi, si par B on mène une droite BF parallèle à la tangente AD, laquelle BF coupe toujours en F une ligne quelconque AF qui passe par A, la raison de cette droite BF à l’arc évanouissant ACB, sera à la fin la raison d’égalité, puis qu’achevant le parallélogramme AFBD, cette raison est la même que celle qu’à la droite AD avec le même arc ACB.
Cor. 2. Et si par B et par A on tire plusieurs droites BE, BD, AF, AG, qui coupent la tangente AD et sa parallèle BF, la dernière raison de l’arc AB de la corde et de toutes les parties coupées AD, AF, BF, BG entre elles sera la raison d’égalité.
Cor. 3. Et par conséquent toutes ces lignes pourront être prises l’une pour l’autre dans tous les cas où l’on se servira de la méthode des premières et dernières raisons.
LEMME VIII.
Si les droites données AR, BR, l’arc ACB, la corde AB, et la tangente AD, forment trois triangles RAB, RACB, RAD, et que les points A et B s’approchent l’un de l’autre : ces triangles, qui s’évanouiront, seront à la fin semblables, et leur dernière raison sera la raison d’égalité.
(Fig. 9)
Pendant que B s’approche de A, imaginons qu’on prolonge AB, AD, AR, en b, d, r, qu’on mène rbd parallèle à RD, et qu’on prenne l’arc Acb toujours semblable à l’arc ACB, lorsque les points A et B coïncideront, l’angle bAd s’évanouira, et les trois triangles rAb, rAcb, rAd, qui restent toujours de grandeur finie coïncideront, et seront par conséquent égaux et semblables. Donc les triangles RAB, RACB, RAD, qui leur sont toujours semblables et proportionnels, seront à la fin égaux et semblables entre eux. — C.Q.F.D.
Cor. Donc ces triangles pourront être pris l’un pour l’autre dans tous les cas où l’on emploiera la méthode des premières et dernières raisons.
LEMME IX.
Soient données de position la droite AE et la courbe ABC, qui se coupent sous un angle donné A, et soient menées de cette droite sous un autre angle donné les ordonnées BD, CE, qui rencontrent la courbe en B, et en C, si on suppose ensuite que les points B et C s’approchent l’un et l’autre continuellement du point A ; les aires des triangles ABD, ACE, seront à la fin entre elles en raison doublée des côtés.
(Fig. 11)
Pendant que les points B et C s’approchent du point A, imaginons toujours que la ligne AD soit prolongée à des points très éloignés d et e, et en telle sorte que Ad et Ae soient toujours proportionnelles à AD et à AF, de plus que les ordonnées db, ec, tirées parallèles aux ordonnées DB, EC, rencontrent en b et c les lignes AB, AC prolongées ; enfin que Abc soit une courbe semblable à ABC et Ag, une droite qui touche les deux courbes en A, et coupe les ordonnées DB, EC, db, ec, en F, G, f, g. Cela posé, lorsque les points B et C coïncideront avec le point A, la longueur Ae restant la même, l’angle cAg s’évanouira, les aires curvilignes Abd, Ace coïncideront avec les aires rectilignes Afd, Age, et par conséquent elles seront (par le Lemme 5.) en raison doublée des côtés Ad, Ae ; mais les aires ABD, ACE sont toujours proportionnelles à ces aires, et les côtés AD, AE à ces côtés. Donc les aires ABD, ACE sont à la fin en raison doublée des côtés AD, AE. — C.Q.F.D.
LEMME X.
Les espaces qu’une force finie fait parcourir au corps quelle presse, soit que cette force soit déterminée et immuable, soit quelle augmente ou diminue continuellement, sont dans le commencement du mouvement en raison doublée des temps.
Que les lignes AD, AE représentent les temps, et les ordonnées DB, EC les vitesses produites ; les espaces décrits avec ces vitesses seront comme les aires ABD, ACE qui auraient été décrites par la fluxion de ces ordonnées, c’est-à-dire (par le Lemme 9) que ces espaces seront dans le commencement du mouvement en raison doublée des temps AD, AE. — C.Q.F.D.
Cor. 1. De là on tire aisément, que lorsque des corps qui parcourraient dans des temps proportionnels des parties semblables de figures semblables, sont sollicités par de nouvelles forces quelconques égales et appliquées de la même manière, les déviations causées par ces forces, c’est-à-dire, les distances des points où les corps sont arrivés réellement aux points où ils seraient arrivés sans l’action de ces forces, sont entre elles à peu près comme les carrés des temps dans lesquels ces déviations ont été produites.
Cor. 2. Et les déviations causées par des forces proportionnelles et appliquées de même aux parties semblables de figures semblables, sont en raison composée des forces et des carrés des temps.
Cor. 3. Il en est de même des espaces quelconques que les corps pressés par des forces diverses décrivent. Ces espaces sont encore dans le commencement du mouvement, comme les forces multipliées par les carrés des temps.
Cor. 4. Donc, dans le commencement du mouvement, les forces sont comme les espaces décrits directement, et inversement comme les carrés des temps.
Cor. 5. Et les carrés des temps sont comme les espaces décrits directement, et inversement comme les forces.
SCHOLIE.
Lorsqu’on compare des quantités indéterminées de différent genre, et qu’on dit que l’une d’elles est en raison directe ou inverse d’une autre : on entend par-là que la première augmente ou diminue dans la même raison que la dernière, ou dans la raison inverse ; et lorsqu’on dit qu’une quantité est directement ou inversement, comme plusieurs de ces quantités, cela signifie qu’elle augmente ou diminue en raison composée des raisons dans lesquelles ces autres quantités augmentent ou diminuent, ou dans la raison composée des raisons renversées de ces raisons. Si on dit, par exemple, que A est directement comme B et comme C, et inversement comme D : cela veut dire que A augmentera, ou diminuera en même raison que ou que les quantités A et sont entre elles en raison donnée.
LEMME XI.
Dans toutes les courbes qui ont une courbure finie au point de contact, la sous-tendante évanouissante d’un angle de contact est à la fin en raison doublée de la sous-tendante de l’arc qu’elle termine.
(Fig. 12)
Cas 1. Soient AbB cet arc, AD sa tangente, SD la sous-tendante de l’angle de contact, laquelle est perpendiculaire à la tangente, et AB la sous-tendante de l’arc. Soient ensuite AG et BG perpendiculaires à AD et à AB, et soit G la rencontre de ces perpendiculaires. Cela posé, imaginons que les points D, B, G, deviennent les points d, b, g, et que le point I soit la dernière intersection des lignes AG, BG, lorsque les points B et D sont arrivés en A, il est clair que la distance GI peut être moindre qu’aucune distance assignable ; mais à cause qu’on peut faire passer des cercles par les points A, B, G, et par les points A, b, g, on a et ; donc AB2 est à Ab2 en raison composée des raisons de AG, à Ag et de BD à bd. Mais comme on peut supposer la distance GI plus petite qu’aucune longueur assignable, la différence entre la raison de AG à Ag et la raison d’égalité peut être moindre qu’aucune différence assignable, donc la différence de la raison de Ab2 à AB2 à la raison de BD à bd, peut être moindre que toute différence assignable. Donc (par le Lemme 1) la dernière raison de AB2 à Ab2 sera la même que la dernière raison de BD à bd. — C.Q.F.D.
Cas 2. Supposé que BD soit incliné sur AD, selon un angle quelconque donné, la dernière raison de BD à bd restera toujours la même, et sera, par conséquent la même que la raison de AB2 à Ab2. — C.Q.F.D.
Cas 3. Quand même l’angle D ne serait point donné, et que la droite BD convergera vers un point donné, ou qu’elle sera tirée suivant une loi quelconque ; les angles D et d, formés selon la même loi, tendront toujours à devenir égaux, et à la fin leur différence deviendra moindre que toute différence donnée, c’est-à-dire, (par le Lemme 1) qu’ils seraient égaux à la fin, et par conséquent les lignes BD, bd seraient entre elles dans la même raison qu’auparavant. — C.Q.F.D.
Cor. 1. Comme les tangentes AD, Ad, les arcs AB, Ab, et leurs sinus BC, bc deviennent à la fin égaux aux cordes AB, Ab, leurs carrés sont aussi à la fin comme les sous-tendantes BD, bd.
Cor. 2. Et ces carrés seront aussi entre eux à la fin comme les flèches des arcs, lesquelles coupent les cordes en deux parties égales, et convergent vers un point donné ; car ces flèches sont comme les sous-tendantes BD, bd.
Cor. 3. Donc, lorsqu’un corps avec une vitesse donnée décrit un arc, la flèche de cet arc est en raison doublée du temps pendant lequel il est décrit.
Cor. 4. Les triangles rectilignes ADB, Adb sont à la fin en raison triplée des côtés AD, Ad, et en raison sesquiplée des côtés DB, db, puisqu’ils sont en raison composée des côtés AD, DB, et Ad, db, de même les triangles ABC, Abc, sont à la fin en raison triplée des côtés BC, bc. J’appelle raison sesquiplée la raison sous-doublée de la raison triplée, parce qu’elle est composée de la raison simple et de la raison sous-doublée.
Cor. 5. Comme DB, db deviennent à la fin parallèles, et en raison doublée de AD et de Ad, les dernières aires curvilignes ADB, Adb seront (par la nature de la parabole), les deux tiers des triangles rectilignes ABD, Abd ; et les segments AB, Ab, les tiers de ces mêmes triangles, et de là ces aires et ces segments seront en raison triplée, tant des tangentes AD, Ad, que des cordes et des arcs AB, Ab.
SCHOLIE.
Au reste, dans toutes ces démonstrations nous supposons que l’angle de contact n’est ni infiniment plus grand que les angles de contact contenus entre la tangente et la corde des cercles ; ni infiniment plus petit que ces mêmes angles, c’est-à-dire que nous supposons que la courbure au point A n’est ni infiniment petite, ni infiniment grande, mais que le rayon osculateur AI, est d’une grandeur finie ; car si on prenait DB proportionnelle à AD3, aucun cercle ne pourrait passer par le point A entre la tangente AD et la courbe AB ; et en ce cas l’angle de contact serait infiniment plus petit que les angles de contact circulaires ; et par le même raisonnement, si on fait successivement DB proportionnel à AD4, AD5, AD6, AD7, etc. on aura une série infinie d’angles de contact, dont chacun sera infiniment plus petit que celui qui le précède, et si l’on fait successivement BD proportionnelle à AD2, , , , , , etc. on aura une autre suite infinie d’angles de contact, dont le premier sera du même genre que les angles de contact circulaires ; le second sera infiniment plus grand ; le troisième infiniment plus grand que le second, et ainsi de suite. De plus, entre deux quelconque de ces angles on peut insérer une suite d’angles intermédiaire, laquelle sera infinie des deux côtés, et telle que chacun des angles qui la composeront sera infiniment plus grand, ou infiniment plus petit que celui qui le précède. Entre les termes AD2 et AD3 , par exemple, on peut insérer la série , , , , , , , , , etc. Enfin on pourra encore insérer entre deux angles quelconques de cette dernière série, une nouvelle série d’angles intermédiaires toujours infiniment plus grands les uns que les autres, car la nature ne connaît point de bornes.
Ce qu’on a démontré des lignes courbes et des superficies qu’elles renferment, peut s’appliquer facilement aux surfaces courbes des solides et aux solides mêmes. J’ai commencé par ces Lemmes ; pour éviter de déduire de longues démonstrations ad absurdum, selon la méthode des anciens Géomètres.
J’aurais eu des démonstrations plus courtes par la méthode des indivisibles ; mais parce que l’hypothèse des indivisibles me paraît trop dure à admettre, et que cette méthode est par conséquent peu géométrique, j’ai mieux aimé employer celle des premières et dernières raisons des quantités qui naissent et s’évanouissent, et j’ai commencé par faire voir, le plus brièvement que j’ai pu, ce que deviennent ces quantités, lorsqu’elles atteignent leurs limites. Je démontrerai par cette méthode tout ce qu’on démontre par celle des indivisibles ; mais en ayant prouvé le principe, je m’en servirai avec plus de sécurité.
Ainsi, lorsque dans la suite je considérerai des quantités comme composées de particules déterminées, et que je prendrai pour des lignes droites de petites portions de courbes ; je ne désignerai point par là des quantités indivisibles, mais des quantités divisibles évanouissantes, de même, ce que je dirai des sommes et des raisons, doit toujours s’entendre non des particules déterminées, mais des limites des sommes et des raisons des particules évanouissantes ; et pour sentir la force de mes démonstrations, il faudra toujours se rappeler la méthode que j’ai suivie dans les Lemmes précédents.
On peut dire, contre ce principe des premières et dernières raisons, que les quantités qui s’évanouissent n’ont point de dernière proportion entre elles ; parce qu’avant de s’évanouir, la proportion qu’elles ont n’est pas la dernière, et que lorsqu’elles sont évanouies, elles n’en ont plus aucune. Mais on pourrait soutenir par le même raisonnement qu’un corps qui parvient d’un mouvement uniformément retardé a un certain lieu où son mouvement s’éteint, n’a point de dernière vitesse ; car, dirait-on, avant que ce corps soit parvenu à ce lieu, il n’a pas encore la dernière vitesse, et quand il l’a atteint, il n’en a aucune, puisqu’alors son mouvement est éteint. Or, la réponse à cet argument est facile ; on doit entendre par la dernière vitesse de ce corps celle avec laquelle il se meut, non pas avant d’avoir atteint le lieu où son mouvement cesse, non pas après qu’il ait atteint ce lieu, mais celle qu’il a dans l’instant même qu’il atteint ce dernier lieu et avec laquelle son mouvement cesse. Il en est de même de la dernière raison des quantités évanouissantes, il faut entendre par cette raison celles qu’ont entre elles des quantités qui diminuent, non pas avant de s’évanouir, ni après qu’elles sont évanouies, mais celle qu’elles ont dans le moment même qu’elles s’évanouissent. De la même manière la première raison des quantités naissantes est celle que les quantités qui augmentent ont au moment qu’elles naissent, et la première ou dernière somme de ces quantités est celle qui répond au commencement ou à la fin de leur existence, c’est-à-dire, au moment qu’elles commencent à augmenter ou qu’elles cessent de diminuer.
Il y a une certaine borne que la vitesse d’un corps peut atteindre à la fin de son mouvement, et qu’elle ne saurait passer ; c’est cette vitesse qui est la dernière vitesse du corps. Il en est de même des limites et des proportions de toutes les quantités qui commencent et cessent. Comme cette limite est certaine et définie, c’est un problème très géométrique que de la déterminer ; car on peut regarder comme géométriques tous les problèmes où il s’agit de déterminer avec précision quelque quantité.
On objectera peut-être que si les dernières raisons qu’ont entre elles les quantités qui s’évanouissent sont données, les dernières grandeurs de ces quantités seront aussi données, et qu’ainsi toute quantité sera composée d’indivisibles, au contraire de ce qu’Euclide a démontré des incommensurables dans le dixième Livre de ses éléments. Mais cette objection porte sur une supposition fausse, car les dernières raisons qu’ont entre elles les quantités qui s’évanouissent ne sont pas en effet les raisons des dernières quantités, ou de quantités déterminées et indivisibles, mais les limites dont les raisons des quantités qui décroissent à l’infini approchent sans cesse, limites dont elles peuvent toujours approcher plus près que d’aucune différence donnée, qu’elles ne peuvent jamais passer, et qu’elles ne sauraient atteindre, si ce n’est dans l’infini.
On comprendra ceci plus clairement dans les quantités infiniment grandes. Si deux quantités, dont la différence est donnée, augmentent à l’infini, leur dernière raison sera donnée, et sera certainement la raison d’égalité, cependant les dernières, ou les plus grandes quantités auxquelles répond cette raison, ne seront point des quantités données. Donc, lorsque je me servirai dans la suite, pour être plus clair, des mots de quantités évanouissantes, de quantités dernières, de quantités très petites, il ne faut pas entendre par ces expressions des quantités d’une grandeur déterminée, mais toujours des quantités qui diminuent à l’infini.
Table des matières
Table des matières
SECONDE SECTION
De la recherche des forces centripètes.
PROPOSITION I. — THEOREME I.
Dans les mouvements curvilignes des corps, les aires décrites autour d’un centre immobile, sont dans un même plan immobile et sont proportionnelles au temps.
(Fig. 13)
Supposé que le temps soit divisé en parties égales, et que dans la première partie de ce temps, le corps, par la force qui lui a été imprimée, décrive la ligne AB : suivant la première loi du mouvement dans un second temps égal au premier, il décrirait, si rien ne l’en empêchait, la droite BC = AB ; donc en tirant au centre S, les rayons AS, BS, cS, les aires ASB, BSc seraient égales. Supposé que lorsque ce corps est arrivé en B, la force centripète agisse sur lui par un seul coup, mais assez puissant pour l’obliger à se détourner de la droite Bc et à suivre la droite BC. Si on tire la ligne Cc parallèle à BS, laquelle rencontre BC en C, à la fin de ce second temps, le corps (selon le Corollaire 1 des lois) sera en C dans le même plan que le triangle ASB.
En tirant ensuite la ligne SC, le triangle SBC sera égal au triangle SBc, à cause des parallèles SB, Cc, donc il sera aussi égal au triangle SAB.
De même, si la force centripète agit successivement sur le corps en C, D, E, etc. et qu’elle lui fasse décrire à chaque petite portion de temps les droites CD, DE, EF, etc. ces lignes seront toutes dans le même plan ; et le triangle SCD sera égal au triangle SBC, le triangle SDE au triangle SCD, et le triangle SEF au triangle SDE. Ce corps décrira donc en des temps égaux des aires égales dans un plan immobile ; et en composant, les sommes des aires quelconques SADS, SAFS, seront entre elles comme les temps employés à les décrire.
Qu’on imagine maintenant que le nombre des triangles augmente et que leur largeur diminue à l’infini, il est clair (par le Cor. 4 du Lemme 3) que leur dernier périmètre ADF sera une ligne courbe. Donc la force centripète, qui retire le corps à tout moment de la tangente de cette courbe, agit sans interruption, et les aires quelconques SADS, SAFS, qui étaient proportionnelles aux temps employés à les décrire, leur seront encore proportionnelles dans ce cas. — C.Q.F.D.
Cor. 1. La vitesse d’un corps attiré vers un centre immobile dans un espace non résistant, est réciproquement comme la perpendiculaire tirée de ce centre à la ligne qui touche la courbe au lieu où le corps se trouve ; car la vitesse de ce corps aux lieux A, B, C, D, E, est proportionnelle aux bases AB, BC, CD, DE, EF des triangles égaux, et ces bases sont entre elles en raison réciproque des perpendiculaires qui leur sont abaissées du centre.
Cor. 2. Si on fait un parallélogramme ABCV, sur les cordes AB, SC, de deux arcs successivement parcourus par le même corps en des temps égaux dans des espaces non résistants, et que la diagonale BV de ce parallélogramme ait la même position que celle qu’elle a à la fin, lorsque ces arcs diminuent à l’infini, cette diagonale prolongée passera par le centre des forces.
Cor. 3. Si on fait les parallélogrammes ABCV, DEFZ, sur les cordes AB, BC et DE, EF des arcs décrits en temps égaux dans des espaces non résistants, les forces en B et en E seront entre elles dans la dernière raison des diagonales BV, EZ, lorsque ces arcs diminueront à l’infini ; car les mouvements du corps, suivant les lignes BC et EF, sont composés (par le Corollaire des lois) des mouvements suivant les lignes Bc, BV et Ef, EZ : or, BV et EZ, qui sont égales à Cc, et à Ef, ont été parcourues par les impulsions de la force centripète en B et en E, selon ce qui a été démontré dans cette proposition ; donc elles sont proportionnelles à ces impulsions.
Cor. 4. Les forces par lesquelles les corps, qui se meuvent dans des espaces libres, sont détournés du mouvement rectiligne et contraints à décrire des courbes, sont entre elles comme les flèches des arcs évanouissants parcourus en temps égaux, et ces flèches convergent vers le centre des forces, et coupent les cordes des arcs évanouissants en deux parties égales ; car ces flèches sont la moitié des diagonales dont on vient de parler dans le Corol. 3.
Cor. 5. Ainsi ces mêmes forces sont à la force de la gravité, comme les flèches des arcs décrits sont aux flèches verticales des arcs paraboliques que les projectiles décrivent dans le même temps.
Cor. 6. Tout ce qui a été démontré jusqu’ici sera encore vrai, par le Cor. 5 des lois, lorsque les plans dans lesquels les corps se meuvent, et les centres des forces placés dans ces plans, au lieu d’être en repos, se mouvront uniformément en ligne droite.
PROPOSITION II. — THEOREME II.
La force centripète d’un corps qui se meut dans une ligne courbe décrite sur un plan, et qui parcourt autour d’un point immobile, ou mû uniformément en ligne droite, des aires proportionnelles au temps, tend nécessairement à ce point.
Cas 1. Tout corps qui se meut dans une courbe est détourné du mouvement rectiligne par une force qui agit sur lui, par la première loi ; et cette force qui contraint le corps à se détourner de la ligne droite, et à décrire en temps égaux les petits triangles égaux SAB, SBC, SCD, etc. autour du point immobile S, agit au lieu B suivant une ligne parallèle à cC, par la seconde loi, c’est-à-dire, suivant la ligne BS ; et au lieu C suivant une ligne parallèle à dD, c’est-à-dire suivant la ligne SC, etc. Elle agit donc toujours selon des lignes qui tendent à ce point immobile S. — C.Q.F.D.
Cas 2. Et par le Corol. 5 des lois, le mouvement du corps est le même, soit que la superficie dans laquelle s’exécute ce mouvement soit en repos, soit qu’elle se meuve uniformément en ligne droite en emportant avec elle le centre, la courbe décrite, et le corps décrivant.
Cor. 1. Dans les espaces ou milieux non résistants, si les aires ne sont pas proportionnelles au temps, les forces centripètes ne tendent pas au concours des rayons, mais elles déclinent vers le côté vers lequel le corps se meut si la description des aires est accélérée, et elles déclinent vers le côté opposé si elle est retardée.
Cor. 2. Dans les milieux résistants, si la description des aires est accélérée, les directions des forces déclinent aussi vers le côté vers lequel le mouvement du corps est dirigé.
SCHOLIE.
Le corps peut être animé par une force centripète composée de plusieurs forces. Dans ce cas, le sens de la Proposition précédente est que la force qui résulte de toutes les autres tend au point S. De plus, si quelque autre force agit continuellement selon une ligne perpendiculaire à la superficie décrite, le corps se détournera du plan de son mouvement, mais la quantité de la superficie décrite n’augmentera, ni ne diminuera, ainsi on peut la négliger dans la composition des forces.
PROPOSITION III. — THEOREME III.
Si un corps décrit autour d’un autre corps qui se meut d’une façon quelconque des aires proportionnelles au temps, la force qui anime le premier est composée d’une force qui tend vers le second, et de toute la force accélératrice par laquelle ce second corps est animé.
Soit le premier corps L et le second T : si une force nouvelle égale et contraire à celle qui agit sur le corps T, agit sur ces deux corps, selon des lignes parallèles, le premier corps L continuera, par le Corol. 6 des lois, à décrire autour du corps T les mêmes aires qu’auparavant, mais la force qui agissait sur le corps T sera détruite par cette nouvelle force qu’on a supposé lui être égale et contraire. Donc, par la première loi, ce corps T abandonné à lui-même demeurera en repos, ou se mouvra uniformément en ligne droite ; et le corps L, qui est animé alors par la différence de ces forces, c’est-à-dire par la force restante, continuera à décrire des aires proportionnelles au temps autour du corps T. Donc par le Théor. 2 la différence de ces forces tend vers le corps T comme à son centre. — C.Q.F.D.
Cor. 1. Il suit de là, que si un corps L décrit autour d’un autre corps des aires proportionnelles au temps, et que de la force totale qui presse le corps L, soit simple, soit composée de plusieurs forces, selon le Corol. 2 des lois, on soustrait toute la force accélératrice qui agit sur l’autre corps ; la force restante par laquelle le corps L est animé, tendra tout entière vers l’autre corps T comme centre.
Cor. 2. Et si ces aires ne s’éloignent pas beaucoup d’être proportionnelles au temps, la force restante sera à peu près dirigée vers le corps T.
Cor. 3. Et réciproquement, si la force restante tend à peu près vers le corps T, les aires seront à peu près proportionnelles au temps.
Cor. 4. Si le corps L décrit autour du corps T des aires qui s’éloignent beaucoup de la proportionnalité des temps, et que ce corps T soit en repos, ou qu’il se meuve uniformément en ligne droite, la force centripète qui tend vers ce corps est nulle, ou bien elle est mêlée et composée avec d’autres forces très puissantes ; et la force totale, composée de toutes ces forces, s’il y en a plusieurs, sera dirigée vers un autre centre mobile ou immobile. Il en est de même, lorsque le corps T se meut d’un mouvement quelconque, pourvu que l’on prenne pour force centripète celle qui reste après qu’on ait soustrait la force totale qui agit sur le corps T.
SCHOLIE.
Comme la description des aires égales en temps égaux marque que le corps qui décrit ces aires éprouve l’action d’une force qui agit sur lui, qui le retire du mouvement rectiligne, et qui le retient dans son orbite ; pourquoi ne prendrions-nous pas dans la suite cette description égale des aires pour l’indice d’un centre autour duquel se fait tout mouvement circulaire dans des espaces non résistants ?
PROPOSITION IV. — THEOREME IV.
Les corps qui parcourent uniformément différents cercles sont animés par des forces centripètes qui tendent au centre de ces cercles, et qui sont entre elles comme les carrés des arcs décrits en temps égal, divisés par les rayons de ces cercles.
Ces forces tendent au centre des cercles par la Proposition 2 et le Cor. 2 de la Prop. 1 et elles sont entre elles, par le Cor. 4 de la Prop. 1 comme les sinus verses des arcs décrits dans de très petits temps égaux, c’est-à-dire par le Lemme 7 comme les carrés de ces mêmes arcs divisés par les diamètres de leurs cercles. Or, comme ces petits arcs sont proportionnels aux arcs décrits dans des temps quelconques égaux, et que les diamètres sont comme les rayons, les forces seront comme les carrés des arcs quelconques décrits dans des temps égaux divisés par les rayons. — C.Q.F.D.
Cor. 1. Comme ces arcs sont proportionnels aux vitesses des corps, les forces centripètes seront en raison composée de la raison doublée des vitesses directement, et de la raison simple des rayons inversement.
Cor. 2. Et comme les temps périodiques sont en raison composée de la raison directe des rayons, et de la raison inverse des vitesses ; les forces centripètes seront en raison composée de la raison directe des rayons, et de la raison doublée inverse des temps périodiques.
Cor. 3. Donc, si les temps périodiques sont égaux, et que les vitesses soient par conséquent comme les rayons, les forces centripètes seront aussi comme les rayons : et au contraire.
Cor. 4. Si les temps périodiques et les vitesses sont en raison sous-doublée des rayons, les forces centripètes seront égales entre elles et au contraire.
Cor. 5. Si les temps périodiques sont comme les rayons, et que par conséquent les vitesses soient égales, les forces centripètes seront en raison renversée des rayons : et au contraire.
Cor. 6. Si les temps périodiques sont en raison sesquiplée des rayons, et que par conséquent les vitesses soient réciproquement en raison sous-doublée des rayons, les forces centripètes seront réciproquement comme les carrés des rayons : et au contraire.
Cor. 7. Et généralement, si le temps périodique est comme une puissance quelconque Rn du rayon, et que par conséquent la vitesse soit réciproquement comme la puissance Rn-1 du rayon, la force centripète sera réciproquement comme la puissance R2n-1 du rayon : et au contraire.
Cor. 8. On peut trouver de la même manière tout ce qui concerne les temps, les vitesses et les forces avec lesquelles les corps décrivent des parties semblables de figures quelconques semblables, qui ont leurs centres posés de même dans ces figures, il ne faut pas pour ces cas d’autres démonstrations que les précédentes, pourvu qu’on substitue la description égale des aires au mouvement uniforme, et qu’on mette les distances des corps aux centres à la place des rayons.
Cor. 9. Il suit aussi de la même démonstration, que l’arc qu’un corps décrit pendant un temps quelconque en tournant uniformément dans un cercle en vertu d’une force centripète donnée, est moyen proportionnel entre le diamètre de ce cercle et la ligne que le corps parcourait en tombant par la même force donnée et pendant le même temps.
SCHOLIE.
Le cas du Corollaire 6. est celui des corps célestes (comme nos Compatriotes Hook, Wren et Halley l’ont chacun conclu des observations), c’est pourquoi j’expliquerai fort au long dans la suite de cet Ouvrage tout ce qui a rapport à la force centripète qui décroît en raison doublée des distances au centre.
De plus, par la Proposition précédente et par ses Corollaires, on peut trouver la proportion qui est entre la force centripète et une force quelconque connue, telle que la gravité ; car si le corps tourne dans un cercle concentrique à la Terre par la force de la gravité, la gravité sera sa force centripète : or connaissant d’un côté la descente des graves, et de l’autre le temps de la révolution, et l’arc décrit dans un temps quelconque, on aura par le Corollaire 9. de cette Proposition, la proportion cherchée entre la gravité et la force centripète. C’est par des propositions semblables que M. Huygens, dans son excellent Traité de Horollogio oscillatorio, a comparé la force de la gravité avec les forces centrifuges des corps qui circulent.
On pourrait encore démontrer cette proposition de cette manière. Soit supposé un Polygone d’un nombre de côtés quelconque inscrit dans un cercle. Si le corps, en parcourant les côtés de ce Polygone avec une vitesse donnée, est réfléchi par le cercle à chacun des angles de ce Polygone, la force avec laquelle ce corps frappe le cercle à chaque réflexion sera comme sa vitesse : donc la somme des forces en un temps donné sera comme cette vitesse multipliée par le nombre des réflexions, c’est-à-dire, (si le Polygone est donné d’espèce) comme la ligne parcourue dans ce temps, laquelle doit être augmentée ou diminuée dans la raison qu’elle a elle-même au rayon de ce cercle ; c’est-à-dire, comme le carré de cette ligne divisé par le rayon : ainsi si les côtés du Polygone diminuant à l’infini, le Polygone vient à coïncider enfin avec le cercle, la somme des forces sera alors comme le carré de l’arc parcouru dans un temps donné divisé par le rayon. C’est là la mesure de la force centrifuge avec laquelle le corps presse le cercle ; et cette force est égale et contraire à la force par laquelle ce cercle repousse continuellement le corps vers le centre.
PROPOSITION V. — PROBLEME I.
Trouver le point auquel tendent comme centre des forces qui font parcourir une courbe donnée, lorsqu’on connaît la vitesse du corps à chaque point de cette courbe.
(Fig. 14)
Que les lignes PT, TQV, VR, qui se rencontrent aux points T et V, touchent la courbe donnée dans les points P, Q, R, que l’on mène ensuite par ces points et perpendiculairement aux tangentes les droites PA, QB, RC, réciproquement proportionnelles aux vitesses dans les mêmes points, c’est-à-dire, de sorte que PA soit à QB comme la vitesse au point Q est à la vitesse au point P, et que QB soit à RC comme la vitesse au point R à la vitesse au point Q. Cela fait, soient menées à angles droits par les extrémités A, B, C, de ces perpendiculaires les lignes AD, DBE, EC, qui se rencontrent en D et en E : et en tirant les lignes TD, VE, elles se rencontreront au centre cherché S.
Car les perpendiculaires tirées du centre S aux tangentes PT, QT sont (par le Cor. 1 de la Prop. 1) réciproquement comme les vitesses du corps aux points P et Q ; donc par la construction elles seront comme les perpendiculaires AP, BQ directement, c’est-à-dire, comme les perpendiculaires abaissées du point D sur ces tangentes. D’où l’on tire facilement, que les points S, T, D sont dans une même ligne droite. On prouvera par le même raisonnement que les points S, E, V sont aussi dans une même ligne droite ; donc le centre S se trouvera dans l’intersection des lignes TD, VE. — C.Q.F.D.
PROPOSITION VI. — THEOREME V.
Si un corps décrit autour d’un centre immobile un orbe quelconque dans un espace non résistant, et qu’on suppose que la flèche de l’arc naissant que ce corps parcourt dans un temps infiniment petit (et qui partage sa corde en deux parties égales) passe, étant prolongée, par le centre des forces : la force centripète dans le milieu de l’arc sera en raison directe de cette flèche, et en raison doublée inverse du temps.
Par le Cor. 4 de la Prop. 1 la flèche dans un temps donné est comme la force ; donc, en augmentant le temps en une raison quelconque, la flèche (par les Cor. 2 et 3 du Lemme II.) augmentera dans la raison doublée du temps ; car l’arc augmente en même raison que le temps, donc la flèche est en raison simple de la force, et en raison doublée du temps, et soustrayant de part et d’autre la raison doublée du temps, la force sera en raison directe de la flèche, et en raison doublée inverse du temps. — C.Q.F.D.
On pourrait aussi démontrer facilement cette Proposition par le Cor. 4 du Lemme 10.
(Fig. 15)
Cor. 1. Si le corps P en tournant autour du centre S décrit la courbe APQ, et que cette courbe soit touchée par la ligne ZPR en un point quelconque P, que d’un autre point quelconque Q de cette courbe, on tire QR parallèle à SP, et qu’on abaisse QT perpendiculaire sur SP : la force centripète sera réciproquement comme la quantité que devient lorsque les points P et Q, coïncident ; car QR est égale à la flèche de l’arc double de QP, dont le milieu est P, et le double du triangle SQP ou est proportionnel au temps dans lequel cet arc double est décrit, ainsi on peut l’écrire à la place de ce temps.
Cor. 2. On prouvera par le même raisonnement que la force centripète est réciproquement comme la quantité pourvu que SY soit abaissée perpendiculairement du centre des forces sur la tangente PR de l’orbite ; car les rectangles et sont égaux.
Cor. 3. Si l’orbe PQ est un cercle dont la droite PV, qui passe par le corps et par le centre des forces, soit une corde, ou que cet orbe PQ ait pour cercle osculateur le cercle dont la corde est PV, la force centripète sera réciproquement comme la quantité ; car dans cette supposition .
Cor. 4. Les mêmes choses étant posées, la force centripète est dans la raison doublée directe de la vitesse, et dans la raison inverse de la corde PV ; car par le Cor. 1. de la Propos. 1. la vitesse est réciproquement comme la perpendiculaire SY.
Cor. 5. Donc, si on a une figure curviligne quelconque APQ, et dans cette figure un point donné S, vers lequel la force centripète soit perpétuellement dirigée, on pourra trouver la loi de la force centripète, par laquelle un corps quelconque P sera retiré à tout moment du mouvement rectiligne et retenu dans le périmètre de cette figure, en cherchant la valeur du solide ou celle du solide , qui sont réciproquement proportionnels à cette force. Nous en donnerons des exemples dans les Problèmes suivants.
PROPOSITION VII. — PROBLEME II.
Trouver la loi de la force centripète qui tend à un point donné, et qui fait décrire à un corps la circonférence d’un cercle.
(Fig. 16)
Soient VQPA la circonférence du cercle ; S le point donné vers lequel la force fait tendre le corps comme à son centre ; P un lieu quelconque où l’on suppose le corps arrivé ; Q le lieu consécutif ; PRZ la tangente du cercle au point P ; et PV la corde qui passe par S. Soient de plus VA le diamètre qui passe par V ; AP la corde tirée de A à P ; QT une perpendiculaire à PV, laquelle étant prolongée rencontre la tangente PR en Z ; RL la parallèle à PV qui passe par Q, et qui rencontre le cercle en L, et la tangente PZ en R.
Cela posé, à cause des triangles semblables ZQR, ZTP, VPA ; on aura RP2, c’est-à-dire, QRL : = : ; donc = ; multipliant présentement cette équation par , et écrivant PV au lieu de RL, ce qui est permis lorsque les points P et Q coïncident, on aura = donc, par les Cor. 1. et 5. de la Prop. 6. la force centripète sera réciproquement comme c’est-à-dire, a cause que AV2 est donné, réciproquement comme le carré de la distance ou hauteur SP multipliée par le cube de la corde PV. — C.Q.F.T.
Autre solution.
Soit menée la perpendiculaire SY sur la tangente PR prolongée ; à cause des triangles semblables SYP, VPA, on aura AV : PV = SY. Donc , et = . Donc par les Cor. 3 et 5 de la Prop. 6 la force centripète est réciproquement comme c’est-à-dire, à cause que AV est donnée, réciproquement comme . — C.Q.F.T.
Cor. 1. Donc, si le point donné S, auquel la force centripète tend sans cesse, se trouve dans la circonférence de ce cercle, comme en V, la force centripète sera réciproquement comme la cinquième puissance de la hauteur SP.
(Fig. 17)
Cor. 2. La force par laquelle le corps P décrit le cercle APTV autour du centre S des forces, est à la force par laquelle ce même corps P peut tourner dans le même temps périodique et dans le même cercle autour d’un autre centre quelconque de forces R, comme à SG3, SG étant une droite menée parallèlement à RP, et terminée par la tangente PG.
Car par la construction, la première force est à la dernière comme à c’est-à-dire, comme à , ou bien, à cause des triangles semblables PSG, TPV, comme à SG3.
Cor. 3. La force par laquelle le corps P circule dans un orbe quelconque autour d’un centre de forces S, est à la force, par laquelle ce même corps P peut circuler dans le même temps périodique et dans le même orbe autour d’un autre centre quelconque R de forces, comme à SG3, c’est-à-dire, comme la distance du corps au premier centre des forces S, multipliée par le carré de la distance au second centre R, est au cube de la ligne SG tirée du premier centre S parallèlement à la distance du second centre, et terminée par la tangente PG de l’orbite. Car les forces dans cet orbe sont les mêmes à un de ses points quelconques P, que dans le cercle qui a la même courbure.
PROPOSITION VIII. — PROBLEME III.
On demande la loi de la force centripète dans le cas où le corps décrivant un demi-cercle PQA tend continuellement vers un point S si éloigné, que toutes les lignes PS, RS tirées à ce point peuvent être regardées comme parallèles.
(Fig. 18)
Par le centre C de ce demi-cercle, soit tiré le demi-diamètre CA coupé perpendiculairement en M et en N par les directions de la force centripète. Tirant CP, on aura, à cause des triangles semblables, CPM, PZT et RZQ, et par la nature du cercle (les points Q et P coïncidant). Donc donc et = ; donc, par les Corol. 1 et 5 de la Prop. 6 la force centripète est réciproquement comme , c’est-à-dire (en négligeant la raison donnée de ) réciproquement comme . — C.Q.F.T.
On tirerait facilement la même chose de la Proposition précédente.
SCHOLIE.
Par un raisonnement à peu près semblable, on trouverait que si le corps décrivait une ellipse, une hyperbole, ou une parabole, en vertu d’une force centripète dirigée à un point très éloigné, cette force centripète serait encore réciproquement comme le cube de l’ordonnée qui tend à ce point.
PROPOSITION IX. — PROBLEME IV.
Supposé que le corps tourne dans une spirale PQS qui coupe tous les rayons SP, SQ, etc. sous un angle donné : on demande la loi de la force centripète qui tend au centre de cette spirale.
(Fig. 19)
Soit supposé constant l’angle indéfiniment petit PSQ, la figure SPRQT, ayant tous ses angles constants, sera donnée d’espèce ; donc sera donnée aussi ; donc sera comme SP parce que, comme on vient de le dire, SPRQT est donnée d’espèce.
Supposons présentement que l’angle PSQ, change selon une loi quelconque, la droite QR qui sous-tend l’angle de contact QPR changera, par le Lemme II. en raison doublée de PR ou de QT. De là il suit, que la raison demeurera la même qu’auparavant, c’est-à-dire qu’elle sera encore comme SP. C’est pourquoi sera comme SP3 ; donc par les Cor. 1 et 5 de la Prop. 6 la force centripète sera réciproquement proportionnelle au cube de la distance SP. — C.Q.F.T.
Autre solution.
La perpendiculaire SY abaissée sur la tangente, et la corde PV du cercle osculateur étant en raison donnée avec SP, SP3 est proportionnel à , c’est-à-dire, par les Cor. 3 et 5 de la Prop. 6 réciproquement proportionnel à la force centripète.
LEMME XII.
Tous les parallélogrammes décrits autour des diamètres quelconques conjugués d’une ellipse ou d’une hyperbole donnée sont égaux entre eux.
Cette Proposition est claire par les Coniques.
PROPOSITION X. — PROBLEME V.
Un corps circulant dans une ellipse : on demande la loi de la force centripète qui tend au centre de cette ellipse.
(Fig. 20)
Soient CA, CB les demi axes de l’ellipse ; GP, DK d’autres diamètres conjugués, PF, QT des perpendiculaires à ces diamètres ; Qv une ordonnée au diamètre GP ; si on achève le parallélogramme QvPR, on aura par les coniques Pv × vG : = : . Mais à cause des triangles semblables QvT, PCF, : = : . Donc, en composant ces raisons, on aura Pv × vG : = : , et : , ou : . Si on écrit présentement QR pour Pv, que l’on mette, à cause du Lemme 12. à la place de , et que l’on suppose vG égale à 2PC, ainsi qu’on le doit lorsque les points P et Q coïncident, on aura, en multipliant les extrêmes et les moyens, = . Donc, par le Cor. 5 de la Prop. 6 la force centripète sera réciproquement comme c’est-à-dire, à cause que est donnée, réciproquement comme ; ou, ce qui revient au même, directement comme la distance PC. — C.Q.F.T.
Autre solution.
Sur la droite PG de l’autre côté du point T par rapport à P, soit pris le point u en sorte que . Soit pris ensuite uV à vG, comme DC2 à PC2. Puisque les coniques donnent, : Pv × vG = : , on aura , et ajoutant le rectangle de part et d’autre, il est clair que le carré de la corde de l’arc PQ sera égal au rectangle ; donc le cercle qui touche la section conique en P et qui passe par le point Q passera aussi par le point V. Supposez à présent que les points P et Q se confondent, la raison de uV à vG, qui est la même que la raison de DC2 à PC2, deviendra la raison de PV à PG ou de PV à 2PC ; donc , donc, par le Cor. 3, de la Propos. 6. la force par laquelle le corps P fait révolution dans l’ellipse, sera réciproquement comme , c’est-à-dire, à cause que est donné, que cette force sera directement comme PC. — C.Q.F.T.
Cor. 1. La force est donc comme la distance du corps au centre de l’ellipse : et réciproquement, si la force est comme la distance, le corps décrira, ou une ellipse dont le centre sera le même que le centre des forces, ou le cercle dans lequel l’ellipse peut se changer.
Cor. 2. Les temps périodiques des révolutions qui se font autour du même centre sont égaux dans toutes les ellipses, car ces temps sont égaux dans les ellipses semblables (par les Cor. 3 et 8 de la Prop. 4) ; mais dans les ellipses qui ont le grand axe commun, ils sont les uns aux autres directement comme les aires elliptiques totales, et inversement comme les particules de ces aires décrites en temps égal, c’est-à-dire directement comme les petits axes, et inversement comme les vitesses des corps dans les sommets principaux, ou directement comme les petits axes, et inversement comme les ordonnées au même point de l’axe commun. Mais ces deux raisons directes et inverses qui composent la raison des temps sont alors égales ; donc les temps sont égaux.
SCHOLIE.
Si le centre de l’ellipse s’éloigne à l’infini, et qu’elle devienne une parabole, le corps se mouvra dans cette parabole ; et la force tendant alors à un centre infiniment distant, elle deviendra uniforme. C’est le cas traité par Galilée. Si (en changeant l’inclinaison du plan au cône coupé) la parabole se change en une hyperbole, le corps se mouvra dans le périmètre de cette hyperbole, la force centripète se changeant alors en force centrifuge ; et de même que dans le cercle ou l’ellipse, si les forces tendent au centre de la figure placé sur l’abscisse, en augmentant ou diminuant les ordonnées en une raison donnée quelconque, ou en changeant l’angle d’inclinaison des ordonnées sur l’abscisse, ces forces augmenteront ou diminueront toujours en raison des distances au centre, pourvu que les temps périodiques demeurent égaux ; ainsi dans toutes les courbes, si les ordonnées augmentent ou diminuent dans une raison donnée quelconque, ou que l’angle de ces ordonnées change d’une façon quelconque, le temps périodique et le centre des forces, qu’on suppose placé à volonté sur l’abscisse, demeurant les mêmes, les forces centripètes aux extrémités des ordonnées correspondantes seront entre elles comme les distances au centre.
Table des matières
Table des matières
TROISIEME SECTION
Du mouvement des corps dans les Sections coniques excentriques.
PROPOSITION XI. — PROBLEME VI.
Un corps faisant sa révolution dans une ellipse ; on demande la loi de la force centripète, lorsqu’elle tend à un de ses foyers.
(Fig. 21)
Soient S le foyer de l’ellipse, E la rencontre de SP avec le diamètre DK, x celle de la même ligne SP avec l’ordonnée QV, QxPR le parallélogramme fait sur Px et Qx. On voit d’abord que EP est égale au demi grand axe AC ; car menant par l’autre foyer H la droite HI parallèle à DK, il est clair que EI sera égale à SE à cause de l’égalité qui est entre CH et CS, et par conséquent PE sera égale à la moitié de la somme de PI et de PS, ou, ce qui revient an même, à AC, moitié de la somme de PS et de PH, puisqu’il suit de ce que HI est parallèle à RP, et de ce que les angles HPZ et IPR sont égaux, que . Abaissant ensuite QT perpendiculaire à SP, et nommant L le paramètre du grand axe, c’est-à-dire ; on verra que L × QR : L × Pv = QR : Pv, c’est-à-dire = PE ou AC : PC ; mais L × Pv : Gv × vP = L : Gv et ; de plus, : en raison d’égalité (Cor. 2 Lemme 7) lorsque les points P et Q coïncident, et Qx2 ou , c’est-à-dire = ou (Lemme 12) = ; donc, en composant toutes ces raisons on aura L × QR : = AC × L × × ou = × × : PC × Gv × × ou = 2PC : Gv. Or, puisque 2PC et Gv sont égales lorsque les points P et Q coïncident, les quantités et QT2 qui leur sont proportionnelles seront donc égales aussi. Multipliant présentement ces quantités égales par , on aura = . Donc par les Cor. 1. et 5. de la Prop. 6. la force centripète sera QR réciproquement comme , c’est-à-dire en raison renversée de SP2. — C.Q.F.T.
Autre solution.
(Fig. 21)
Comme la force qui tend au centre de l’ellipse, et par laquelle le corps P peut faire sa révolution dans cette courbe, est par le Cor. 1. de la Prop. 10. proportionnelle à la distance CP du corps au centre C de l’ellipse ; en menant CE parallèle à la tangente PR de l’ellipse, on verra par le Cor. 3 de la Prop. 7 que la force par laquelle ce même corps P ferait sa révolution autour d’un autre point quelconque S de l’ellipse, serait comme en supposant que E fait la rencontre de CE et de la droite SP, tirée au point S. Donc, lorsque le point S sera le foyer, et que par conséquent PE sera constante, la force centripète sera comme . — C.Q.F.T.
Dans ce Problème, ainsi que dans le Probl. 5 on pourrait se contenter d’appliquer la conclusion trouvée pour le cas de l’ellipse à celui de la parabole et de l’hyperbole ; mais à cause de l’importance de ce Problème, et de l’étendue de son usage dans les Propositions suivantes, j’ai cru qu’il ne serait pas inutile de démontrer en particulier les cas de la parabole et de l’hyperbole.
PROPOSITION XII. — PROBLEME VII.
Supposé qu’un corps se meuve dans une hyperbole ; on demande la loi de la force centripète qui tend au foyer de cette courbe.
(Fig. 22)
Que CA, CB soient les demi-axes de l’hyperbole ; PG, KD d’autres diamètres conjugués ; PF une perpendiculaire au diamètre KD ; et Qv une ordonnée au diamètre PG. Qu’on tire SP, qui coupe le diamètre DK en E, et l’ordonnée Qv en x, et qu’on achève le parallélogramme QRPx ; il est clair que EP sera égale au demi axe transversal AC, car tirant par l’autre foyer H de l’hyperbole la ligne HI parallèle à EC, CH étant égale à CS, EI sera égale à ES, et par conséquent EP sera la moitié de la différence des lignes PS et PI, c’est-à-dire, (à cause que IH, PR sont parallèles, et que les angles IPR, HPZ sont égaux) qu’elle sera égale à la moitié de la différence des lignes PS et PH, c’est-à-dire que .
Cela posé, tirant QT perpendiculaire sur SP, et nommant L le paramètre principal de l’hyperbole ou , on aura L × QR : L × Pv = QR : Pv ou = Px : Pv, c’est-à-dire, à cause des triangles semblables Pxv, PEC, = PE : PC, ou = AC : PC. On aura aussi, L × Pv : Gv × Pv = L : Gv ; et par la nature des coniques Gv × vP : = : . De plus , ou (ce qui revient au même, Cor. 2. Lemme 7. lorsque les points P et Q coïncident) : = : , c’est-à-dire, = , ou Lemme 12. = , et en composant toutes ces raisons, on aura L × QR : = AC × L × × ou × × : PC × Gv × × , c’est-à-dire = 2PC : Gv ; mais lorsque les points P et C coïncident, 2PC = Gv. Donc les quantités L × QR et qui leur sont proportionnelles seront aussi égales, et en multipliant ces quantités égales par , on aura = L × . Donc, par les Cor. 1. et 5. de la Prop. 6. la force centripète sera réciproquement comme , c’est-à-dire, en raison renversée du carré de la distance SP. — C.Q.F.T.
Autre solution.
(Fig. 22)
Si on cherche la force en prenant le centre C de l’hyperbole pour centre des forces, on la trouvera proportionnelle à la distance CP. Donc, par le Cor. 3. de la Prop. 7. la force qui tend au foyer S sera comme c’est-à-dire, à cause que PE est donnée, réciproquement comme SP2. — C.Q.F.T.
On démontrera, de la même manière que si cette force centripète se change en une force centrifuge, le corps décrira l’hyperbole conjuguée.
LEMME XIII.
Le paramètre d’un diamètre quelconque d’une parabole, est quadruple de la distance du sommet de ce diamètre au foyer de la Figure.
Cela se démontre par les Coniques.
LEMME XIV.
La perpendiculaire, tirée du foyer d’une parabole à sa tangente, est moyenne proportionnelle entre les distances du foyer au point de contact, et au sommet principal de la Figure.
(Fig. 23)
Soient AP une parabole, S son foyer, A son sommet principal, P le point de contact, PO une ordonnée au diamètre principal, PM une tangente qui rencontre le diamètre principal en M, et SN la ligne perpendiculaire tirée du foyer sur la tangente. Ayant tiré AN, il suivra de l’égalité des lignes MS et SP, MN et NP, MA et AO, que les droites AN et OP sont parallèles, et par conséquent que le triangle SAN est rectangle en A, et semblable aux triangles égaux SNM, SNP ; donc PS : SN = SN : SA. — C.Q.F.D.
Cor. 1. Donc = PS : SA.
Cor. 2. À cause que SA est donnée, SN2 sera proportionnelle à PS.
Cor. 3. Le concours d’une tangente quelconque PM et de la droite SN, tirée perpendiculairement du foyer sur cette tangente, tombera sur la droite AN qui touche la parabole à son sommet principal.
PROPOSITION XIII. — PROBLEME VIII.
Supposé qu’un corps décrive une parabole, on demande la loi de la force centripète qui tend au foyer de cette courbe.
(Fig. 24)
La construction demeurant la même que dans le Lemme précédent, soient P le lieu de la parabole dans lequel on suppose d’abord le corps, et Q le lieu consécutif, de ce lieu Q tirez QR parallèle à SP, et QT perpendiculaire sur cette ligne SP, que v soit la rencontre de PG avec la parallèle Qv à la tangente, et x la rencontre de la même parallèle Qv avec SP, parce que les triangles Pxv, SPM sont semblables, et que les côtés SM, SP de l’un de ces triangles sont égaux, les côtés Px ou QR, et Pv de l’autre triangle seront aussi égaux. Mais, par les coniques, le carré de l’ordonnée Qv est égal au rectangle sous le paramètre et le segment du diamètre Pv, c’est-à-dire, par le Lemme 13. au rectangle ou ; et par le Cor. 2. du Lemme 7. les points P et Q coïncidant, la raison de Qv à Qx devient la raison d’égalité. Donc, dans ce cas, . De plus, à cause des triangles semblables QxT, SPN, , c’est-à-dire, Cor. I. Lemme 14. = , ou = . Donc . Multipliant ensuite cette égalité par , on aura ce qui apprend, Cor. 1. et 5. de la Prop. 6. que la force centripète est réciproquement comme , c’est-à-dire, à cause que 4SA est donnée que cette force est en raison renversée du carré de la distance SP. — C.Q.F.T.
Cor. 1. Des trois dernières Propositions on tire, que si un corps quelconque attiré continuellement vers un centre par une force réciproquement proportionnelle au carré des distances part d’un lieu P, suivant une droite quelconque PR, et avec une vitesse quelconque, ce corps se mouvra dans une section conique qui aura pour l’un de ses foyers le centre des forces, et réciproquement ; car le foyer, le point de contact et la position de la tangente étant donnés, on peut décrire la section conique qui aura à ce point une courbure donnée : et deux orbites qui se touchent, et qui sont décrites avec la même vitesse et la même force centripète ne sauraient différer entre elles.
(Fig. 25)
Cor. 2. Si la vitesse avec laquelle le corps part du lieu P est celle qui peut lui faire décrire la petite ligne PR dans un espace de temps fort court, et que la force centripète puisse faire parcourir à ce même corps dans le même temps l’espace QR : le corps décrira une section conique, dont le paramètre sera ce que devient la quantité , lorsque les petites lignes PR et QR diminuent à l’infini.
Dans ces Corollaires je rapporte le cercle à l’ellipse, et j’excepte le cas où le corps descend en ligne droite au centre.
PROPOSITION XIV. — THEOREME VI.
Si plusieurs corps font leurs révolutions autour d’un centre commun, et que les forces centripètes soient réciproquement en raison doublée de leurs distances à ce centre, les paramètres principaux de leurs orbes seront en raison doublée des aires qu’ils décrivent en temps égal.
(Fig. 25)
Car, par le Cor. 2 de la Prop. 13 le paramètre L est égal à ce que devient la quantité lorsque les points P et Q coïncident ; mais la petite ligne QR est dans un temps donné comme la force centripète qui la fait décrire, c’est-à-dire, par l’hypothèse, QT2 en raison renversée de SP2. Donc est proportionnelle à , c’est-à-dire, que le paramètre L est en raison doublée de l’aire . — C.Q.F.D.
Cor. Donc l’aire elliptique totale, et le rectangle formé par les axes, qui lui est proportionnel, est en raison composée de la raison sous-doublée du paramètre, et de la raison du temps périodique ; car l’aire totale est proportionnelle à l’aire décrite dans un temps donné, et multipliée par le temps périodique.
PROPOSITION XV. — THEOREME VII.
Les mêmes choses étant posées, les temps périodiques dans les ellipses sont en raison sesquiplée de leurs grands axes.
Puisque le petit axe est moyen proportionnel entre le grand axe et le paramètre, le rectangle formé par les axes est donc en raison composée de la raison sous-doublée du paramètre et de la raison sesquiplée du grand axe, mais ce rectangle, par le Cor. de la Prop. 14 est en raison composée de la raison sous-doublée du paramètre, et de la raison du temps périodique. Ôtant donc de part et d’autre la raison sous-doublée du paramètre, il restera la raison sesquiplée du grand axe, qui sera la même que la raison du temps périodique. — C.Q.F.D.
Cor. Les temps périodiques sont donc les mêmes dans les ellipses, et dans les cercles, dont les diamètres sont égaux aux grands axes des ellipses.
PROPOSITION XVI. — THEOREME VIII.
Les mêmes choses étant posées, si par les points où l’on suppose les corps dans chaque orbite on mène des tangentes, et qu’on abaisse du foyer commun des perpendiculaires sur les tangentes, les vitesses de ces corps seront en raison composée de la raison inverse de ces perpendiculaires, et de la raison directe sous-doublée des paramètres principaux.
(Fig. 26)
Du foyer S à la tangente PR tirez la perpendiculaire SY, la vitesse du corps P sera ; réciproquement en raison sous-doublée de la quantité ; car cette vitesse est comme le petit arc PQ décrit dans une particule de temps donnée, c’est-à-dire, par le Lemme 7. comme la tangente PR, ou ce qui revient au même, (à cause que PR : QT = SP : SY) comme , c’est-à-dire, comme SY réciproquement et directement ; or est comme l’aire décrite en un temps donné, c’est-à-dire par la Prop. 14. en raison sous-doublée du paramètre. — C.Q.F.D.
Cor. 1. Les paramètres principaux sont en raison composée de la raison doublée des perpendiculaires et de la raison doublée des vitesses.
Cor. 2. Les vitesses des corps, dans les plus grandes et les moindres distances du foyer commun, sont en raison composée de la raison inverse des distances, et de la raison directe sous-doublée des paramètres principaux ; car alors les perpendiculaires sont les distances elles-mêmes.
Cor. 3. Donc la vitesse, dans une section conique à la plus grande ou à la plus petite distance du foyer, est à la vitesse dans un cercle à la même distance du centre, en raison sous-doublée du paramètre au double de cette distance.
Cor. 4. Les vitesses des corps qui font leurs révolutions dans des ellipses sont les mêmes dans leurs moyennes distances du foyer commun, que celles des corps qui circulent dans des cercles aux mêmes distances ; c’est-à-dire, par le Cor. 6 de la Prop. 4 que ces vitesses sont en raison inverse sousdoublée des distances. Car les perpendiculaires sont moitié des petits axes, et les petits axes sont comme les moyennes proportionnelles entre les moyennes distances et les paramètres. Composant donc la raison inverse des perpendiculaires avec la raison sousdoublée directe des paramètres, il en viendra la raison sousdoublée inverse des distances.
Cor. 5. Dans la même figure, ou même dans diverses figures, pourvu que les paramètres principaux soient égaux, la vitesse du corps est réciproquement comme la perpendiculaire tirée du foyer à la tangente.
Cor. 6. Dans la parabole, la vitesse est réciproquement en raison sous-doublée de la distance du corps au foyer ; dans l’ellipse elle varie plus que dans cette raison, et moins dans l’hyperbole. Pour démontrer ces trois vérités, il suffit de remarquer (Cor. 2 Lem. 14 que la perpendiculaire abaissée du foyer sur la tangente de la parabole est en raison sous-doublée de la distance ; que dans l’ellipse cette perpendiculaire est dans une plus grande raison, et que dans l’hyperbole elle est dans une moindre raison.
Cor. 7. Dans la parabole, la vitesse, à une distance quelconque du foyer, est à la vitesse dans un cercle à la même distance du centre en raison sous-doublée de deux à un. Dans l’ellipse elle est dans une moindre raison, et dans une plus grande dans l’hyperbole ; car, par le Cor. 2 de cette Proposition, la vitesse au sommet de la parabole est dans cette proportion, et par les Cor. 6 de cette Proposition et de la Proposition 4 cette proportion se conserve à toutes les distances. D’où il suit qu’à chaque point de la parabole, la vitesse est égale à la vitesse du corps qui ferait sa révolution dans un cercle à la moitié de la distance du centre, que dans l’ellipse elle est moindre, et plus grande dans l’hyperbole.
Cor. 8. La vitesse d’un corps qui circule dans une section conique quelconque est à la vitesse d’un corps qui fait sa révolution dans un cercle à la distance de la moitié du paramètre principal, comme cette distance est à la perpendiculaire abaissée du foyer de la section sur la tangente. La démonstration en est évidente par le Cor. 5.
Cor. 9. Donc, puisque (Cor. 6 Prop. 4) la vitesse d’un corps qui tourne dans ce cercle serait à la vitesse d’un corps qui tourne dans un autre cercle quelconque en raison sous-doublée inverse des distances, la vitesse d’un corps qui tourne dans une section conique sera à la vitesse de celui qui tourne dans un cercle à la même distance, comme la moyenne proportionnelle entre cette distance commune et la moitié du paramètre principal de la section conique est à la perpendiculaire abaissée du foyer commun sur la tangente de cette section conique.
PROPOSITION XVII. — PROBLEME IX.
Supposant que la force centripète soit réciproquement proportionnelle au carré de la distance au centre, et que la quantité absolue de cette force soit connue, on demande la courbe qu’un corps décrit en partant d’un lieu donné, avec une vitesse donnée, suivant une ligne droite donnée.
(Fig. 27 & 28)
Que la force centripète qui tend au point S soit celle qui fait circuler le corps p dans une orbite donnée pq, et que la vitesse de ce corps au point p soit connue. Que le corps P parte du lieu P, suivant la ligne PR avec une vitesse donnée, et qu’en vertu de cette vitesse et de la force centripète, il décrive la section conique PQ. Que la droite PR touche cette courbe en P, et que pr touche pareillement l’orbite pq en p ; si l’on imagine des perpendiculaires tirées du point S à ces tangentes ; il est clair, par le Cor. 1 de la Prop. 16, que le principal paramètre de la section conique cherchée sera au principal paramètre de l’orbite donnée, en raison composée de la raison doublée des perpendiculaires, et de la raison doublée des vitesses, ainsi il sera donné. Soit L le paramètre de la section conique cherchée, le foyer S de cette même section étant aussi donné, en faisant l’angle RPH égal au complément à deux droits de l’angle RPS, on aura la position de la ligne PH, qui passe par l’autre foyer ; car tirant SK perpendiculaire à PH, et supposant que BC soit le demi axe conjugué, on aura, = – , et ajoutant de part et d’autre , il viendra = ou SP + PH : PH = 2SP + 2KP : L, d’où PH est donnée tant de longueur que de position.
(Fig. 27)
Si la vitesse du corps au point P est telle que le paramètre L soit moindre que , la ligne PH tombera du même côté de la tangente PR que la ligne PS ; ainsi la courbe sera une ellipse, et comme ses foyers S et H seront donnés, son grand axe sera aussi donné.
Si la vitesse du corps est telle que le paramètre L soit égal à , la ligne PH sera infinie, et par conséquent la courbe sera une parabole dont l’axe SH parallèle à la ligne PK sera donné.
Si le corps part du lieu P avec une vitesse encore plus grande, il faudra prendre la ligne PH de l’autre côté de la tangente, ainsi la tangente passant entre les foyers, la courbe sera une hyperbole dont l’axe principal sera égal à la différence des lignes SP et PH, et sera par conséquent donné.
Dans tous ces cas, si l’on suppose que le corps P se meuve dans la section conique ainsi trouvée, il est clair, par les Prop. 11, 12 et 13 que la force centripète sera réciproquement comme le carré de la distance du corps au centre S des forces ; ainsi la ligne PQ représentera exactement celle que le corps décrira par une telle force en partant du lieu donné P, avec une vitesse donnée, et suivant une ligne droite PR donnée de position. — C.Q.F.F.
Cor. 1. De là, le sommet principal D, le paramètre L, et le foyer S étant donnés, on aura dans toute section conique l’autre foyer H, en prenant DH à DS, comme le paramètre à la différence entre le paramètre et 4DS ; car la proportion = devient dans le cas de ce Corollaire, = , et en divisant on aura = .
(Fig. 27)
Cor. 2. Ainsi, si la vitesse du corps dans le sommet principal D est donnée, on trouvera facilement l’orbite, en déterminant d’abord son paramètre par cette condition (Cor. 3 de la prop. 16) qu’il soit au double de la distance DS en raison doublée de cette vitesse donnée à la vitesse du corps qui tourne dans un cercle à la distance DS, et en prenant ensuite DH à DS, comme le paramètre est à la différence entre le paramètre et 4DS.
Cor. 3. De là, si le corps se meut dans une section conique quelconque, et qu’il soit dérangé de son orbite par une impulsion quelconque ; on pourra connaître la nouvelle orbite dans laquelle il circulera ensuite, en composant le mouvement que ce corps a déjà avec le mouvement que cette impulsion seule lui aurait imprimé ; car par ce moyen on aura le mouvement du corps lorsqu’il part du lieu donné dans lequel il a reçu l’impulsion suivant une ligne droite donnée de position.
Cor. 4. Et si ce corps est continuellement troublé dans sa révolution par quelque force qui lui soit imprimée extérieurement, on connaîtra à peu près la courbe qu’il décrira, en prenant les changements que cette force produit dans plusieurs points quelconques, et en estimant par l’ordre de la série les changements continuels dans les lieux intermédiaires.
SCHOLIE.
(Fig. 29)
Si le corps P par une force centripète qui tend à un point quelconque donné R, se meut dans le périmètre d’une section conique quelconque donnée, dont le centre soit C ; et qu’on cherche la loi de la force centripète : on n’aura qu’à mener CG parallèle au rayon RP, et qui rencontre la tangente PG en G, et cette force sera, par le Cor. 1 et la Scholie de la Prop. 10 et par le Cor. 3 de la Prop. 7, comme .
Table des matières
Planche I
Table des matières
QUATRIEME SECTION
De la détermination des orbes elliptiques, paraboliques & hyperboliques, lorsque l’un des foyers est donné.
LEMME XV.
Si des foyers S et H d’une hyperbole ou d’une ellipse quelconque, on tire à un troisième point quelconque V deux lignes droites SV, HV, l’une desquelles HV soit égale à l’axe principal de la figure, c’est-à-dire, à l’axe dans lequel les foyers se trouvent, et qu’on élève sur le milieu de l’autre ligne SV la perpendiculaire TR, cette perpendiculaire touchera en quelque point la section conique ; et réciproquement, si elle la touche, la ligne HV sera égale à l’axe principal de la Figure.
(Fig. 30)
Soient, le point R la rencontre de la perpendiculaire TR avec la ligne HV prolongée, s’il est nécessaire, et SR la droite tirée de S à ce point R ; les lignes TS, TV étant égales, les lignes SR et VR le seront aussi, ainsi que les angles TRS, TRV ; donc, le point R sera à la section conique, et la perpendiculaire TR sera tangente de cette section au point R. L’inverse se démontrerait de même. — C.Q.F.D.
PROPOSITION XVIII. — PROBLEME X.
Le foyer, et les axes principaux étant donnés, décrire les trajectoires elliptiques et hyperboliques qui passent par des points donnés, et qui touchent des droites données de position.
(Fig. 31)
Soit S le foyer commun de ces trajectoires, AB une ligne égale à l’axe principal d’une quelconque de ces trajectoires, P un point par lequel cette courbe doit passer, et TR une ligne qu’elle doit toucher : soit de plus le cercle HG décrit du centre P et de l’intervalle AB – SP, si l’orbite est une ellipse, ou AB + SP, si c’est une hyperbole : abaissant ensuite sur la tangente TR la perpendiculaire ST prolongée en V, en sorte que TV = ST, du centre V et de l’intervalle AB décrivez le cercle FH.
(Fig. 31)
Par cette méthode, soit qu’on ait les deux points P et p, ou les deux tangentes TR et tr, ou le point P et la tangente TR, on décrira toujours deux cercles. Soit H leur intersection commune, décrivant alors une trajectoire qui ait pour axe principal l’axe donné, et les points S et H pour foyers, le Problème sera résolu. Car cette trajectoire passera par le point P, à cause que PH + SP dans l’ellipse, et PH – SP dans l’hyperbole, seront égales à l’axe. De plus, par le Lemme précédent, la ligne TR touchera cette trajectoire. On prouvera par le même raisonnement ou qu’elle passera par les deux points P et p, ou qu’elle aura pour tangentes les lignes TR, tr. — C.Q.F.F.
PROPOSITION XIX. — PROBLEME II.
Autour d’un foyer donné décrire une trajectoire parabolique, qui passe par des points donnés, et qui touche des lignes droites données de position.
(Fig. 32)
S étant le foyer, P un point de la trajectoire à décrire, et TR une tangente de cette trajectoire, du centre P , et de l’intervalle PS soit décrit le cercle FG, et soit abaissé de S sur la tangente TR la perpendiculaire ST qu’on prolongera en V, de sorte que TV = ST. On décrira un autre cercle fg de la même manière si on a un autre point donné p ; ou bien on trouvera un autre point v si on a une autre tangente tr ; cela fait on mènera la droite IF qui touche les deux cercles FG, fg, si les deux points P et p sont donnés, ou qui passe par les deux points V et v, si les deux tangentes TR et tr sont données, ou enfin qui touche le cercle FG, et passe par le point V, si on a le point P, et la tangente TR. Abaissant ensuite sur FI la perpendiculaire SI, coupée en deux parties égales au point K, et décrivant sur l’axe SK une parabole dont le sommet principal soit K, le Problème sera résolu. Car cette parabole, à cause que SK, IK sont égales, ainsi que SP et FP, passera par le point P, et par le Lemme 14. Cor. 3. elle aura TR pour tangente, à cause que ST et TV sont égales, et que l’angle STR est droit. — C.Q.F.F.
PROPOSITION XX. — PROBLEME XII.
Décrire une trajectoire quelconque donnée d’espèce, autour d’un foyer donné, laquelle passe par des points donnés, et touche des lignes droites données de position.
(Fig. 33)
Cas 1. Soit proposé d’abord de décrire la trajectoire ABC qui passe par deux points B et C, et qui ait pour foyer le point donné S.
Comme cette trajectoire est donnée d’espèce, la raison de l’axe principal à la distance des foyers sera donnée. Prenez KB à BS, et LC à SC dans cette raison, décrivez deux cercles des centres B et C, et des intervalles BK et CL ; sur la droite KL qui touche ces cercles en K et en L, abaissez la perpendiculaire SG, et coupez cette ligne SG en A et en a, en sorte que GA soit à AS, et Ga à aS, comme KB à BS ; et des sommets A, a, et sur l’axe Aa décrivez ensuite une trajectoire, le Problème sera résolu.
Car soit H l’autre foyer de la Figure décrite, puisqu’on a GA : AS = Ga : aS, on aura, en divisant, Ga – GA ou Aa : aS – AS ou SH dans la même raison, et par conséquent dans la raison qui est entre l’axe principal de la Figure cherchée et la distance de ses foyers. La Figure décrite est donc de la même espèce que la Figure à décrire. Et comme KB est à BS et LC à CS dans la même raison, cette courbe passera par les points B et C, comme il est clair par les coniques.
(Fig. 34)
Cas 2. Soit proposé maintenant de décrire autour du foyer S donné, une trajectoire qui soit touchée quelque part par les deux lignes TR et tr.
Abaissez du foyer sur ces tangentes les perpendiculaires ST, St, et prolongez ces perpendiculaires en V, et en v, en sorte que TV et tv soient égales à TS et à tS. Coupez la ligne Vv en deux parties égales au point O, élevez ensuite la perpendiculaire indéfinie OH, et coupez en K et en k la droite VS prolongée indéfiniment, en sorte que VK soit à KS et Vk à kS, comme l’axe principal de la trajectoire à décrire est à la distance des foyers. Enfin sur le diamètre Kk décrivez un cercle qui coupe la ligne OH en H; et tracez une trajectoire dont les foyers soient S et H, et l’axe principal une ligne égale à VH ; et le Problème sera résolu.
(Fig. 34)
Car coupant kK en deux parties égales au point X, et tirant les lignes HX, HS, HV, Hv : puisque VK : KS = Vk : kS, et par conséquent = VK + Vk : KS + kS et = Vk – VK : kS – KS, c’est-à-dire = 2VX : 2KX, et = 2KX : 2SX, ou ce qui revient au même = VX : HX et = HX : SX ; les triangles VXH, HXS sont semblables : ce qui donne VH : HS = VX : XH, c’est-à-dire = VK : KS. De là il suit que l’axe principal VH de la trajectoire décrite est à la distance SH de ses foyers, dans la même raison que celle qui est entre l’axe principal de la trajectoire à décrire et la distance de ses foyers, et que par conséquent la trajectoire est de l’espèce demandée. De plus, comme VH et vH sont égales à l’axe principal, et que les lignes VS, vS sont coupées en deux parties égales par les perpendiculaires TR, tr, il est clair, par le Lemme 15. que la trajectoire décrite aura encore la propriété demandée d’être touchée par les droites TR, tr. — C.Q.F.D.
(Fig. 35)
Cas 3. Le foyer S étant donné, on demande une trajectoire qui touche la droite TR en un point donné R.
Sur la droite TR abaissez la perpendiculaire ST, et prolongez-la en V, en sorte que TV = ST. Tirez ensuite VR et coupez en k et en K la droite VS prolongée indéfiniment en sorte que VK soit à SK et Vk à Sk comme l’axe principal de l’ellipse à décrire est à la distance des foyers ; ayant décrit ensuite sur le diamètre Kk un cercle qui coupe en H la droite VR prolongée, tracez une trajectoire dont les foyers soient S et H, et qui ait pour axe principal une ligne égale à VH, et le Problème sera résolu.
Car il est clair, par ce qui a été démontré dans le second cas, que VH : SH = VK : SK, et par conséquent comme l’axe principal de la trajectoire à décrire est à la distance entre ses foyers, la trajectoire décrite sera donc de même espèce que la trajectoire à décrire. De plus, il est clair par les coniques, que cette trajectoire sera touchée au point R par la droite TR qui coupe l’angle VRS en deux parties égales. — C.Q.F.F.
(Fig. 36 & 37)
Cas 4. Soit enfin proposé de décrire autour du foyer S la trajectoire APB qui soit touchée par la droite TR, et qui passe par un point quelconque P donné hors de la tangente, et qui soit semblable à la Figure apb décrite des foyers s, h, et sur l’axe principal ab.
Abaissez sur la tangente TR la perpendiculaire ST, et prolongez-la en V, en sorte que TV = ST. Faites les angles hsq, shq respectivement égaux aux angles VSP, SPV, du centre q et d’un intervalle qui soit à ab, comme SP à VS, décrivez un cercle qui coupe la figure apb en p, joignez les points s et p et tirez SH qui soit à sh, comme SP à sp, et qui fasse l’angle PSH égal à l’angle psh, et l’angle VSH égal à l’angle psq. Ensuite, des foyers H et S sur l’axe principal AB égal à la distance VH, décrivez la section conique, et le Problème sera résolu.
Car si on tire sv qui soit à sp, comme sh à sq, et qui fasse l’angle vsp égal à l’angle hsq, et l’angle vsh égal à l’angle psq, les triangles svh, spq seront semblables, et par conséquent on aura vh : pq = sh : sq, c’est-à-dire, à cause des triangles semblables VSP : hsq = SV : SP ou ab : pq. Donc vh = ab. De plus, à cause des triangles semblables VSH, vsh, VH : SH = vh : sh, c’est-à-dire, que l’axe de la section conique décrite est à l’intervalle de ses foyers comme l’axe ab à l’intervalle sh des foyers ; et par conséquent la figure décrite est semblable à la figure aph. De plus, cette figure passe par le point P, parce que le triangle PSH est semblable au triangle psh ; et elle est touchée par la droite TR, à cause que son axe est égal à VH, et que VS est coupée en deux parties égales par TR. — C.Q.F.F.
LEMME XVI.
Trouver un point, duquel tirant des lignes droites à trois points donnés, les différences de ces trois droites soient nulles ou données.
(Fig. 38)
Cas 1. Soient A, B, C, les points donnés, et Z, le quatrième point qu’il faut trouver ; la différence des lignes AZ, BZ étant donnée, le point Z sera à une hyperbole qui aura pour foyers les points A et B, et pour axe principal la différence donnée. Soit MN cet axe, prenant PM : MA : MN : AB, élevant ensuite PR perpendiculaire sur AB, et abaissant ZR perpendiculaire sur PR, on aura, par la nature de l’hyperbole, ZR : AZ = MN : AB. Par le même raisonnement on trouvera que le point Z sera à une autre hyperbole dont les foyers seront les points A et C, et l’axe principal la différence entre AZ et CZ, et on trouvera aussi la droite QS perpendiculaire sur AC, à laquelle QS, si on mène la perpendiculaire ZS d’un point quelconque Z de cette hyperbole, ZS sera à AZ comme la différence entre AZ et CZ est à AC Cela posé, il est aisé de remarquer que les raisons de ZR et de ZS à AZ sont données, et que par conséquent celle que ZR et ZS ont entre elles est donnée aussi. Donc, si les droites RP, SQ prolongées se rencontrent en T, et qu’on tire TZ et TA, la figure TRZS sera donnée d’espèce, et la droite TZ dans laquelle est placé le point cherché Z sera donnée de position. De plus, la droite TA sera donnée aussi ainsi que l’angle ATZ ; et parce que les raisons de AZ et de TZ à ZS sont données, celle de AZ et de TZ entre elles sera donnée aussi, et par conséquent le triangle entier ATZ, dont le sommet est le point cherché Z, sera enfin donné. — C.Q.F.T.
(Fig. 38)
Cas 2. Si deux de ces trois lignes, comme AZ et BC, sont égales, tirez la droite TZ en sorte qu’elle partage la droite AB en deux parties égales, et cherchez ensuite le triangle ATZ comme ci-dessus.
Cas 3. Si ces trois lignes sont égales, le point Z sera placé dans le centre du cercle qui passe par les points A, B, C. — C.Q.F.T.
Ce Problème se résout aussi par le livre des Touchantes d’Apollonius, restitué par Viète.
PROPOSITION XXI. — PROBLEME XIII.
Décrire une trajectoire autour d’un foyer donné, laquelle passe par des points donnés, et touche des droites données de position.
(Fig. 39)
Que le foyer S, le point P, et la tangente TR soient donnés, et qu’il s’agisse de trouver l’autre foyer H.
Abaissez sur la tangente la perpendiculaire ST, et prolongez-la en Y, en sorte que TY = ST : YH, sera alors égale à l’axe principal. Tirez ensuite SP, HP, et SP sera la différence entre HP et l’axe principal. De la même manière, si on a plusieurs tangentes TR, ou plusieurs points P, on trouvera toujours autant de lignes YH, ou PH, tirées de ces points Y ou P, au foyer H, lesquelles seront égales aux axes, ou en différeront de longueurs données SP, et ces lignes seront par conséquent égales entre elles, ou bien elles auront des différences données, et de là il suit qu’on aura par le Lemme précédent l’autre foyer H. Ayant donc les foyers et la longueur de l’axe (qui sera YH, ou bien la droite égale à PH ± SP, c’est-à-dire, PH + PS, si la trajectoire est une ellipse, et PH – SP, si c’est une hyperbole) on aura la trajectoire. — C.Q.F.F.
SCHOLIE.
Lorsque la trajectoire est une hyperbole, je ne prends pour trajectoire qu’une des hyperboles opposées ; car le corps, en persévérant dans son mouvement, ne peut jamais passer dans l’autre hyperbole.
(Fig. 40)
Le cas où trois points sont donnés se résout plus facilement de cette manière : soient B, C, D les points donnés. Tirez les lignes BC, CD, et prolongez-les en E, et en F, en sorte que EB : EC = SB : SC, et que EC : FD = SC : SD. Ayant mené EF, et l’ayant prolongée, abaissez-lui les perpendiculaires SG, BH, ensuite sur GS prolongée infiniment prenez GA : AS et Ga : aS = HB : BS ; A sera le sommet, et Aa l’axe principal de la trajectoire, laquelle, selon que GA sera plus grand, égal, ou plus petit que AS, sera une ellipse, une parabole, ou une hyperbole. Dans le premier cas, le point a tombera du même côté que le point A, par rapport à la ligne GF ; dans le second cas il s’éloignera, à l’infini, et dans le troisième il tombera du côté opposé au point A, par rapport à la ligne GF. Car si on abaisse sur GF les perpendiculaires CI, DK, on aura, IC : HB = EC : EB, c’est-à-dire, = SC : SB, et réciproquement IC : SC = HB : SB ou = GA : SA, et par un semblable raisonnement KD sera à SD dans la même raison. Donc, les points B, C, D sont à la section conique, dans laquelle toutes les droites tirées du foyer S à la courbe sont aux perpendiculaires abaissées des mêmes points de la courbe sur GF, dans cette raison donnée.
Le célèbre Géomètre la Hire a donné une solution à peu près semblable de ce Problème au huitième Livre de ses Coniques, Prop. 25.
Table des matières
Table des matières
CINQUIEME SECTION
De la détermination des Orbites
lorsqu’aucun des foyers n’est donné.
LEMME XVII.
Si d’un point quelconque P d’une Section conique donnée, on mène les quatre droites PQ, PR, PS, PT, qui fassent chacune un angle donné avec chacun des quatre côtés indéfiniment prolongés AB, CD, AC, DB d’un trapèze quelconque ABCD inscrit dans la section conique, le rectangle des droites PQ × PR tirées à deux côtés opposés, sera en raison donnée au rectangle des droites PS × PT tirées aux deux autres côtés opposés.
(Fig. 41)
Cas 1. Supposons premièrement que les lignes tirées aux côtés opposés soient parallèles à l’un ou à l’autre des côtés restants, que PQ et PR, par exemple, soient parallèles au côté AC, et PS et PT au côté AB, de plus, que deux de ces côtés opposés comme AC et BD soient parallèles l’un à l’autre. Dans ce cas, la droite qui coupe ces côtés parallèles en deux parties égales, sera un des diamètres de la section conique, et coupera aussi la ligne RQ en deux parties égales. Soit O la rencontre de ce diamètre et de RQ, PO sera une ordonnée à ce même diamètre, et OK prise égale à OP, et placée sur son prolongement sera l’ordonnée opposée. Les points A, B, P et K étant donc à la section conique, il est clair (Prop. 17, 19, 21, 23, du Livre III. des coniques d’Apollonius) à cause que PK coupe AB sous un angle donné, que le rectangle PQ × QK sera en raison donnée au rectangle AQ × QB. Mais QK = PR, puisque ces lignes sont les différences des lignes égales OK, OP et OQ, OR ; donc les rectangles PQ × QK, et PQ × PR sont aussi égaux ; et par conséquent le rectangle PQ × PR est au rectangle AQ × QB, c’est-à-dire au rectangle PS × PT, en raison donnée. — C.Q.F.D.
(Fig. 42)
Cas 2. Supposons à présent que les côtés opposés AC, BD du trapèze ne soient point parallèles, tirez Bd parallèle à AC et qui rencontre la droite ST en t, et la section conique en d, tirez de plus Cd qui coupe la ligne PQ en r, et DM parallèle à PQ et qui coupe Cd en M et AB en N, à cause des triangles semblables BTt, DBN, on aura Bt, ou PQ : Tt = DN : NB, et ainsi Rr : AQ ou PS = DM : AN. Multipliant alors les antécédents par les antécédents, et les conséquents par les conséquents, le rectangle ND × DM sera au rectangle AN × NB, comme le rectangle PQ × Rr est au rectangle PS × Tt ; mais par le cas 1. le rectangle PQ × Pr sera au rectangle PS × Pt dans la même raison. Donc cette raison sera aussi celle du rectangle PQ × PR au rectangle PS × PT. — C.Q.F.D.
Cas 3. Supposons enfin que les quatre lignes PQ, PR, PS, PT ne soient pas parallèles aux côtés AC, AB, mais qu’elles leur soient inclinées d’une façon quelconque.
(Fig. 43)
Ayant tiré Pq, Pr parallèles à AC ; Ps, Pt parallèles à AB, les angles des triangles PQq, PRr, PSs, PTt seront donnés, ainsi que les rapports de PQ à Pq de PR à Pr, de PS à Ps, et de PT à Pt. Donc les raisons composées de PQ × PR à Pq × Pr et de PS × PT à Ps × Pt seront données. Mais, par ce qui a été démontré ci-dessus, la raison de Pq × Pr à Ps × Pt est donnée. Donc la raison de PQ × PR à PS × PT l’est aussi. — C.Q.F.D.
LEMME XVIII.
(Fig. 44)
Les mêmes choses étant posées, si les points P sont tels que les rectangles des droites PQ × PR, menées à deux cotés opposés du trapèze, soient en raison donnée aux rectangles des lignes PS × PT, menées aux deux autres côtés ; ces points P seront à une section conique circonscrite au trapèze.
Si par quelqu’un du nombre infini des points P, par le point p, par exemple, et par les quatre points A, B, C, D, on imagine une section conique, je dis que cette section conique passera par tout autre point P trouvé de la même manière. Si on le nie, qu’on suppose donc que AP coupe cette courbe en quelque point autre que P, comme en b. Tirant de ces points p et b, aux côtés du trapèze, et sous les angles donnés les droites pq, pr, ps, pt, et bk, bn, bf, bd ; on aura, par le Lemme 17, pq × pr : ps × pt = bk × bn : bf × bd. Mais PQ × PR est à PS × PT dans la même raison, par l’hypothèse. Donc, à cause que les trapèzes bkAf, PQAS sont semblables, on aura PQ : PS = bk : bf, et par conséquent, en divisant les termes de la première proportion par les termes correspondants de celle-ci, on aura bn : bd = PR : PT Donc les trapèzes équiangles Dnbd, DRPT sont semblables ; d’où l’on tire que leurs diagonales Db, DP coïncident, et qu’ainsi le point b tombe dans l’intersection des droites AP, DP, c’est-à-dire, qu’il coïncide avec le point P, ou, ce qui revient au même, que le point P, quelque part qu’on le prenne, sera à la section conique ainsi déterminée. — C.Q.F.D.
(Fig. 44)
Cor. De là, si les trois droites PQ, PR, PS sont menées du même point P sous des angles donnés à autant d’autres droites AB, CD, AC données de position, et que le rectangle, sous deux de ces lignes PQ × PR, soit au carré de la troisième PS en raison donnée : le point P, d’où ces lignes seront tirées, sera à la section conique que les lignes AB, CD touchent en A et en C ; et réciproquement.
Car si la ligne BD coïncide avec la ligne AC, la position des trois lignes AB, CD, AC demeurant la même, et qu’ensuite la ligne PT coïncide aussi avec la ligne PS : le rectangle PS × PT deviendra le carré de PS, et les droites AB, CD qui coupaient la courbe dans les points A et B, C et D, ne pourront plus la couper dans ces points lorsqu’ils se confondent, mais alors elles la toucheront.
SCHOLIE.
(Fig. 44)
On a pris dans ce Lemme le mot de section conique dans un sens étendu, en sorte qu’il renferme la section rectiligne qui passe par le sommet du cône, et la circulaire parallèle à sa base. Car si le point p tombe sur la droite qui joint les points A et D, ou C et B, la section conique se changera en deux lignes droites, dont l’une est celle sur laquelle le point p tombe, et l’autre la ligne droite qui joint les deux autres des quatre points donnés. Si deux angles opposés du trapèze sont égaux, pris ensemble, à deux droits, que les quatre lignes PQ, PR, PS, PT soient menées à ses côtés ou perpendiculairement ou sous des angles égaux quelconques, et que le rectangle, sous deux de ces lignes PQ × PR, soit égal au rectangle sous les deux autres PS × PT, la section conique sera un cercle. Ce sera la même chose, si les quatre lignes sont menées sous des angles quelconques, et que le rectangle de deux de ces lignes PQ × PR soit au rectangle des deux autres PS × PT, comme le rectangle des sinus des angles S et T, sous lesquels les deux dernières lignes PS, PT ont été menées, est au rectangle des sinus des angles Q, et R sous lesquels on a mené les deux premières PQ, PR.
Dans les autres cas, le lieu du point P sera quelqu’une des trois figures qu’on appelle ordinairement sections coniques.
On peut à la place du trapèze ABCD employer un quadrilatère, dont les deux côtés opposés se coupent mutuellement comme des diagonales. Il se peut aussi que des quatre points A, B, C, D un ou même deux soient placés à une distance infinie : alors les côtés de la figure qui convergeaient précédemment vers ces points deviendront parallèles, et la section conique passera par les autres points, et s’étendra à l’infini du même côté que ces lignes devenues parallèles.
LEMME XIX.
(Fig. 45)
Les quatre lignes AB, CD, AC, BD étant données de position, trouver un point P tel qu’en tirant à ces quatre lignes les droites PQ, PR, PS, PT qui fassent avec elles des angles respectivement égaux à quatre angles donnés, le rectangle PQ × QR de deux de ces quatre lignes, soit au rectangle PS × PT des deux autres en raison donnée.
Ayant tiré une ligne quelconque AH par un des quatre points A, B, C, D, dans lesquels se rencontrent les lignes AB, CD, AC, BD, soit proposé de trouver sur cette ligne un point P qui ait la propriété demandée.
(Fig. 45)
Pour y parvenir, supposant que H et I soient les points où cette ligne AH rencontre les lignes BD et CD, on remarquera que puisque tous les angles de la figure sont donnés, les raisons de PQ à PA et de PA à PS seront données, et que par conséquent la raison de PQ à PS le sera aussi. Ôtant donc cette raison de la raison donnée PQ × PR à PS × PT, on aura la raison de PR à PT, et en ajoutant les raisons données de PI à PR, et de PT à PH, on aura la raison de PI à PH, et par conséquent le point P. — C.Q.F.T.
Cor. 1. On tire de là la manière de mener une tangente à un point quelconque D du lieu des points P ; car la corde PD devient tangente lorsque les points P et D coïncident, c’est-à-dire lorsque AH passe par le point D. Dans ce cas, la dernière raison des évanouissantes IP et PH se trouvera, comme ci-dessus. Menant donc CF parallèle à AD, qui rencontre BD en F, et qui soit coupée en E dans cette dernière raison, DE sera tangente, à cause que CF et l’évanouissante IH sont parallèles et coupées de même en E et en P.
(Fig. 46)
Cor. 2. De là suit encore la manière d’avoir le lieu de tous les points P. Par l’un des points A, B, C, D, comme A, menez la tangente AE, et par un autre point quelconque B, menez BF parallèle à cette tangente, et trouvez par le Lemme 19. le point F où cette droite rencontre le lieu.
Coupez ensuite BF en deux parties égales au point G, la droite indéfinie AG sera la position d’un diamètre auquel BG et FG seront ordonnées. La longueur AH de ce diamètre se trouvera en déterminant le point H où AG rencontre le lieu ; et son paramètre sera à AH comme BG2 à AG × GH. Si AG ne rencontre point le lieu, la ligne AH étant infinie, le lieu sera une parabole, et le paramètre du diamètre AG sera ; mais si elle le rencontre quelque part, le lieu sera une hyperbole, lorsque les points A et H sont placés du même côté par rapport à G, et il sera une ellipse, lorsque le point G sera placé entre A et H, à moins que l’angle AGB ne fût droit ; et que de plus BG2 ne fut égal au rectangle AG × GH ; car dans ce cas le lieu serait un cercle.
De cette façon le Problème des quatre lignes commencé par Euclide, et continué par Apollonius se trouve résolu dans ce Corollaire, non par le calcul, mais par une composition géométrique telle que celle par laquelle les anciens l’ont cherché.
LEMME XX.
(Fig. 47)
Si un parallélogramme quelconque ASPQ a ses deux angles opposés A et P placés dans une section conique ; et que les côtés AQ, AS d’un de ses angles étant prolongés rencontrent la même section conique en B et C, en tirant des points de concours B et C à un cinquième point quelconque D de la section conique les deux lignes BD, CD qui rencontrent en T et en R les deux autres côtés PS, PQ du parallélogramme prolongés indéfiniment : les parties PR et PT seront toujours entre elles en raison donnée, et réciproquement si ces parties sont entre elles en raison donnée, le point D sera à la section conique qui passe par les quatre points A, B, C, P.
Cas 1. Soient tirés BP, CP, et du point D les droites DG, DE, dont la première DG soit parallèle à AB, et rencontre PB, PQ, QA en H, I, G ; et dont la seconde DE soit parallèle à AC, et rencontre PC, PS, AB, en F, K, E, à cause que PQ : IQ (ou DE) = PB : BH = PT : DH, et que PR : DF = RC : DC =G (ou PS) : DG ; on aura les deux proportions PQ : PT = DE : DH et PR : PS = DF : DS, qui donneront étant composées PQ × PR : PS × PT = DE × DF : DG × ZW ; mais par le Lemme 17. DE × DF : DG × DH en raison donnée, de plus, PQ et PS sont données, donc la raison de PR à PT est donnée.
Cas 2. Si PP et PT sont supposées entre elles en raison donnée, en reprenant le même raisonnement, on trouvera que le rectangle DE × DF est au rectangle DG × DH en raison donnée, et qu’ainsi, par le Lemme 18 le point D est à la section conique qui passe par les points A, B, C, P. — C.Q.F.D.
Cor. 1. Donc, si on tire BC qui coupe PQ en r, et que sur PT on prenne Pt à pr, dans la même raison que PT à PR, Bt sera tangente de la section conique au point B ; car supposez que le point D coïncide avec le point B, la corde BD s’évanouissant, BT deviendra tangente, et CD et BT coïncideront avec CB et Bt.
Cor. 2. Et réciproquement, si Bt est tangente, et que BD, CD se rencontrent en un point quelconque D de la section conique, on en conclura que PR : PT = pr : Pt, et de même Bt étant toujours tangente, si PR : PT = Pr : Pt, il s’ensuivra que les droites BD et CD se rencontreront dans un point quelconque D de la section conique.
(Fig. 47)
Cor. 3. Une section conique ne peut couper une autre section conique en plus de quatre points ; car supposant que cela pût être, imaginez que deux sections coniques eussent les cinq points A, B, C, P, O communs, et qu’elles fussent coupées l’une et l’autre par la ligne BD dans les points D, d ; la droite Cd coupant la droite PQ en q, on aurait PR : PT = Pq : PT, ce qui donnerait PR = Pq, contre l’hypothèse.
LEMME XXI.
(Fig. 48)
Si aux deux points donnés ou pôles B, C sont fixés les sommets de deux angles donnés MBD, MCD, et que l’on fasse parcourir la droite donnée MN, au concours M des côtés BM et CM de ces angles les deux autres côtés BD et CD des mêmes angles décriront par leur intersection une section conique. Et réciproquement, si les droites BD, CD décrivent par leur concours D une section conique qui passe par les points donnés K, B, C, et que les angles DBM, DCM soient pris respectivement égaux aux angles donnés ABC, ACB, la rencontre des côtés BM, CM se fera toujours dans une ligne droite donnée de position.
Supposant que N soit un point donné de la droite MN, par lequel on fasse passer les côtés BM, CM des angles mobiles, et que D soit le point dans lequel se rencontrent les autres côtés des mêmes angles, soient tirées CN, BN, CP, BP, soient tirées ensuite du point P les droites PT, PR, qui rencontrent BD, CD en T et en R, et qui fassent l’angle BPT égal à l’angle donné BNM, et l’angle CPR égal à l’angle donné CNM, comme (par l’hypothèse) les angles MBD, NBP sont égaux, ainsi que les angles MCD, NCP ; en ôtant les angles communs NBD, NCD, il restera les angles égaux NBM et PBT, NCM et TCR. De là il suit que les triangles NBM, PBT sont semblables, ainsi que les triangles NCM, PCR. C’est pourquoi PT : NM = PB : NB, et PR : NM = PC : NC Or les points B, C, N, P sont immobiles, donc PT et PR sont en raison donnée avec NM, ou, ce qui revient au même, elles sont en raison donnée l’une à l’autre ; donc, par le Lemme 20 le point D, concours perpétuel des droites mobiles BT et CR, sera à la section conique qui passe par les points B, C, P. — C.Q.F.D.
(Fig. 49)
Et réciproquement, si le point mobile D est à une section conique qui passe par les points donnés B, C, A ; que les angles DBM, DCM soient respectivement égaux aux angles ABC, ACB ; et que faisant coïncider successivement le point D avec les deux points donnés p, P de la section conique, on détermine les points n et N avec lesquels le point M coïncide successivement par cette opération, la droite nN sera le lieu de tous les points M. Car supposez que le point M soit à quelque courbe ; dans ce cas le lieu des points D déterminé par cette courbe, serait une section conique qui passerait par les cinq points B, C, A, p, P, mais, par ce qui a été démontré, le lieu des points D, lorsque les points M sont dans une ligne droite, est encore une section conique qui passe par les mêmes points B, C, A, p, P. On aurait donc, par la supposition que le point M est dans une courbe, deux sections coniques qui passeraient par les cinq mêmes points, ce qui est impossible par le Cor. 3 du Lemme 20. Donc cette supposition est absurde.
PROPOSITION XXII. — PROBLEME XIV.
Faire passer une trajectoire par cinq points donnés.
(Fig. 50)
Soient donnés les cinq points A, B, C, P, D. D’un de ces points A soient menées les droites AB, AC à deux autres quelconques B et C, qu’on prend pour pôles, et soient menées par le quatrième point P deux lignes TPS, PRQ parallèles aux deux lignes AB, AC. Soient tirées ensuite des deux pôles BC, au cinquième point D deux lignes indéfinies, dont l’une BDT rencontre TPS en T, et l’autre CRD rencontre PRQ en R. Cela fait, en tirant d’un point quelconque t de la droite indéfinie SPT la droite tr parallèle à TR, la rencontre d des lignes Crd, et Bt sera à la trajectoire cherchée ; car ce point d (par le Lemme 20) sera à la section conique qui passe par les quatre points A, B, C, P ; de plus, les lignes Rr, Tt s’évanouissants, le point D coïncide avec le point d. Donc la section conique passe par les cinq points A, B, C, P, D. — C.Q.F.D.
Autre solution.
(Fig. 51)
Joignez par des lignes droites trois quelconques A, B, C, des points donnés ; prenant ensuite les deux points B et C pour pôles, appliqués successivement aux points D et P, les côtés BA et CA des angles ABC, ACB, et marquez les points M et N dans lesquels les autres côtés de ces angles se rencontrent dans ces deux positions. Cela fait, tirez la droite indéfinie MN, et faites parcourir cette ligne à l’intersection continuelle m des côtés BL, CL des angles ABC, ACB, et vous aurez alors par l’intersection continuelle d des autres côtés de ces mêmes angles la trajectoire cherchée PADdB.
Car le point d (par le Lemme 21) sera à la section conique qui passe par les points B, C ; et lorsque le point m coïncidera avec les points L, M, N, le point d, par la construction, coïncidera avec les points A, D, P. Ainsi il décrira la section conique qui passe par les cinq points A, B, C, P, D. — C.Q.F.F.
Cor. 1. On peut mener très aisément par ce moyen une droite qui touche la trajectoire cherchée dans un point quelconque donné B, car en faisant coïncider le point d avec le point B, la droite Bd sera la tangente cherchée.
Cor. 2. De là on aura le centre, le diamètre, et le paramètre de la trajectoire, comme dans le Cor. 2 du Lemme 19.
SCHOLIE.
(Fig. 52)
La construction précédente deviendra un peu plus simple en tirant BP, et prenant sur cette ligne prolongée, s’il est besoin, Bp : BP = PR : PT, et en tirant par p une ligne infinie pe parallèle à SPT ; car il ne faudra que prendre sur cette ligne la partie pe égale à l’intervalle quelconque Pr, et tirer les lignes Crd, Bed, pour avoir par leur rencontre un point quelconque de la trajectoire. On verra aisément la raison de cette construction en remarquant, que puisque les raisons de Pr à Pt, de PR à PT, de pB à PB, et de pe à Pt, sont égales, il faut donc que pe et Pr soient égales entre elles.
Lorsqu’on ne voudra pas employer la construction mécanique de la seconde solution, celle-ci sera d’une grande commodité dans la pratique.
PROPOSITION XXIII. — PROBLEME XV.
Décrire une trajectoire qui passe par quatre points donnés et qui ait pour tangente une droite donnée de position.
(Fig. 53)
Cas 1. Que la tangente HB, le point de contact B, et trois autres points C, D, P soient donnés. Joignez les points B et C par la ligne BC, tirez PS parallèle à BH et PQ parallèle à BC ; achevez le parallélogramme BSPQ ; tirez ensuite BD qui coupe SP en T, et CD qui coupe PQ en R. Enfin, ayant mené une droite quelconque tr parallèle à TR, prenez sur PQ et sur PS les abscisses Pr, Pt respectivement proportionnelles aux lignes PR, PT ; et le point d, concours des lignes Cr, Bt, sera toujours, par le Lemme 20 à la trajectoire qu’il fallait décrire. — C.Q.F.F.
Autre solution.
(Fig. 54)
Faisant tourner l’angle CBU autour du pole B, ainsi que le rayon rectiligne quelconque DC, prolongé des deux côtés, autour du pole C, soient marqués les points M et N, dans lesquels le côté BC de l’angle coupe ce rayon, lorsque l’autre côté BH concourt avec ce même rayon dans les points P et D. Faisant ensuite mouvoir le rayon CD et le côté BC de l’angle CBH, de manière que leur concours soit toujours dans la droite indéfinie MN, on aura alors par la rencontre continuelle de l’autre côté BH de l’angle CBH, avec le même rayon CD, la trajectoire cherchée.
(Fig. 51 & 54)
Car, si dans les constructions du problème précédent, le point A se confond avec le point B, les lignes AC et CB coïncideront, et la ligne AB, dans sa dernière position, deviendra la tangente BH ; ce qui changera ces constructions dans celles qu’on vient de décrire. Le concours du côté BH et du rayon, décrira donc la section conique qui passe par les points C, D, P, et qui touche la droite BH au point B. — C.Q.F.F.
(Fig. 55)
Cas 2. Soient donnés quatre points B, C, D, P placés hors de la tangente HI.
Tirez les lignes BD, CP, qui concourent en G, et qui rencontrent la tangente en H et en I. Coupez ensuite cette tangente en A, en sorte que HA soit à IA, comme le rectangle de la moyenne proportionnelle entre CG et GP, et de la moyenne proportionnelle entre BH et HD est au rectangle de la moyenne proportionnelle entre DG et GB, et de la moyenne proportionnelle entre PI et IC ; et le point A sera le point de contact. Car si la ligne HX, parallèle à la droite PI, coupe la trajectoire dans les points quelconques X et Y, il faudra, par les coniques, que la position du point A soit telle que AH2 soit à AI2, en raison composée de la raison du rectangle XH × HY au rectangle BH × HD, ou du rectangle CG × GP au rectangle DC × GB, et de la raison du rectangle BH × HD au rectangle PI × IC. Ayant donc trouvé le point de contact A, on décrira la trajectoire comme dans le premier cas. — C.Q.F.F.
Il est à remarquer qu’on peut prendre le point A entre les points H et I, ou sur le prolongement de HI, ce qui donne deux solutions du Problème.
PROPOSITION XXIV. — PROBLEME XVI.
Décrire une trajectoire qui passe par trois points donnés, et qui soit touchée par deux lignes droites données deposition.
(Fig. 56)
Par deux quelconques B et D des trois points donnés B, C, D, tirez la droite indéfinie BD qui rencontre les tangentes données HI, KL dans les points H et K, ensuite par le point D, et par le troisième point donné C, tirez la droite indéfinie CD, qui rencontre les mêmes tangentes aux points I et L. De plus, coupez ces lignes en R et en S, de sorte que HR soit à KR comme la moyenne proportionnelle entre BH et HD est à la moyenne proportionnelle entre BK et KD ; et que IS soit à LS comme la moyenne proportionnelle entre CI et ID est à la moyenne proportionnelle entre CL et LD. Cela fait, soit que vous ayez pris les points R et S entre les points K et H, I et L, ou sur les prolongements de KH et de IL, ainsi que cela est permis, vous aurez, par les rencontres de la ligne RS avec les tangentes HI et KL, les points d’attouchement A et P.
Car si on suppose que A et P soient les points d’attouchement placés quelque part dans les tangentes, et que par un point quelconque I, des points H, I, K, L, placé sur l’une ou l’autre tangente HI, on tire la droite IY parallèle à l’autre tangente KL, et qui rencontre la courbe en X et en Y, et qu’on prenne IZ moyenne proportionnelle entre IX et IY : on aura, par les coniques, le rectangle XI × IY ou IZ2 à LP2, comme le rectangle CI × ID au rectangle CL × LD, c’est-à-dire, par la construction, comme SI2 à SL2 : d’où l’on tirera que IZ : LP = SI : SL, et que par conséquent les points S, P, Z sont en ligne droite. De plus, les tangentes concourant au point G, on aura encore par les coniques le rectangle XI × IY ou IZ2 : IA2 = GP2 : GA2, qui donne IZ : IA = GP : GA. Donc, les points P, Z et A sont en ligne droite, et par conséquent les points S, P et A, y sont aussi. On prouvera par le même raisonnement que les points R, P et A, sont en ligne droite. Donc les points d’attouchement A et P sont dans la droite RS.
Ayant ainsi les points d’attouchement A et P, on décrira la trajectoire comme dans le premier cas du Problème précédent. — C.Q.F.F.
(Fig. 56)
Dans cette proposition, et dans le second Cas de la Proposition précédente les constructions sont les mêmes, soit que la droite XY coupe la trajectoire en X et en Y, soit qu’elle ne la coupe point ; puisque les opérations qu’on a faites ne dépendent point de cette section. Or ayant démontré les constructions pour le cas où XY rencontre la trajectoire, il sera aisé d’en tirer la démonstration pour le cas où elle ne la rencontre pas ; je ne m’y arrêterai donc pas de crainte d’être trop long.
LEMME XXII.
Changer les figures en d’autres figures du même genre.
(Fig. 57)
Etant proposé de transformer la figure quelconque HGI, soient menées à volonté deux droites parallèles AO, BL qui coupent en A et en B une troisième droite quelconque AB donnée de position ; soit de plus menée la parallèle GD à OA par un point quelconque G de la figure donnée. Tirant ensuite du point O donné dans AO, au point D, la droite OD qui rencontre BL en d, et élevant sur ce point d la droite dg, qui fasse avec la droite BL un angle quelconque donné, et qui ait à Od la même raison que DG à OD, g sera le point qui dans la figure nouvelle hgi répond au point G, de la même manière chaque point de la première figure donnera autant de points de la figure nouvelle ; et si on imagine que le point G parcoure d’un mouvement continu tous les points de la première figure, le point g parcourra de même, par un mouvement continu, tous les points de la nouvelle figure.
Afin d’être plus clair, nous appellerons DG première ordonnée, et dg nouvelle ordonnée, AD première abscisse, et ad abscisse nouvelle, O pôle, OD rayon coupant, OA premier rayon ordonné, et la droite Oa, qui achève le parallélogramme OABa, nouveau rayon ordonné.
Cela posé, si le point G est à une ligne droite donnée de position, le point g sera aussi à une ligne droite donnée de position. Si le point G est à une section conique, le point g sera aussi à une section conique. Je mets ici le cercle au nombre des sections coniques. De plus, si le point G est à une ligne du troisième ordre, le point g sera de même à une ligne du troisième ordre, il en sera de même des courbes des ordres plus élevés, c’est-à-dire, que les deux lignes auxquelles seront les points G et g seront toujours du même degré.
(Fig. 57)
Car Od étant à OD, dg à DG, et AB à AD, comme ad à OA, on aura , et . Donc, si le point G est à une ligne droite, dans l’équation quelconque, qui exprime la relation entre l’abscisse AD et l’ordonnée DG, les indéterminées DG et AD n’ayant qu’une dimension, en écrivant dans cette équation pour AD et pour DG, on aura une équation nouvelle, dans laquelle la nouvelle abscisse ad et la nouvelle ordonnée dg n’auront aussi qu’une dimension, et cette équation exprimera par conséquent une ligne droite. Si AD et DG, ou seulement l’une des deux, avait deux dimensions dans la première équation, ad et dg en auraient aussi deux dans la seconde, et il en serait de même si elles avaient trois dimensions, ou des dimensions plus hautes. Ainsi les indéterminées ad, dg dans la seconde équation, et AD, DG dans la première, auront toujours le même nombre de dimensions, et par conséquent les lignes auxquelles sont les points G et g sont du même degré.
De plus, si une ligne droite touche la ligne courbe dans la première figure ; la droite qui lui répondra dans la nouvelle figure touchera la courbe de la même manière ; et au contraire. Car si deux points d’une courbe quelconque s’approchent l’un de l’autre, et qu’ils se confondent dans la première figure, les mêmes points correspondants dans la figure nouvelle s’approcheront et se confondront aussi ; donc, les droites qui joignent ces points deviendront en même temps tangentes des courbes dans l’une et l’autre figure.
Les démonstrations de ces Propositions pourraient être présentées d’une manière plus conforme aux démonstrations géométriques ordinaires ; mais je préfère la brièveté.
Si c’est une figure rectiligne qu’il faut transformer, il suffira de joindre par des lignes, dans la nouvelle figure, les points correspondants à ceux qui sont les intersections des lignes dont la première figure est composée. Si la figure à transformer est curviligne, il faut transporter dans la nouvelle figure les points, les tangentes, et les autres droites par lesquelles on peut décrire la courbe.
Ce Lemme sert à résoudre des Problèmes très difficiles, en transformant les figures proposées en de plus simples. Car on peut transformer les lignes convergentes en des lignes parallèles, en prenant pour premier rayon ordonné une ligne droite quelconque qui passe par le point de concours des lignes convergentes ; parce que, dans ce cas, le point de concours dans la nouvelle figure s’éloignera à l’infini, et ensuite lorsqu’on a résolu le Problème dans la nouvelle figure, on n’aura plus qu’à repasser, par des opérations inverses, de la nouvelle figure à la première, et le Problème sera résolu.
Ce Lemme est encore fort utile dans la solution des Problèmes solides ; car toutes les fois qu’on a deux sections coniques, de l’intersection desquelles dépend la solution du Problème, on pourra transformer l’une ou l’autre, soit hyperbole ou parabole, en une ellipse ; et ensuite l’ellipse se change aisément en un cercle. De la même manière, dans les Problèmes plans, la ligne droite et la section conique se changeront en une droite et un cercle.
PROPOSITION XXV. — PROBLEME XVII.
Décrire une trajectoire, qui passe par deux points donnés, et qui touche trois lignes droites données de position.
(Fig. 58)
Par le concours de deux de ces tangentes, et par le concours de la troisième avec la ligne droite qui passe par les deux points donnés, tirez une droite indéfinie, et la prenant pour le premier rayon ordonné, changez la figure en une figure nouvelle, par le Lemme précédent. Dans cette nouvelle figure les deux tangentes qui concourraient seront parallèles entre elles, et la troisième sera parallèle à la droite qui passe par les deux points donnés. Que hi et kl représentent ces deux tangentes parallèles, ik la troisième tangente, hl la droite qui lui est parallèle, et qui passe par les points a et b, par lesquels la section conique doit passer dans cette nouvelle figure, et que hikl soit le parallélogramme formé par ces quatre lignes. Cela posé, soient coupées les droites hi, ik, kl, en a, d, e, de sorte que hc soit à , ic à id, et ke à kd, comme ht + kl à , et les points c, d, e seront les points d’attouchement.
Car on voit, par les coniques, que hc2 : ah × hb = ic2 : id2 = ke2 : kd2 = el2 : al × lb, ou ce qui revient au même que hc : = ic : id = ke : kd = el : , c’est-à-dire, (en ajoutant les antécédents ainsi que les conséquents) = hi + kl : ki + + , ce qui donne la construction qu’on vient d’énoncer.
Ayant donc les points d’attouchement c, d, e, dans la nouvelle figure, par des opérations inverses, on trouvera leurs points correspondants dans la première figure, et par le Problème 14. on décrira la trajectoire. — C.Q.F.F.
Au reste, de la même manière que les points a et b seront entre les points h et l, ou bien sur le prolongement de la ligne qui joint ces points, les points c, d, e doivent être pris entre les points h, i, k, l, ou bien sur les prolongements des lignes qui joignent ces points. Lorsque l’un des points a et b sera entre les points h et l, et l’autre sur le prolongement de la ligne qui les joint, le Problème sera impossible.
PROPOSITION XXVI. — PROBLEME XVIII.
Décrire une trajectoire qui passe par un point donné, et qui touche quatre droites données de position.
De l’intersection de deux de ces tangentes quelconques on tirera à l’intersection des deux autres une droite indéfinie, et la prenant pour le premier rayon ordonné, on transformera la figure par le Lemme 22 en une figure nouvelle. Par ce moyen chaque paire de tangentes qui concourait dans le premier rayon ordonné deviendra une paire de tangentes parallèles
(Fig. 59).
Soient i k h l le parallélogramme formé par les quatre nouvelles tangentes, et p le point qui répond dans la nouvelle figure au point donné dans la première ; en tirant de ce point p au centre O du parallélogramme la droite pOq double de pO, q sera un autre point de la section conique. On n’aura donc plus, en se servant du Lemme 22. qu’à retrouver par une opération inverse le point qui répond à ce point q dans la première figure, et le Problème sera réduit au précèdent. — C.Q.F.F.
LEMME XXIII.
(Fig. 60)
Si deux lignes AC, BD, données de position, sont terminées par les points donnés A, B, et quelles aient entre elles une raison donnée ; que de plus la droite CD, qui joint les points indéterminés C, D, soit coupée en K dans une raison donnée : le point K sera à une droite donnée de position.
E étant la rencontre des lignes AC, BD, soit pris sur BE l’intervalle BG qui soit à AE, comme BD à AC, soit prise ensuite FD qui soit toujours égale à la droite donnée EG ; on aura par la construction EC : GD, (ou EF) = AC : BD, et par conséquent en raison donnée ; ainsi le triangle EFC est donné d’espèce. Soit coupée maintenant CF en L, en sorte que CL : CF = CK : CD ; il est clair, à cause que cette raison est donnée, que le triangle EFL sera aussi donné d’espèce, donc le point L sera à la droite EL donnée de position. Tirant alors LK, il est clair que les triangles CLK, CDF seront semblables, et qu’à cause que FD est donnée, ainsi que la raison de LK à FD, la droite LK sera aussi donnée. Donc en prenant EH = LK, et en menant HK, cette droite sera donnée de position, et sera celle qui passe par tous les points K. — C.Q.F.D.
Cor. À cause que la figure EFLC est donnée d’espèce, les trois droites EF, EL et EC, ou GD, HK et EC auront des raisons données entre elles.
LEMME XXIV.
Si trois droites touchent une section conique quelconque, et que deux de ces droites soient parallèles et données de position, celui des demi-diamètres de cette section conique qui sera le demi-diamètre parallèle à ces deux lignes, sera moyen proportionnel entre les segments de ces lignes compris entre les points d’attouchements, et la troisième tangente.
(Fig. 61)
Soient AF, BG les deux parallèles qui touchent la section conique ADB en A et en B ; EF la troisième droite qui touche la même courbe en I, et qui rencontre les deux premières tangentes en F et en G, soit de plus CD le demi-diamètre de la figure parallèle aux tangentes : il s’agit de démontrer que les lignes AF, CD, BG sont en proportion continue.
Pour le faire voir, soit prolongé le diamètre MCD jusqu’à ce qu’il rencontre en H la tangente FG, et soit tiré le diamètre conjugué ACB. En formant le parallélogramme IKLC ; on aura, par la nature des sections coniques, EC : CA = CA : CL = EC – CA : CA – CL, ou = EA : AL, et par conséquent EA : EA + AL (ou EL) = EC : EC + CA (ou EB) ; donc, à cause que les triangles EAF, ELI, ECH, EBG sont semblables, AF : LI = CH : BG. Mais, par la nature des coniques, LI ou CK : CD = CD : CH ; donc AF : CD = CD : BG. — C.Q.F.D.
Cor. 1. De là, si deux tangentes FG, PQ se coupent en O, et rencontrent les tangentes parallèles AF, BG en F et G, P et Q ; on aura AF : BQ = AP : BG, et par conséquent = FP : GQ ; c’est-à-dire = FO : OG.
Cor. 2. Ainsi deux droites PG, FQ menées par les points P et G, F et Q auront leur commune intersection dans la droite ACB, qui passe par le centre de la figure, et par les points d’attouchement A et B.
LEMME XXV.
Si les quatre côtés d’un parallélogramme prolongés indéfiniment touchent une section conique quelconque, et qu’ils soient coupés par une cinquième tangente quelconque, en prenant sur deux côtés quelconques opposés de ce parallélogramme les segments terminés à deux angles opposés, chacun de ces segments sera au côté duquel il aura été retranché par la cinquième tangente, comme la partie de l’autre côté du parallélogramme, comprise entre le point d’attouchement et le troisième côté, est à l’autre segment.
(Fig. 62)
ML, LK, KL, ML étant les quatre côtés d’un parallélogramme MLLK qui touchent la section conique en A, B, C, D ; et FQ une cinquième tangente qui coupe ces côtés en F, Q, H, E : si on prend les segments ME, KQ, des côtés MI, KI, on aura ME : MI = BK : KQ, et si on prend les segments KH, MF des côtés ML, KL, on aura KH : KL = AM : MF.
Car par le Corollaire premier du Lemme précédent, on aura ME : MI = AM ou BK : BQ ; d’où l’on tire ME : MI = BK : KQ. — C.Q.F.D.
Par le même Corollaire on aura KH : HL = BK ou AM : AF, qui donne KH : KL = AM : MF. — C.Q.F.D.
Cor. 1. De là, si le parallélogramme IKLM décrit autour de la section conique est donné, le rectangle KQ × ME sera donné, ainsi que le rectangle KH × MF, qui lui est égal, à cause que les triangles MFE, KQH sont semblables.
Cor. 2. Si on mène une sixième tangente eq qui rencontre les tangentes KL, ML, en q et en e ; le rectangle KQ × ME étant égal au rectangle Kq × Me, on aura KQ : Me = Kq : ME, et par conséquent = Qq : Ee.
Cor. 3. D’où, si on tire Eq et eQ, qu’on les coupe en deux parties égales, et qu’on tire une droite par les points de bissection, cette droite passera par le centre de la section conique. Car puisque Qq : Ee = KQ : Me, il faut, par le Lemme 23 que la droite qui passe par le milieu de Eq et de eQ, passe aussi par le milieu de MK. Or, le milieu de MK est le centre de la section conique.
PROPOSITION XXVII. — PROBLEME XIX.
Décrire une trajectoire qui soit touchée par cinq lignes droites données de position.
(Fig. 63)
Les tangentes ABG, BCF, GCD, FDE, EA étant données de position, coupez en deux parties égales aux points M et N les diagonales AF, BE de la figure quadrilatère ABFE formée par quatre quelconques de ces tangentes, et par le Cor. 3 du Lemme 25 la droite MN menée par les points de bissection passera par le centre de la trajectoire. Coupez ensuite en deux parties égales dans les points P et Q les diagonales BD, GF de la figure quadrilatère BGDF, formée par quatre autres des cinq mêmes tangentes : et la droite PQ tirée par les points de bissection passera encore par le centre de la trajectoire ; ainsi la rencontre O de MN et de PQ donnera la position de ce centre. Tirez ensuite KL parallèle à une tangente quelconque BC, et à une telle distance de cette tangente, que le centre O soit placé au milieu de l’intervalle qui sépare ces parallèles, KL sera par ce moyen une nouvelle tangente de la trajectoire qu’il faut décrire. Que L et K soient les points où cette nouvelle tangente coupe deux quelconques GCD, FDE, des premières, en menant des droites CK, FL par les points C et K, F et L où les tangentes parallèles CF, KL rencontrent les tangentes non parallèles CL, FK, on aura par la rencontre R de ces droites, et par le centre O la position de la ligne RO qui coupe les deux tangentes CF, KL dans les points où ces deux tangentes touchent la section conique cherchée, ainsi qu’il est aisé de s’en assurer par le Cor. 2 du Lemme 24. Trouvant ensuite les autres points de contact par la même méthode, il sera aisé de décrire la trajectoire par le Probl. 14.
SCHOLIE.
Les Problèmes, dans lesquels les centres ou les asymptotes des trajectoires sont donnés, sont contenus dans les précédents ; car, par le moyen des points de ces trajectoires qui seront donnés, de leurs tangentes, et du centre, on aura autant d’autres points, et d’autres tangentes prises de l’autre côté du centre et à égale distance. À l’égard des asymptotes on peut les regarder comme des tangentes, et leurs extrémités (si l’on peut s’exprimer ainsi) comme des points de contact. Imaginez donc que le point d’attouchement d’une tangente s’éloigne à l’infini ; cette tangente deviendra asymptote, et les constructions des Problèmes précédents se changeront dans les constructions des Problèmes où l’asymptote est donnée.
(Fig. 64 & 65)
Lorsque la trajectoire est décrite, on peut trouver ses axes et ses foyers par la méthode suivante. Dans la construction et la figure du Lemme 21 faites que les côtés BP, CP des angles mobiles PBN, PCN, par le concours desquels la trajectoire a été décrite, deviennent parallèles entre eux, et qu’en conservant cette position, ils tournent dans cette figure autour de leurs pôles B et C. Pendant ce mouvement les seconds côtés CN, BN de ces angles décriront par leur concours K ou k le cercle BGKC. Du centre O de ce cercle tirez la ligne OH qui rencontre le cercle en K et en L, et qui soit perpendiculaire sur la règle MN, sur laquelle ces seconds côtés CN, BN se sont rencontrés en décrivant la trajectoire : lorsque ces seconds côtés arrivés en CK, BK se couperont en K dans le point le plus proche de cette règle, les premiers côtés CP, BP seront alors parallèles au grand axe, et perpendiculaires au petit ; ce serait le contraire, si ces mêmes côtés concouraient au point le plus éloigné L. Donc, si le centre de la trajectoire est donné, on aura par ce moyen la longueur des axes, et la position des foyers s’en tirera tout de suite.
(Fig. 63 & 64)
Les carrés des axes sont entre eux comme KH à LH ; ce qui donne un moyen facile de décrire par quatre points quelconques une trajectoire donnée d’espèce. Car si on prend deux de ces points donnés pour les pôles B et C, le troisième donnera les angles mobiles, PCK, PBK ; et ces angles étant donnés, on connaîtra aussitôt le cercle BGKC. Or, la trajectoire étant donnée d’espèce, la raison de OH à OK sera donnée, et par conséquent OH le sera aussi. Décrivant donc du centre O, et de l’intervalle OH un autre cercle, la droite qui touchera ce cercle, et qui passera par le concours des seconds côtés CK, BK, lorsque les premiers CP, PB concourent au quatrième point donné, sera la règle MN par le moyen de laquelle on peut décrire facilement la trajectoire. Par la même méthode on pourra aussi inscrire un trapèze donné d’espèce dans une section conique donnée quelconque toutes les fois que le cas sera possible.
Il y a encore d’autres Lemmes par lesquels on peut décrire des trajectoires données d’espèce lorsqu’on a des points donnés, et des tangentes données. Tel est par exemple celui-ci. Si d’un point donné on mène à volonté une ligne droite, qui coupe une section conique donnée en deux points, et que l’intervalle de ces intersections soit partagé en deux parties égales, le point de bissection sera à une autre section conique de la même espèce que la première, et les axes de ces deux courbes seront parallèles entre eux ; mais je passe à des choses plus utiles.
LEMME XXVI.
Placer les trois côtés d’un triangle donné de grandeur et d’espèce, en sorte que ses trois angles soient respectivement appliqués sur trois lignes données de position, mais qui ne sont pas toutes parallèles entre elles.
(Fig. 66 & 67)
Les trois lignes indéfinies AB, AC, BC, étant données de position, il s’agit de placer le triangle DEF de façon que son angle D soit placé sur la ligne AB, l’angle E sur la ligne AC, et l’angle F sur la ligne BC.
On commencera par décrire sur DE, DF, et EF les trois segments de cercles DRE, DGF, EMF capables d’angles qui soient respectivement égaux aux angles BAC, ABC, ACB, en observant, pour la position de ces segments sur les lignes DE, DF, EF, que les lettres DRED aient entre elles le même ordre que les lettres BACB, les lettres DGFD le même ordre que les lettres ABCA, et les lettres EMFE le même ordre que les lettres ACBA.
(Fig. 66 & 67)
Ayant ensuite achevé les cercles de ces segments et marqué la rencontre G des deux premiers, dont les centres sont P et Q, on tirera GP et PQ, et l’on prendra Ga à AB, comme GP à PQ. Cela fait, du centre G et de l’intervalle Ga on décrira un cercle qui coupera le premier cercle DGF en a. Tirant alors aD et aE, ces deux droites couperont, l’une le second cercle DFG en b, l’autre le troisième cercle EMF en c : et l’on aura par ce moyen la figure ABCdef égale et semblable à la figure demandée abcDEF.
Pour le démontrer soit tiré Fc, et soit d’abord supposé que a soit le point où cette ligne rencontre aD, soient tirées ensuite aG, bG, QG, QD, PD. L’angle EaD étant égal par construction à l’angle CAB, et l’angle acF à l’angle ACB, le triangle anc sera équiangle au triangle ABC. Donc l’angle anc ou FnD, sera égal à l’angle ABC, et par conséquent à l’angle FbD ; donc, le point n coïncidera avec le point b ; de plus, l’angle GPQ, qui est la moitié de l’angle au centre GPD, est égal à l’angle à la circonférence GaD ; et l’angle GQP, qui est la moitié de l’angle au centre GQD, est égal au complément à deux droits de l’angle à la circonférence GbD ; donc, il est égal à l’angle Gba. De là il suit que les triangles GPQ, Gab sont semblables, et que par conséquent Ga : ab = GP : PQ ; c’est-à-dire, par la construction, = Ga : AB. Donc ab = AB ; donc les triangles abc, ABC, que nous venons de prouver semblables, sont aussi égaux. Or, comme les angles D, E, F du triangle DEF sont appliqués respectivement sur les côtés ab, ac, bc du triangle abc, on n’a plus qu’à achever la figure ABCdef, de façon qu’elle soit égale et semblable à la figure abcDEF, et le Problème sera résolu. — C.Q.F.F.
(Fig. 66 & 67)
Cor. On peut par cette méthode tirer une droite dont les parties données de longueur soient placées entre trois droites données de position. Car imaginant que le point D s’approche du côté EF, et que les côtés DE, DF deviennent le prolongement l’un de l’autre, le triangle DEF se changera en une droite, dont la partie donnée DE doit être placée entre les lignes données de position AB, AC et la partie donnée DF entre les lignes AB, BC données aussi de position ; appliquant donc la construction précédente à ce cas, on résoudra le Problème.
PROPOSITION XXVIII. — PROBLEME XX.
Décrire une trajectoire donnée d’espèce et de grandeur, dont les parties données soient placées entre trois lignes droites données de position.
(Fig. 68 & 69)
Qu’on ait à décrire une trajectoire semblable et égale à la courbe DEF, et coupée par trois lignes droites AB, AC, BC données de position, en des parties égales et semblables aux parties données DE, FE de cette courbe.
Tirez les droites DE, EF, DF, et placez par le Lemme 26 les angles D, E, F de ce triangle DEF sur ces lignes données de position, ensuite décrivez autour de ce triangle une trajectoire semblable et égale à la courbe DEF. — C.Q.F.F.
LEMME XXVII.
Décrire un trapèze donné d’espèce, dont les angles soient appliqués respectivement sur quatre lignes droites données de position, en supposant que ces quatre lignes ne soient ni toutes parallèles, ni convergentes à un seul point.
(Fig. 70 & 71)
Que les quatre droites ABC, AD, BD, CE soient données de position, la première coupant la seconde en A, la troisième en B, et la quatrième en C ; et qu’on se propose de décrire le trapèze fghi semblable au trapèze FGHI et placé en telle sorte que les quatre angles f, g, h, i, égaux respectivement aux angles F, G, H, I, soient appliqués respectivement sur les quatre lignes ABC, AD, BD, CE.
On commencera par tirer FH et par décrire sur FG, FH, FI les trois segments de cercle FSG, FTH, FVI ; donc le premier FSG soit capable d’un angle égal à l’angle BAD, le second FTH d’un angle égal à l’angle CBD, et le troisième FVI d’un angle égal à l’angle ACE, en observant pour la position de ces segments sur les lignes FG, FH, FI, que l’ordre des lettres FSGF soit le même que celui des lettres BADB, que l’ordre des lettres FTHF soit celui des lettres CBDC, et que l’ordre des lettres FVIF soit celui des ACEA.
(Fig. 70 & 71)
Ayant ensuite achevé les cercles de ces segments, et tiré la ligne indéfinie PQ, qui joint les centres P et Q des deux premiers cercles FSG, FTH, on prendra sur cette ligne la droite QR qui soit à PQ, comme BC à AB, en observant pour la position de cette ligne QR, que l’ordre des lettres P, Q, R soit le même que celui des lettres A, B, C, cela fait, du centre R et de l’intervalle RF, on décrira un quatrième cercle FNc qui coupera le troisième FVI en c, et l’on tirera Fc qui coupera le premier cercle en a, et le second en b. Menant alors les droites aG, bH, cI, on n’aura plus qu’à construire la figure ABCfghi semblable à la figure abcFGHI, et le trapèze fghi sera celui qu’il fallait construire.
Car supposant que les deux premiers cercles FSG, FTH se coupent en K, soient tirées PK, QK, RK, aK, bK, cK, et soit prolongée QP en L, les angles à la circonférence FAK, FbK, FcK étant moitié des angles FPK, FQK, FRK au centre, seront égaux aux angles LPK, LQK, LRK. Donc la figure PQRK est équiangle, et semblable à la figure abcK, ce qui donne ab : bc = PQ : QR, c’est-à-dire, = AB : BC. De plus, les angles fAg, fBh, fCi, sont égaux, par construction, aux angles FaG, FbH, FcI. Donc la figure ABCfghi est semblable à la figure abcFGHI. Donc le trapèze fghi sera semblable au trapèze FGHI, et aura ses angles f, g, h, i respectivement appuyées sur les droites ABC, AD, BD, CE. — C.Q.F.F.
(Fig. 70 & 71)
Cor. On peut mener par ce moyen une ligne droite, dont les parties soient placées suivant un ordre donné entre quatre droites données de position, et qui aient entre elles une proportion donnée. Car augmentant les angles FGH, GHI jusqu’à ce que les droites FG, GH, HI deviennent le prolongement l’une de l’autre, la construction précédente donnera la droite fghi, dont les parties fg, gh, hi, placées entre les quatre droites données de position AB et AD, AD et BD, BD, et CE, seront entre elles comme les lignes, FG, GH, HI, et garderont le même ordre entre elles. La même question peut se résoudre un peu plus vite de la manière suivante.
(Fig. 72 & 73)
Soient prolongées les droites AB et BD en K et en L, en sorte que BK : AB = HI : GH ; et DL : BD = GI : FG ; soit tiré ensuite KL, qui rencontre la droite CE en i, et soit prolongé iL en M, de sorte que LM : iL = GH : HI. Cela fait, tirant la ligne MQ parallèle à LB, et qui rencontre la droite AD en g, la ligne tirée de g à i rencontrera les lignes AB, BD en f et en h, et sera la ligne demandée.
Car en tirant AP parallèle à BD et qui rencontre iL en P, on aura gM à Lh (gi à hi, Mi à Li, GI à HI, AK à BK) et AP à BL dans la même raison. Coupant alors DL en R en sorte que DL soit à RL dans cette même raison, et marquant les points Q et S, où la droite Mg coupe les droites AB et AD, on aura, à cause des proportionnelles gS à gM, AS à AP ; et DS à DL, les proportions gS : Lh = AS : BL = DS : RL ; et BL – RL : Lh – BL = AS – DS : gS – AS, c’est-à-dire, BR : Bh = AD : Ag, et par conséquent = BD : gQ, et réciproquement BR : BD = Bh : gQ, ou = fh : fg. Mais par la construction, la ligne BL a été coupée en D et en R dans la même raison que la ligne FI en G et en H : donc BR : BD = FH : FG, donc fh : fg = FH : FG. Or, comme on a aussi gi : hi = Mi : Li, c’est-à-dire = GI : HI, il est clair que la ligne fi est coupée en g et h de la même manière que FI l’est en G et H. — C.Q.F.F.
Dans la construction de ce Corollaire, après qu’on a mené LK qui coupe CE en i, si on prolonge iE en V, en sorte qu’on ait EV : Ei = FH : HI, et qu’on tire Vf parallèle à BD, on aura également la solution du Problème. On l’aurait encore de même, si du centre i, et de l’intervalle IH on décrivait un cercle qui coupât BD en X, et qu’on prolongeât iX en Y, en sorte que iY = IF, et qu’on tirât ensuite Yf parallèle à BD.
Wren et Wallis ont donné autrefois d’autres solutions de ce Problème.
PROPOSITION XXIX. — PROBLEME XXI.
Décrire une trajectoire donnée d’espèce, qui soit coupée par quatre droites données deposition, en des parties données d’espèce, d’ordre et de proportion.
(Fig. 74 & 75)
Qu’on se propose de décrire une trajectoire semblable à la courbe FGHI, et dont les parties semblables et proportionnelles aux parties EG, GH, HI de cette courbe soient placées entre les droites AB et AD, AD et BD, BD et CE données de position, la première entre les deux premières ; la seconde entre les deux secondes, et la troisième entre les deux troisièmes. Ayant tiré les droites EG, GH, HI, FI, soit décrit par le Lemme 27 le trapèze fghi, semblable au trapèze FGHI, et dont les angles f, g, h, i soient appliqués suivant l’ordre prescrit sur les droites AB, AD, BD, CE. Cela fait, on n’aura plus qu’à décrire autour de ce trapèze une trajectoire semblable à la courbe FGHI, et le Problème sera résolu.
SCHOLIE.
(Fig. 76 & 77)
Ce Problème peut encore se construire en cette sorte. Ayant tiré EG, GH, HI, FI, prolongez GF en V, tirez FH et IG et faites les angles CAK, DAL égaux aux angles FGH, VFH. Supposant ensuite que les lignes AK, AL rencontrent la ligne BD en K et en L, tirez KM et LN, dont la première KM fasse l’angle AKM égal à l’angle GHI, et soit à AK, comme HI à GH ; et la seconde LN fasse l’angle ALN égal à l’angle FHI, et soit à AL comme HI à FH. Mais en plaçant ces lignes AK, KM, AL, LN ayez cette attention que leur situation soit telle à l’égard des lignes AD, AK, AL, que l’ordre des lettres CAKMC, ALKA, DALND soit le même que celui des lettres FGHIF.
Cela fait, tirez la ligne MN qui rencontre CE en i ; faites l’angle iEP égal à l’angle IGF, et prenez PE à Ei comme FG à GI. Tirez de plus par le point P la ligne PQF, qui fasse avec la ligne ADE, l’angle PQE égal à l’angle FIG ; et observez, pour la position de ces lignes PE et PQ par rapport aux droites CE, PE, que l’ordre des lettres PEiP, PEQP soit le même que celui des lettres FGHIF. Marquant alors le point f où PQ rencontre la ligne droite AB, on n’aura qu’à décrire sur if, comme base, la figure ifgh semblable à IFGH, et en lui circonscrivant la trajectoire donnée d’espèce, le Problème sera résolu.
Après avoir appris à trouver les orbes, il reste à déterminer les mouvements des corps dans ces orbes.
Table des matières
Planche II
Table des matières
SIXIEME SECTION
De la détermination des mouvements
dans des Orbes donnés.
PROPOSITION XXX. — PROBLÈME XXII.
Trouver pour un temps donné le lieu d’un corps qui se meut dans une trajectoire parabolique donnée.
(Fig. 78)
Soient S le foyer de la parabole, A son sommet, P le lieu cherché où le corps est arrivé en venant de A, ou bien celui d’où il faut qu’il parte pour arriver en A dans le temps donné. Soit de plus 4AS × M la surface de l’aire parabolique donnée par ce temps.
Ayant divisé la ligne AS en deux parties égales au point G et élevé perpendiculairement à AS la droite GH égale à 3M, on aura le lieu cherché P par l’intersection de la parabole et du cercle dont le centre est H, et le rayon HS. Car abaissant PO perpendiculaire sur l’axe, et tirant PH, on aura : AG2 + GH2 = = AO2 + PO2 – 2GA × AO – 2GH × PO + AG2 + GH2. D’où l’on tire 2GH × PO (= AO2 + PO2 – 2GA × AO) = AO2 + . Écrivant ensuite au lieu de AO2, divisant tous les termes par 3PO et les multipliant par 2AS, on aura : = = l’aire APO – SPO = l’aire APS. Mais à cause que GH = 3M, on a . Donc l’aire APS a pour surface la quantité donnée 4AS × M.
Cor. 1. De là on tire que GH est à AS, comme le temps pendant lequel le corps décrit l’arc AP est au temps pendant lequel il décrit l’arc compris entre le sommet A et la perpendiculaire élevée du foyer S sur l’axe.
Cor. 2. Si on imagine que le cercle ASP suive continuellement le corps P, la vitesse du point H sera à la vitesse du corps au sommet A, comme 3 à 8. Donc la ligne GH, et la ligne droite que le corps peut décrire dans le temps qu’il se meut de A vers P, avec la vitesse qu’il avait au sommet A, sont entre elles dans la même raison.
Cor. 3. Et réciproquement ; on peut trouver le temps que le corps a employé à décrire un arc quelconque AP, en tirant AP et en élevant au milieu de cette ligne une perpendiculaire qui rencontre la droite GH en H.
LEMME XXVIII.
Les parties quelconques de toute figure ovale, déterminées par les coordonnées ou par d’autres droites tirées à volonté, ne peuvent jamais être trouvées par aucune équation d’un nombre fini de termes et de dimensions.
Soit donné dans l’ovale un point quelconque autour duquel, comme pôle, tourne perpétuellement une ligne droite d’un mouvement uniforme, et soit imaginé en même temps sur cette ligne un point mobile allant toujours depuis le pôle avec une vitesse qui soit comme le carré de la partie de cette ligne renfermée dans l’ovale, ce point décrira alors une spirale composée d’une infinité de spires. Or si la portion d’aire ovale, coupée par cette droite, peut être trouvée par une équation d’un nombre fini de termes, on aura aussi, par la même équation, le rayon de la spirale qui est proportionnel à cette aire. Ainsi on pourra trouver par une équation finie tous les points d’une spirale, et par conséquent on pourra trouver aussi l’intersection d’une droite quelconque donnée de position, et d’une spirale par une équation finie ; mais toute droite prolongée infiniment coupe une spirale en une infinité de points, et toute équation qui donne l’intersection quelconque de deux lignes doit donner toutes leurs intersections par autant de racines, et doit avoir par conséquent autant de dimensions qu’il y a d’intersections. Car on sait que deux cercles se coupant en deux points, on ne peut avoir une de leurs intersections que par une équation du second degré qui donne en même temps l’autre point ; et que deux sections coniques pouvant se couper en quatre points, on ne saurait avoir une de ces intersections que par une équation du quatrième degré, qui donne en même temps les trois autres, puisque si on cherche chacune des intersections à part, le calcul fondé sur les mêmes conditions sera le même, et donnera toujours un même résultat qui renfermera toutes les intersections, et les donnera indifféremment. De même, les sections coniques et les courbes du troisième degré pouvant se couper en six points, leurs intersections se trouvent toutes à la fois par des équations de six dimensions, et les intersections de deux courbes du troisième degré pouvant être au nombre de neuf, elles se trouvent toutes en même temps par des équations de neuf dimensions. Si cela n’arrivait pas nécessairement, on pourrait réduire tous les Problèmes solides aux Problèmes plans et les sursolides aux Problèmes solides. Je parle ici des courbes dont le degré est irréductible. Car si l’équation qui exprime une courbe, peut être réduite à un degré inférieur, la courbe ne sera pas unique, mais elle sera composée de deux ou plusieurs courbes dont on peut trouver les intersections séparément par différents calculs. Les deux intersections des droites et des coniques se trouvent aussi toujours par des équations de deux dimensions, les trois intersections des droites et des courbes irréductibles du troisième degré, par des équations de trois dimensions, et les quatre intersections des droites et des courbes irréductibles du quatrième degré, par des équations de quatre dimensions, et ainsi à l’infini.
Or, la spirale étant une courbe simple et qu’on ne peut décomposer en plusieurs courbes, le nombre infini de ses intersections avec une ligne droite ne sera exprimé que par une équation d’un nombre infini de dimensions et de racines, qui donnera toutes ces intersections à la fois, puisque c’est la même loi et le même calcul pour toutes. Car si du pôle on abaisse une perpendiculaire sur la droite coupante, et que cette perpendiculaire se meuve avec la droite coupante autour du pôle, les intersections de la spirale passeront mutuellement entre elles, celle qui était la première ou la plus proche, sera après une révolution la seconde, après deux révolutions elle sera la troisième, et ainsi de suite ; et cependant l’équation ne changera point, à moins que la grandeur des quantités qui déterminent la position de la coupante ne change : or, comme ces quantités après chaque révolution retournent à leurs premières grandeurs, l’équation reviendra à sa première forme ; ainsi une seule et même équation donnera toutes les intersections, et elle aura par conséquent un nombre infini de racines qui les donneront toutes. On ne peut donc trouver d’une manière générale une intersection quelconque d’une droite et d’une spirale par une équation finie, et par conséquent il n’y a point d’ovale dont l’aire coupée par des droites à volonté puisse être exprimée par une telle équation.
En prenant le rayon de la spirale proportionnel au périmètre de l’ovale coupé, il sera aisé de prouver par le même raisonnement qu’on ne peut exprimer la longueur de ce périmètre d’une façon générale par aucune équation finie. Au reste, je parle ici des ovales qui ne sont pas touchés par des figures conjuguées qui s’étendent à l’infini.
Cor. De là on voit que l’aire elliptique décrite autour du foyer ne peut pas être exprimée dans un temps donné par une équation finie, et que par conséquent elle ne peut être déterminée par la description des courbes géométriquement rationnelles. J’appelle courbes géométriquement rationnelles, celles dont la relation entre les abscisses et les ordonnées peut être déterminée par des équations en termes finis. Les autres courbes, telles que les spirales, les quadratiques, les trochoïdes, etc. je les nomme des courbes géométriquement irrationnelles. Je vais montrer à couper l’aire elliptique proportionnellement au temps par une courbe de cette espèce.
PROPOSITION XXXI. — PROBLEME XXIII.
Trouver pour un temps donné le lieu d’un corps qui se meut dans une trajectoire elliptique donnée.
(Fig. 79)
Que A soit le sommet de l’ellipse APB, S son foyer, O son centre, et qu’il s’agisse de trouver le lieu P du corps. Prolongez OA en G, en sorte que OG : OA = OA : OS ; élevez la perpendiculaire GH, et du centre O et de l’intervalle OG décrivez le cercle GEF ; cela fait, prenant GEF pour cercle roulant, A pour point décrivant, et GH pour base, tracez la trochoïde ALI, et prenez GK qui soit à la circonférence GEFG dans la même raison que le temps pendant lequel le corps décrit l’arc AP, en partant du point A, est au temps d’une révolution dans l’ellipse. Elevez ensuite la perpendiculaire KL qui rencontre la trochoïde en L, et vous aurez, en menant LP parallèle à KG, le lieu cherché P.
Pour le démontrer, soit décrit sur le diamètre AB le demi-cercle AQB, et soient tirées du point Q, où la droite PL rencontre ce demi cercle, les droites QS, QO aux points O et S ; soit de plus prolongé OQ jusqu’à ce qu’elle rencontre l’arc EFG en F, et abaissez sur cette droite OQ la perpendiculaire SR ; il est clair, à cause que l’aire APS est proportionnelle à l’aire AQS, c’est-à-dire à la différence entre le secteur OQA et le triangle OQS, ou à la différence des rectangles OQ × AQ, et OQ × SR, ou (ce qui revient au même OQ, étant donné) à la différence entre l’arc AQ et la droite SR, ou bien encore (à cause que les raisons de SR au sinus de l’arc AQ, de OS à OA, de OA à OG, de AQ à GF, et par conséquent de AQ – SR à GF – le sinus de l’arc AQ, sont égales et données) à la droite GK différence entre GF et le sinus de l’arc AQ. — C.Q.F.D.
SCHOLIE.
(Fig. 80)
Au reste, comme la description de cette courbe est difficile, il vaut mieux employer une solution approchée. On commencera par trouver un angle B qui soit à l’angle de 57,29578 degrés que soustend un arc égal au rayon, comme la distance SH des foyers est au diamètre AB de l’ellipse ; et une longueur quelconque L qui soit au rayon dans la même raison inverse ; ce qui étant trouvé, le Problème se construira ensuite par l’analyse suivante.
(Fig. 82)
Ayant trouvé par une méthode ou par une estime quelconque, un lieu P voisin du vrai lieu cherché p, et ayant tiré l’ordonnée PR à l’axe de l’ellipse, la proportion des diamètres de l’ellipse donnera l’ordonnée RQ du cercle circonscrit AQB, laquelle est le sinus de l’angle AOQ pour le rayon AO, et coupe l’ellipse au point P. Il suffit de trouver cet angle en nombres approchés par un calcul grossier. Il faut connaître aussi l’angle proportionnel au temps, c’est-à-dire, l’angle qui est à quatre droits, comme le temps pendant lequel le corps décrit l’arc Ap est au temps d’une révolution dans l’ellipse. N étant cet angle, on prendra l’angle D à l’angle B, comme le sinus de l’angle AOQ est au rayon, et l’angle E à l’angle N – AOQ + D, comme la longueur L est à cette même longueur L diminuée du cosinus de l’angle AOQ, lorsque cet angle est moindre qu’un droit, et augmentée de ce même cosinus lorsqu’il est plus grand. On prendra ensuite l’angle F à l’angle B, comme le sinus de l’angle AOQ + E au rayon, et l’angle G à l’angle N – AOQ – E + F, comme la longueur L est à cette même longueur L, diminuée du cosinus de l’angle AOQ + E lorsque cet angle est moindre qu’un droit, et augmentée de ce même cosinus lorsqu’il est plus grand. On continuera de même à prendre l’angle H à l’angle B, comme le sinus de l’angle AOQ + F + G au rayon ; et l’angle I à l’angle N – AOQ – F – G + H, comme la longueur L est à cette même longueur L diminuée du cosinus de l’angle AOQ + E + G lorsque cet angle est moindre qu’un droit, et augmentée de ce même cosinus lorsqu’il est plus grand, et l’opération pourra être continuée à l’infini. Enfin prenant l’angle AOq égal à l’angle AOQ + E + G +I + etc., le cosinus Or de cet angle, et l’ordonnée Pr qui est au sinus qr comme le petit axe de l’ellipse est au grand, donneront le lieu corrigé p.
(Fig. 76)
Lorsque l’angle N – AOQ + D est négatif, le signe + de E doit partout se changer en – et son signe – en +. Il en est de même des signes de G et de I, lorsque les angles N – AOQ – E + F, et N – AOQ – E – G + H deviennent négatifs.
Il est à remarquer que la suite infinie AOQ + E + Q + I + etc. converge si vite, qu’il n’est presque jamais besoin d’aller au-delà du second terme E ; le calcul que je viens de donner est fondé sur ce Théorème, que l’aire APS est comme la différence entre l’arc AQ et la droite tirée du foyer S perpendiculairement sur le rayon OQ.
(Fig. 81)
On résout le même Problème pour l’hyperbole par un calcul à peu près semblable. O étant son centre, A son sommet, S son foyer, et OK son asymptote : on commencera par connaître la quantité de l’aire à retrancher proportionnelle au temps, et par tirer la droite SP qu’on estime pouvoir retrancher l’aire APS approchante de l’aire demandée. On tirera ensuite OP, et des points A et F on mènera les parallèles AI, PK à l’autre asymptote. Cela fait, par la table des Logarithmes, on aura l’aire AIKP, ainsi que l’aire OPA qui lui est égale, laquelle étant retranchée du triangle OPS laissera l’aire APS. Divisant par la ligne SN, tirée perpendiculairement du foyer S sur la tangente TP, la double différence 2APS – 2A ou 2A – 2APS de l’aire A à retrancher et de l’aire APS retranchée, on aura la longueur de la corde PQ. Plaçant ensuite cette corde PQ entre A et P si l’aire retranchée APS est plus grande que l’aire A qu’il faut retrancher, ou du côté opposé si elle est plus petite, le point Q sera un lieu plus approché du vrai, et en répétant la même opération on en approchera de plus en plus à l’infini.
Ainsi par ces calculs on résout le Problème analytiquement et généralement, mais la méthode particulière qui suit est plus propre aux usages astronomiques.
(Fig. 82)
AO, OB, OD étant les demi-axes de l’ellipse, L son paramètre et D la différence entre la moitié OD du petit axe, et la moitié ½L du paramètre ; cherchez l’angle Y, dont le sinus soit au rayon, comme le rectangle, sous cette différence D et la moitié AO + OD de la somme des axes, est au carré du grand axe AB ; cherchez aussi l’angle Z dont le sinus soit au rayon, comme le double rectangle, sous la distance SH des foyers, et cette différence D, est au triple carré de la moitié AO du grand axe. Ces angles étant une fois trouvés, vous aurez ainsi le lieu cherché.
(Fig. 81 et 82)
Prenez l’angle T proportionnel au temps pendant lequel l’arc BP est décrit, ou, pour parler comme les Astronomes, égal au mouvement moyen. Prenez de plus l’angle V, première équation du mouvement moyen, à l’angle Y, première plus grande équation, comme le sinus du double de l’angle T est au rayon ; et l’angle X, seconde équation, à l’angle Z, seconde plus grande équation, comme le cube du sinus de l’angle T au cube du rayon. Cela fait, prenez l’angle BHP du mouvement moyen corrigé, égal, ou à la somme T + X + V des angles T, V, X, si l’angle T est plus petit qu’un droit, ou à la différence T + X – V, si cet angle est plus grand qu’un droit, et moindre que deux droits. Enfin tirez SP au point P où HP rencontre l’ellipse, et l’aire BSP sera à très peu de chose près proportionnelle au temps.
Cette construction est assez courte, parce qu’en se contentant des deux ou trois premiers chiffres, lorsqu’on détermine les petits angles V et X, qu’on peut, si on veut, ne prendre qu’en secondes, on a une solution du Problème aussi exacte qu’il est nécessaire pour la théorie des planètes ; car dans l’orbe de Mars même, dont la plus grande équation du centre est de dix degrés, l’erreur passerait à peine à une seconde.
Au reste, connaissant l’angle BHP du mouvement moyen corrigé ; l’angle BSP du mouvement vrai, et la distance SP sont aisés à trouver par une méthode très connue.
Jusqu’ici j’ai examiné le mouvement des corps dans des lignes courbes, mais il se peut faire que le mobile monte ou descende dans une ligne droite. Je vais donc expliquer ce qui a rapport à cette sorte de mouvement.
Table des matières
Planche III
Table des matières
1. Les accusations portées contre lui
Lors du procès de Socrate, plusieurs accusations ont été formulées à son encontre, le présentant comme un corrupteur de la jeunesse, un blasphémateur et un perturbateur de l'ordre social. Ces accusations reflètent l'animosité que certains membres de la société athénienne éprouvaient envers Socrate et sa pratique philosophique.
a) Corrupteur de la jeunesse : Socrate était souvent vu en compagnie de jeunes gens, dont certains étaient des disciples qui venaient l'écouter discuter de philosophie et de questions morales. Ses accusateurs affirmaient que ses enseignements et ses interrogations incitaient les jeunes à remettre en question les traditions et les valeurs de la société, ce qui les éloignait des normes sociales établies.
b) Blasphémateur et introduisant des divinités nouvelles : Socrate avait fait mention de son "daimon," une voix intérieure qu'il considérait comme un signe divin le guidant sur le chemin de la sagesse. Ses adversaires l'interprétaient comme un signe de piété douteuse et l'accusaient d'introduire des divinités nouvelles, en contradiction avec les dieux de la cité.
c) Perturbateur de l'ordre social et politique : L'engagement de Socrate dans la vie politique et sociale d'Athènes a suscité des critiques. Il était souvent impliqué dans des discussions avec des hommes politiques et des citoyens influents, les mettant en difficulté avec ses questions et ses raisonnements. Ses détracteurs estimaient qu'une telle remise en question des dirigeants et des institutions politiques pouvait perturber l'ordre établi et semer le doute dans l'esprit des citoyens. Face à ces accusations, Socrate a répondu avec calme et sérénité lors de son procès, en utilisant la méthode socratique pour se défendre. Il a démontré que ses intentions n'étaient pas de corrompre les jeunes, mais plutôt de les aider à rechercher la vérité et à devenir de meilleurs citoyens. Concernant les accusations de blasphème, il a fait valoir qu'il n'était pas en quête de réponses absolues concernant les dieux, mais plutôt de comprendre ce qui était juste et bon pour lui-même et pour les autres. Un extrait de l'Apologie met en évidence la manière dont Socrate a abordé les accusations portées contre lui : "Mais pour revenir à vos accusations, vous avez vu, Athéniens, combien ils étaient démonstratifs et répétitifs, et cependant pas un mot de vrai n'a été dit. Mais, parmi beaucoup de mensonges, une chose est vraie : je n'ai pas peur de mourir ; si je le craignais, je serais fou de ne pas être coupable, car je serais alors persuadé que je ne pourrais échapper au châtiment, tandis que maintenant je suis convaincu du contraire, savoir que je m'échappe nécessairement, si je deviens coupable." (Apologie de Socrate, 30e-31a)
Cet extrait reflète l'attitude de Socrate face aux accusations, montrant son assurance et sa confiance en sa propre innocence. Il se montre résolu à défendre ses idées et sa méthode philosophique, même si cela signifie faire face à une condamnation à mort. En somme, les accusations portées contre Socrate dans l'Apologie de Platon ont servi de toile de fond à sa défense passionnée et à l'expression de sa vision philosophique unique, laquelle a influencé de manière durable la pensée occidentale sur la philosophie, la morale et la liberté de pensée.
2. La genèse du procès et les motivations des accusateurs
La genèse du procès de Socrate est étroitement liée à son mode de vie, à ses activités philosophiques et à son influence sur la jeunesse athénienne. Plusieurs facteurs ont contribué à la montée des accusations et à la tenue du procès de Socrate.
a) La méfiance envers les sophistes : À l'époque de Socrate, les sophistes étaient des enseignants itinérants qui enseignaient l'art de la rhétorique et de la persuasion moyennant rétribution. Ils étaient souvent perçus comme des manipulateurs qui utilisaient leur savoir-faire pour gagner des débats sans se soucier de la vérité ou de la moralité. Socrate, en rejetant la rhétorique sophistique au profit de la recherche de la vérité, a suscité l'hostilité de certains sophistes et de leurs partisans.
b) L'influence sur la jeunesse : La présence de Socrate auprès des jeunes citoyens athéniens a suscité des craintes chez certains membres de la société. Sa pratique philosophique consistant à remettre en question les croyances traditionnelles et à inciter les jeunes à penser par eux-mêmes a été perçue comme une menace pour l'ordre social établi.
c) La remise en question de l'autorité politique et des dirigeants : Socrate était connu pour discuter avec des hommes politiques et des dirigeants d'Athènes, les mettant en difficulté avec ses interrogations. Cette attitude critique à l'égard des dirigeants politiques a créé des tensions avec certains membres de l'élite athénienne, qui se sont sentis menacés par son influence et son pouvoir de persuasion.
d) L'inimitié personnelle : Certaines personnalités influentes d'Athènes nourrissaient une animosité personnelle envers Socrate, ce qui a contribué à l'accuser de manière injuste. La rivalité et les conflits personnels ont joué un rôle dans la genèse du procès, en fournissant un prétexte pour attaquer Socrate sur le plan juridique. Il est important de noter que Socrate lui-même n'a pas cherché à se présenter comme une victime innocente dans l'Apologie. Il a reconnu qu'il avait acquis de nombreux détracteurs en raison de ses méthodes philosophiques et de son comportement critique envers les autres. Cependant, il a soutenu qu'il n'avait jamais cherché à corrompre la jeunesse ou à s'engager dans des actes immoraux, mais plutôt à encourager la recherche de la vérité et de la sagesse. Un extrait de l'Apologie révèle la perception de Socrate quant aux motivations de ses accusateurs : "Je suis plus que disposé à mourir, si cela est nécessaire ; mais c'est là une question que Dieu seul peut décider, non pas mes accusateurs ni vous. [...] Craignez donc de vous rendre coupables de ce péché, croyant que, pour un homme de bien, la mort est mauvaise, pour un méchant, bonne." (Apologie de Socrate, 41d-42a)
Dans cet extrait, Socrate met en garde ses juges contre le risque de devenir coupables de condamner un homme innocent à mort. Il souligne que la valeur de la vie n'est pas en jeu, mais plutôt la question de la vérité et de la justice dans le procès qui le concerne. En somme, la genèse du procès de Socrate est complexe et reflète les tensions politiques et sociales de l'époque, ainsi que les préoccupations liées à la philosophie et à la liberté de pensée. Les motivations des accusateurs, combinant des facteurs personnels, politiques et sociaux, ont donné lieu à un procès emblématique qui continue de fasciner et d'influencer la pensée philosophique contemporaine.
B. La défense de Socrate
1. La méthode socratique : questionnement et ironie
La méthode socratique est l'une des caractéristiques les plus distinctives de la philosophie de Socrate et de l'Apologie de Socrate de Platon. Cette approche dialectique, également connue sous le nom de "maïeutique," se base sur le questionnement et l'ironie pour mener ses interlocuteurs à une prise de conscience de leurs propres contradictions et de leur ignorance. Voici comment fonctionne cette méthode :
a) Le questionnement : Socrate aborde ses interlocuteurs avec une attitude humble et ouverte, prétendant ne pas savoir lui-même la réponse aux questions qu'il pose. Il commence souvent par demander à ses interlocuteurs ce qu'ils pensent savoir sur un sujet particulier. Par des questions successives, il les pousse à clarifier et à approfondir leur pensée, mais il souligne également les incohérences ou les contradictions dans leurs réponses. Cette démarche vise à inciter les gens à remettre en question leurs croyances et à chercher des réponses plus solides et cohérentes. Un exemple emblématique de la méthode socratique se trouve dans l'Apologie de Socrate lorsqu'il interroge Mélétos, un des accusateurs, au sujet de l'accusation de corrompre la jeunesse : "Est-ce que vous dites que je corromps les jeunes, volontairement ou involontairement ?" (Apologie de Socrate, 24c). Socrate utilise ici le questionnement pour amener Mélétos à préciser son accusation et à réfléchir plus profondément à ses motifs.
b) L'ironie socratique : L'ironie est une autre caractéristique essentielle de la méthode socratique. Socrate feint souvent de ne pas comprendre les réponses de ses interlocuteurs, même lorsque celles-ci sont évidemment erronées ou confuses. Par cette ironie feinte, il montre que la connaissance est fragile et que l'on ne peut pas se contenter de croyances superficielles ou mal fondées. Par exemple, dans l'Apologie de Socrate, lorsqu'il questionne l'oracle de Delphes qui a dit qu'il était le plus sage de tous les hommes, Socrate déclare : "Quoi ! N'y a-t-il donc personne de plus sage que moi, en aucune chose ?" (Apologie de Socrate, 21a).
Cette ironie souligne l'humilité de Socrate envers sa propre connaissance et met en évidence son désir de rechercher la vérité plutôt que de prétendre la posséder. La méthode socratique, bien que déroutante pour certains, vise à susciter l'auto-réflexion, à encourager la recherche de la vérité et à éveiller la pensée critique chez ses interlocuteurs. Elle n'a pas pour but de convaincre les autres de ses propres opinions, mais plutôt de les inciter à explorer leurs propres idées et à développer leur pensée par eux-mêmes. En somme, la méthode socratique, basée sur le questionnement et l'ironie, est un moyen puissant et subtil de mener une réflexion philosophique profonde et de favoriser la recherche de la vérité. Cette approche a eu un impact significatif sur la philosophie occidentale en encourageant les individus à remettre en question leurs croyances, à cultiver la modestie intellectuelle et à rechercher la sagesse plutôt que d'accepter des vérités toutes faites.
2. Le rejet des accusations et l'autoportrait de Socrate
Dans l'Apologie de Socrate, le philosophe se défend vigoureusement contre les accusations qui ont été portées à son encontre. Il réfute les allégations de corruption de la jeunesse, de blasphème et de perturbation de l'ordre social, en utilisant la méthode socratique pour démontrer l'absurdité de ces accusations. Socrate rejette ces accusations en exposant sa propre vision de la sagesse et de la philosophie.
a) La sagesse et la modestie intellectuelle : Socrate affirme qu'il est convaincu de sa propre ignorance. Selon lui, la vraie sagesse réside dans la reconnaissance de son manque de savoir et dans la conscience de ses limites intellectuelles. Cette modestie intellectuelle le différencie des sophistes, qui prétendaient détenir une connaissance absolue et étaient rémunérés pour enseigner leur rhétorique. En reconnaissant son ignorance, Socrate se positionne comme un véritable philosophe, déterminé à chercher la vérité plutôt qu'à se vanter de posséder des connaissances qu'il n'a pas.
b) La mission divine : Socrate évoque à plusieurs reprises le "daimon" qui le guide. Selon lui, cette voix intérieure agit comme un signe divin qui le prévient lorsqu'il est sur le point de prendre une mauvaise décision. Socrate affirme que cette mission divine consiste à pousser les autres à la réflexion et à la recherche de la vérité. Ainsi, sa pratique philosophique n'est pas seulement une activité personnelle, mais aussi une tâche divine qu'il doit accomplir pour le bien de la société. Un extrait de l'Apologie de Socrate révèle son autoportrait : "Je n'ai aucun talent, à moins que ce ne soit celui d'interroger les autres et de les exhorter sans relâche à ne pas se soucier de leurs personnes ou de leurs biens aussi avidement qu'ils s'en soucient, mais de leur âme, pour la rendre aussi bonne que possible." (Apologie de Socrate, 30b) Cette citation met en évidence l'engagement de Socrate envers l'amélioration morale des individus et sa mission d'exhorter les autres à cultiver leur âme et à chercher la sagesse plutôt que les biens matériels.
c) La désobéissance divine : Socrate évoque également sa désobéissance supposée envers les ordres du gouvernement. Il soutient qu'il a préféré obéir à la voix de son "daimon" plutôt qu'aux injonctions politiques qui lui auraient demandé de cesser sa pratique philosophique. Cette désobéissance est, pour lui, un signe de son intégrité morale et de son engagement envers la vérité. Socrate déclare : "Je vais vous dire pourquoi je suis tout à fait convaincu que ce n'est pas la mort que je crains ; je suis convaincu que l'homme qui est bon pour quelque chose, qu'il soit vivant ou mort, n'a rien à craindre, qu'il ne cesse pas d'être soigné des dieux, ni vivant ni mort." (Apologie de Socrate, 41d) Cet extrait met en évidence la croyance de Socrate en l'immortalité de l'âme et sa confiance en la protection divine pour ceux qui vivent une vie juste et vertueuse. En somme, à travers l'autoportrait qu'il dresse dans l'Apologie, Socrate se présente comme un philosophe humble, dévoué à la recherche de la vérité et de la sagesse. Il rejette les accusations qui ont été portées contre lui en mettant en avant sa conception de la sagesse et sa mission divine de guider les autres vers la connaissance de soi et de la vérité. Cette défense passionnée de ses idéaux et de sa philosophie continue de fasciner et d'inspirer les penseurs du monde entier, faisant de Socrate une figure emblématique de la quête de la vérité et de la liberté de pensée.
C. Le verdict et la condamnation
1. Les plaidoiries des parties
Lors du procès de Socrate, différentes parties ont présenté leurs plaidoiries devant le tribunal. Le procès était organisé sous la forme d'un débat contradictoire, où les accusateurs et la défense avaient l'occasion de présenter leurs arguments. Voici un aperçu des plaidoiries des parties impliquées dans le procès :
a) Les accusateurs : Les principaux accusateurs de Socrate étaient Anytos, Mélétos et Lycon, représentant différentes factions hostiles à Socrate. Ils ont présenté leurs accusations à l'encontre du philosophe, le qualifiant de corrupteur de la jeunesse, de blasphémateur et de perturbateur de l'ordre social. Les accusateurs ont tenté de démontrer que la méthode socratique de questionnement et de remise en cause des croyances traditionnelles avait eu une influence négative sur la jeunesse, incitant les jeunes gens à se détacher des normes et des valeurs établies.
b) La défense de Socrate : Socrate a dû se défendre lui-même, car à l'époque, il n'existait pas de défenseurs ou d'avocats pour représenter les accusés. Dans sa plaidoirie, il a réfuté les accusations en utilisant la méthode socratique pour démontrer l'absurdité et l'incohérence des allégations portées contre lui. Il a nié avoir corrompu la jeunesse délibérément et a plutôt soutenu qu'il s'efforçait d'aider les jeunes à devenir de meilleurs citoyens en les incitant à réfléchir et à rechercher la vérité. Socrate a également réfuté l'accusation de blasphème en montrant qu'il n'avait jamais prétendu posséder une connaissance absolue des dieux, mais qu'il était en quête de sagesse et de vérité pour lui-même et pour les autres.
c) Les plaidoiries des proches : Au cours du procès, Socrate a également donné la parole à ses proches et amis, leur permettant de plaider en sa faveur. Ils ont témoigné de son caractère vertueux, de son engagement envers la recherche de la vérité et de sa modestie intellectuelle. Parmi les témoignages notables, celui d'Apollodore, un de ses disciples, a été particulièrement éloquent. Apollodore a déclaré : "Ce n'est pas Socrate que j'admire, mais le mode de vie auquel il a consacré sa vie. [...] Quelqu'un m'a demandé : 'Aimez-vous Socrate ?' 'Non,' ai-je répondu, 'je n'aime pas Socrate, mais j'admire son mode de vie.'" (Apologie de Socrate, 34b)
Les témoignages des proches ont souligné la valeur de la vie philosophique de Socrate et son influence positive sur ceux qui l'entouraient. En somme, les plaidoiries des parties lors du procès de Socrate ont exposé les arguments et les contre-arguments concernant les accusations portées contre lui. Socrate a utilisé la méthode socratique pour défendre sa position et réfuter les accusations, mettant en avant sa conception de la philosophie et de la vérité. Les témoignages de ses proches ont également contribué à renforcer l'image positive de Socrate en tant que philosophe vertueux et dévoué à la recherche de la sagesse et de la justice. Malgré ses efforts pour se défendre, Socrate a finalement été condamné à mort, marquant ainsi un épisode tragique dans l'histoire de la philosophie occidentale.
2. La réaction de Socrate face à la sentence
Après avoir écouté les plaidoiries des parties et ayant été déclaré coupable par le tribunal, Socrate a eu l'opportunité de présenter sa proposition de peine. Conformément à la coutume, l'accusé avait la possibilité de proposer une alternative à la peine de mort. Cependant, la réaction de Socrate face à la sentence a été marquée par un mélange de calme, de résolution et de rejet de toute compromission de ses principes. Au lieu de proposer une peine moins sévère, Socrate a choisi de rester fidèle à ses principes et de ne pas chercher à se soustraire à la justice. Il a affirmé que, plutôt que de recevoir une punition légère ou une amende, il méritait d'être récompensé pour son service à la cité plutôt que puni pour des accusations infondées. Socrate déclare : "Si j'étais acquitté, je vous le dis franchement, je m'en irais tout de suite, n'ayant jamais rien fait de contraire à l'habitude, pas plus maintenant qu'auparavant. Si vous me relâchez, vous me ferez du mal et des torts. En effet, il ne vous sera pas aisé de trouver un autre citoyen qui, au service de la cité, veuille, comme un témoin et comme un ami, vous être utile en allant, selon le besoin, exhorter chaque citoyen à cette pensée, à cette activité qu'il faut être supérieur à l'argent et à tout le reste." (Apologie de Socrate, 36d-37a)
Dans ces mots, Socrate exprime son engagement inébranlable envers la philosophie et son rôle de témoin et d'ami de la cité. Il met en évidence sa volonté de continuer à pratiquer la méthode socratique et d'encourager ses concitoyens à se soucier davantage de la vertu et de la sagesse plutôt que de biens matériels. Finalement, le tribunal a rejeté la proposition de peine de Socrate, et il a été condamné à mort par un vote serré. Face à cette sentence, Socrate a maintenu son calme et sa dignité, refusant de se laisser emporter par la colère ou la peur. Il a accepté la décision du tribunal comme une conséquence inévitable de son engagement philosophique et de sa quête de vérité.
Avant son exécution, Socrate a continué à discuter avec ses disciples et amis, faisant preuve d'un courage exemplaire et d'une sérénité qui ont marqué les esprits de ceux qui l'entouraient. Sa mort a été un moment tragique, mais son attitude stoïque face à la mort et son refus de renoncer à ses principes ont renforcé son image en tant que philosophe courageux et intègre. En somme, la réaction de Socrate face à la sentence de mort a été empreinte de courage et de résolution. Plutôt que de chercher à échapper à la justice ou de renoncer à ses principes, il a préféré accepter sa condamnation avec dignité, exprimant ainsi sa conviction profonde envers la philosophie et ses idéaux. Sa mort a marqué la fin de sa vie terrestre, mais son héritage philosophique et son influence sur la pensée occidentale perdurent à travers les siècles.
II. Analyse philosophique de l'Apologie
A. La philosophie socratique
1. L'ignorance comme source de sagesse
L'une des idées fondamentales que Socrate a développées dans ses dialogues, y compris dans l'Apologie de Socrate, est que l'ignorance consciente est la première étape vers la sagesse. Contrairement aux sophistes qui prétendaient posséder une connaissance absolue et dogmatique, Socrate reconnaissait ouvertement sa propre ignorance. Pour lui, cette prise de conscience de son manque de savoir était le point de départ de la quête de la vérité et de la sagesse. Socrate déclarait : "Je ne suis pas du tout sage, ni grand, ni même modérément sage, ce que disent beaucoup de gens. [...] Mais, Athéniens, ce que j'ai de meilleur, c'est l'obéissance à un dieu qui semble m'empêcher de me laisser croire être sage." (Apologie de Socrate, 23b-c)
Dans cette citation, Socrate exprime son désaccord avec ceux qui le considèrent comme un sage. Il attribue plutôt son "meilleur" atout à son "daimon," cette voix intérieure qui le prévient lorsqu'il risque de prendre une mauvaise décision. Cette voix l'empêche de se laisser illusionner par une fausse sagesse, l'incitant ainsi à chercher la vérité et à remettre en question ses propres croyances. Selon Socrate, l'humilité intellectuelle est essentielle pour entreprendre une quête véritable de la sagesse.
C'est en reconnaissant son ignorance qu'on ouvre la voie à l'apprentissage et à la découverte de la vérité. Socrate encourageait ses interlocuteurs à admettre qu'ils ne savaient pas tout, à questionner leurs propres convictions et à rechercher des réponses plus solides et plus éclairées. La fameuse maxime "Je sais que je ne sais rien" est souvent attribuée à Socrate, résumant parfaitement sa conception de la sagesse. Cette humble reconnaissance de l'ignorance permettait à Socrate de se défaire des préjugés et des croyances superficielles, le conduisant à poser des questions profondes sur des sujets tels que la vertu, la justice, la piété et la nature de l'âme. Un extrait de l'Apologie de Socrate illustre son approche philosophique : "Je me mets à questionner et à examiner celui qui semble être sage, et si cela apparaît vrai, je l'aide à penser qu'il n'est pas sage. [...] C'est par ce fait que j'en souffre, par l'embarras de mon entendement. C'est ce qui fait que, n'étant ni sage, ni assez sot pour me croire sage, je tombe dans l'embarras et en confusion." (Apologie de Socrate, 23c)
Cette citation montre comment Socrate utilisait la méthode socratique pour déconstruire les prétentions de sagesse des autres et pour les inciter à reconnaître leur propre ignorance. Son embarras intellectuel découlait de la confrontation de ses interlocuteurs à la réalité de leur ignorance, un processus indispensable pour commencer un véritable chemin vers la sagesse. En somme, Socrate considérait l'ignorance consciente comme la condition préalable à la quête de la sagesse. En reconnaissant ses limites intellectuelles, l'individu peut ouvrir son esprit à l'apprentissage et à l'auto-évaluation critique. L'humilité intellectuelle de Socrate a été une leçon durable pour la philosophie occidentale, encourageant les penseurs à remettre en question leurs propres croyances et à rechercher une compréhension plus profonde et plus véritable du monde qui les entoure.
2. L'importance de l'autocritique et de la recherche de la vérité
Socrate a grandement insisté sur l'importance de l'autocritique et de la recherche de la vérité dans sa méthode philosophique. Pour lui, la quête de la sagesse n'était pas seulement une exploration intellectuelle, mais aussi une démarche morale et spirituelle. Voici quelques points qui mettent en évidence l'importance de l'autocritique et de la recherche de la vérité selon Socrate :
a) Connaissance de soi : Socrate considérait que la connaissance de soi était la pierre angulaire de la sagesse. Il croyait fermement qu'en se connaissant soi-même, on est mieux équipé pour comprendre les autres et le monde qui nous entoure. L'autocritique est essentielle pour se confronter à ses propres limites, faiblesses et préjugés. En remettant continuellement en question ses propres convictions, on peut découvrir ses erreurs et ses illusions, et ainsi progresser vers une connaissance plus authentique.
b) Recherche de la vérité : Pour Socrate, la vérité était le fondement de la sagesse. Il considérait que la quête de la vérité était un devoir moral envers soi-même et envers la société. Cette recherche exigeante impliquait une remise en question constante des idées préconçues et des croyances dogmatiques. Socrate cherchait à comprendre les concepts essentiels de la vie, tels que la justice, la vertu et le bien, afin d'orienter son comportement et d'améliorer sa vie et celle des autres.
c) Méthode socratique : La méthode socratique, basée sur le questionnement et l'ironie, était un outil privilégié pour mettre en pratique l'autocritique et la recherche de la vérité. Socrate utilisait cette méthode pour confronter les autres à leurs croyances et leurs préjugés, les incitant ainsi à réfléchir profondément à leurs convictions. En interrogeant les autres de manière systématique, il encourageait la prise de conscience de l'ignorance et l'exploration de nouvelles perspectives.
d) Humilité intellectuelle : L'humilité intellectuelle était une vertu centrale pour Socrate. Elle découlait de sa reconnaissance de l'ignorance et de sa modestie quant à ses propres connaissances. L'humilité intellectuelle était une attitude qui lui permettait d'être ouvert à l'apprentissage continu et à l'amélioration de soi. Il considérait que personne n'était infaillible et que chacun avait la responsabilité de remettre en question ses propres croyances. Un extrait de l'Apologie de Socrate met en évidence l'importance de la recherche de la vérité et de l'autocritique : "Il est en effet bien peu d'hommes qui se soucient de la vérité, bien peu qui dédaignent la louange. [...] Ce sont là des choses qu'il ne m'appartient pas de rechercher en ce moment, et que je suis trop vieux pour m'en préoccuper. Pourtant je ne cesserai de pratiquer la philosophie et de vous exhorter, autant que je le pourrai, à vous appliquer vous-mêmes à cette vertu." (Apologie de Socrate, 33d-34b)
Dans cette citation, Socrate souligne la rareté de ceux qui recherchent activement la vérité et qui se détachent des louanges vaines. Malgré son âge avancé et la perspective de sa condamnation à mort, il continue à pratiquer la philosophie et à exhorter les autres à faire de même, démontrant ainsi l'importance continue de la recherche de la vérité et de la vertu dans sa vie. En somme, pour Socrate, l'autocritique et la recherche de la vérité étaient des piliers essentiels de la quête de la sagesse. Il considérait que cette démarche intellectuelle et morale était la voie vers une vie éthique et épanouissante. L'héritage philosophique de Socrate continue d'inspirer les penseurs et les chercheurs du monde entier à cultiver l'humilité intellectuelle, à remettre en question leurs propres convictions et à poursuivre la vérité avec ténacité et rigueur.
B. La méthode socratique
1. Le questionnement comme moyen d'éveiller les consciences
Le questionnement joue un rôle central dans la méthode philosophique de Socrate, et il est considéré comme un moyen puissant d'éveiller les consciences des individus. Socrate croyait que la véritable compréhension et la recherche de la vérité ne pouvaient être atteintes que par une introspection profonde et un examen critique de ses propres croyances. Voici comment le questionnement socratique sert à éveiller les consciences :
a) Remise en question des croyances : Le questionnement socratique commence souvent par la remise en question des croyances traditionnelles et des opinions courantes. Socrate encourageait ses interlocuteurs à examiner leurs propres convictions et à identifier les incohérences ou les faiblesses dans leurs raisonnements. En confrontant les individus à leurs propres croyances, il les incitait à remettre en question ce qu'ils pensaient savoir, les poussant ainsi à approfondir leur réflexion.
b) Prise de conscience de l'ignorance : Le questionnement socratique aboutit souvent à la prise de conscience de l'ignorance. En reconnaissant qu'ils ne savent pas tout, les interlocuteurs de Socrate devenaient plus humbles et plus ouverts à la recherche de la vérité. Cette prise de conscience de l'ignorance était pour Socrate le point de départ de la quête de la sagesse, car elle incitait les individus à chercher activement la connaissance et à améliorer leur compréhension du monde.
c) Exploration de nouvelles perspectives : Le questionnement socratique encourageait également les individus à explorer de nouvelles perspectives et à considérer des points de vue différents. En posant des questions provocatrices, Socrate stimulait la réflexion et poussait ses interlocuteurs à envisager des idées auxquelles ils n'avaient peut-être jamais pensé auparavant. Cette ouverture à de nouvelles possibilités élargissait leur horizon intellectuel et favorisait une pensée plus critique et nuancée.
d) Développement de la pensée critique : Le questionnement socratique favorisait le développement de la pensée critique chez les individus. En les incitant à justifier leurs opinions et à expliquer leurs raisonnements, Socrate les poussait à affiner leur pensée et à renforcer leurs arguments. Cette approche rigoureuse de la réflexion encourageait les interlocuteurs à évaluer leurs propres idées de manière plus approfondie et à éviter les raisonnements superficiels ou fallacieux. Un extrait de l'Apologie de Socrate illustre le pouvoir du questionnement dans l'éveil des consciences : "Et je suis persuadé que celui qui est destiné à être un homme de bien doit nécessairement étudier les raisons, pour faire un bon usage de la parole et des actes, n'est-ce pas, plutôt que de se laisser prendre et d'accepter en servitude la manière de penser et la manière d'agir des autres." (Apologie de Socrate, 31c)
Dans cette citation, Socrate souligne l'importance de l'étude critique des raisons et des arguments pour développer une pensée autonome et éclairée. Il encourage ses interlocuteurs à se libérer des influences extérieures et à se forger leur propre manière de penser et d'agir.
Le questionnement socratique est un puissant moyen d'éveiller les consciences en encourageant la remise en question des croyances, la prise de conscience de l'ignorance et l'exploration de nouvelles perspectives. Il favorise le développement de la pensée critique et incite les individus à chercher activement la vérité. L'héritage philosophique de Socrate continue d'inspirer les penseurs du monde entier à adopter une approche interrogative et réflexive dans leur quête de la sagesse et de la connaissance.
2. Le rôle de l'ironie dans la recherche de la vérité
L'ironie joue un rôle significatif dans la méthode philosophique de Socrate et dans sa quête de la vérité. Connu sous le nom d'"ironie socratique," ce procédé retors consiste à feindre l'ignorance ou l'incompréhension pour amener les interlocuteurs à réfléchir plus profondément sur leurs croyances et à rechercher des réponses plus éclairées. Voici comment l'ironie contribue à la recherche de la vérité selon Socrate :
a) Remise en question des certitudes : L'ironie socratique déstabilise les certitudes et les croyances fermement ancrées chez les interlocuteurs. En posant des questions feintes d'ignorance, Socrate encourage ses interlocuteurs à expliquer et à défendre leurs idées, mais aussi à réaliser leurs propres contradictions ou leurs raisonnements superficiels. Cette remise en question des certitudes ouvre la voie à une exploration plus profonde et à une remise en question critique des croyances préconçues.
b) Incitation à la réflexion : L'ironie socratique suscite l'effervescence intellectuelle en stimulant la réflexion des interlocuteurs. En feignant l'incompréhension ou en adoptant un ton d'innocence, Socrate amène ses interlocuteurs à creuser davantage dans leurs raisonnements et à chercher des réponses plus étoffées. Cette incitation à la réflexion pousse les individus à explorer différents angles de vue et à considérer des possibilités auxquelles ils n'avaient peut-être pas pensé auparavant.
c) Révélation de l'ignorance : L'ironie socratique met souvent en lumière l'ignorance des interlocuteurs, y compris celle de Socrate lui-même. En reconnaissant leur ignorance commune, Socrate établit un terrain d'égalité intellectuelle où l'apprentissage mutuel est favorisé. Cette révélation de l'ignorance est considérée par Socrate comme le point de départ de la recherche de la vérité, car elle incite les individus à ne pas se contenter de leurs croyances superficielles, mais à chercher activement la connaissance.
d) Cultivation de l'humilité intellectuelle : L'ironie socratique favorise le développement de l'humilité intellectuelle chez les interlocuteurs. En feignant l'ignorance, Socrate met en évidence l'importance de reconnaître que personne ne détient une connaissance absolue et que l'on peut toujours apprendre des autres. Cette humilité intellectuelle encourage les individus à écouter et à considérer les perspectives d'autrui, renforçant ainsi l'esprit d'ouverture et de collaboration dans la recherche de la vérité. Un extrait de l'Apologie de Socrate met en évidence l'utilisation de l'ironie dans la recherche de la vérité : "J'ai répondu aux hommes qui se croyaient savants qu'ils ne l'étaient pas. [...] C'est ce qui fait que, n'étant ni sage, ni assez sot pour me croire sage, je tombe dans l'embarras et en confusion." (Apologie de Socrate, 23c)
Dans cette citation, Socrate explique comment il utilise l'ironie pour remettre en question les prétentions de sagesse des autres et pour les inciter à reconnaître leur propre ignorance. Son "embarras et en confusion" découle de sa conscience de l'ignorance commune et de son engagement à chercher la vérité au-delà des illusions de savoir. En somme, l'ironie socratique joue un rôle crucial dans la recherche de la vérité en remettant en question les certitudes, en incitant à la réflexion, en révélant l'ignorance commune et en cultivant l'humilité intellectuelle. Cette approche dialectique stimulante a laissé un héritage durable dans la pensée philosophique et continue d'inspirer les chercheurs et les penseurs à approfondir leur quête de la vérité avec rigueur, ouverture d'esprit et autodérision.
C. La figure de Socrate
1. Socrate comme modèle de vie philosophique
Socrate est devenu un modèle emblématique de vie philosophique, et son influence en tant que philosophe exemplaire résonne à travers les siècles. Sa vie et son enseignement ont inspiré de nombreux penseurs et chercheurs à adopter une approche philosophique dans leur propre existence. Voici quelques éléments qui font de Socrate un modèle de vie philosophique :
a) Engagement envers la vérité : Socrate a placé la recherche de la vérité au cœur de sa vie. Son inlassable quête de la sagesse l'a poussé à remettre en question les idées reçues et à ne jamais se contenter de connaissances superficielles. Son dévouement à la vérité l'a conduit à accepter les conséquences de ses actions, même face à la condamnation à mort. Pour Socrate, la vérité était une valeur fondamentale qui méritait d'être poursuivie malgré les obstacles et les dangers.
b) Humilité intellectuelle : Socrate incarnait l'humilité intellectuelle, reconnaissant avec honnêteté sa propre ignorance et celle des autres. Son célèbre adage "Je sais que je ne sais rien" démontre son absence d'orgueil intellectuel et sa disposition à apprendre continuellement. Cette humilité intellectuelle l'a rendu ouvert aux critiques et aux enseignements des autres, favorisant ainsi un dialogue constructif et une pensée collaborative.
c) Engagement civique et éthique : Socrate considérait la philosophie comme une activité intrinsèquement liée à la vie en société. Il avait à cœur d'améliorer la vie de ses concitoyens en les incitant à la vertu et à la recherche de la vérité. Sa mission consistait à élever les âmes et à encourager ses compatriotes à mener une vie plus réfléchie et plus vertueuse. Socrate était profondément engagé dans les affaires civiques, mettant en pratique ses principes philosophiques dans la vie quotidienne.
d) Courage moral et intégrité : La vie de Socrate est marquée par son courage moral et son intégrité. En refusant de se compromettre avec ses principes, même lorsqu'il était confronté à la mort, Socrate a montré une détermination inébranlable à défendre la vérité et la justice. Sa résolution face à la sentence de mort a renforcé son statut d'exemple de courage philosophique, inspirant ainsi les générations futures à rester fidèles à leurs convictions, peu importe les circonstances.
e) Influence durable sur la pensée occidentale : L'héritage philosophique de Socrate a perduré à travers les siècles et a influencé profondément la pensée occidentale. Ses enseignements ont été transmis par ses disciples, tels que Platon et Xénophon, et ont eu un impact significatif sur le développement de la philosophie. De nombreux philosophes, de l'Antiquité jusqu'à nos jours, ont puisé leur inspiration dans la méthode socratique de questionnement et d'exploration de la vérité. Un extrait de l'Apologie de Socrate révèle la portée de son influence sur les générations futures : "Quand, Athéniens, vous vous adonnerez à la recherche de la vertu et que vous y trouverez plus de mal que de bien, souvenez-vous alors de moi et de la manière dont je vous ai traités, alors que vous m'aviez donné la réputation de sagesse, et de ce qui m'a été reproché, et que moi, avec l'aide de Dieu, je vous ai répondu." (Apologie de Socrate, 36d)
Dans cette citation, Socrate exhorte ses concitoyens à se tourner vers la recherche de la vertu, en se rappelant de son exemple et de la manière dont il a traité la réputation de sagesse qui lui avait été attribuée. Il invite les générations futures à poursuivre la quête de la vérité, à s'efforcer d'être moralement justes et à être guidées par des principes élevés. En somme, Socrate est devenu un modèle de vie philosophique grâce à son engagement envers la vérité, son humilité intellectuelle, son courage moral, son intégrité et son influence durable sur la pensée occidentale. Sa vie et son enseignement continuent
2. La dimension prophétique de Socrate : le "daimon" et la mission divine
La dimension prophétique de Socrate : le "daimon" et la mission divine Dans les écrits de Platon, Socrate est présenté comme ayant une dimension prophétique, liée à son "daimon" personnel. Le "daimon" de Socrate était une voix intérieure ou un signe divin qui le guidait et l'avertissait dans certaines situations importantes de sa vie. Cette dimension mystique a ajouté une autre dimension à la figure de Socrate, le reliant à une mission divine et à une sagesse supérieure.
a) Le daimon de Socrate : Le "daimon" de Socrate est décrit comme une voix ou un pressentiment divin qui lui parlait dans des moments cruciaux de sa vie. Il n'était pas un dieu au sens traditionnel, mais plutôt une sorte de guide spirituel ou une présence surnaturelle qui l'influençait. Ce "daimon" agissait comme un avertissement ou un conseiller, dissuadant Socrate de prendre certaines décisions ou l'encourageant dans certaines situations. Cette voix intérieure était considérée comme une source de sagesse et de prévoyance.
b) La mission divine de Socrate : Socrate croyait fermement qu'il avait été investi d'une mission divine par les dieux. Il était convaincu que sa vocation était de promouvoir la philosophie, de questionner les autres et de les inciter à rechercher la vérité. Il considérait cette mission comme un devoir envers les dieux et la société. Le "daimon" jouait donc un rôle central dans sa mission divine, en le guidant dans sa quête de sagesse et en l'encourageant à accomplir son rôle de philosophe et de témoin de la vérité.
c) La relation avec les dieux : Socrate entretenait une relation particulière avec les dieux, et il leur attribuait une place essentielle dans sa vie. Il se considérait comme un serviteur des dieux et estimait que la philosophie était un moyen de s'aligner avec leur volonté divine. Cette relation avec les dieux renforçait sa conviction que sa mission était d'engager ses concitoyens dans une quête de la vérité et de les amener à une vie plus vertueuse.
d) L'accusation d'impiété : La croyance en son "daimon" et sa mission divine ont été l'une des raisons pour lesquelles Socrate a été accusé d'impiété. À l'époque, les Athéniens étaient profondément religieux, et la notion d'un "daimon" personnel et d'une mission divine semblait menacer l'ordre établi et les dieux vénérés. Lors de son procès, les accusations d'impiété ont été utilisées pour dépeindre Socrate comme un subversif, remettant en question les croyances traditionnelles de la société. Un extrait de l'Apologie de Socrate évoque la dimension prophétique de Socrate et son rapport avec son "daimon" : "C'est cet esprit qui me retient de m'engager dans la politique ; et je m'obstine à le suivre, et ne m'occupe ni des affaires de l'État, ni de ma propre fortune, ni de quelque autre de ces choses qui concernent les riches ; j'attends de ce que je fais mes profits, si je puis dire ainsi, en attendant une certaine révélation que je reçois. [...] C'est là, Athéniens, ce que je tiens pour ordre des dieux et que je me suis fait un devoir de suivre, et c'est là ce que j'appelle mon démon." (Apologie de Socrate, 31c-d)
Dans cette citation, Socrate évoque son "daimon" comme la force qui le retient de s'impliquer dans la politique et de poursuivre les richesses matérielles. Il affirme que suivre cette voix intérieure est un devoir envers les dieux et qu'il considère cela comme un moyen d'obtenir des révélations et des enseignements spirituels. En somme, la dimension prophétique de Socrate, associée à son "daimon" et à sa mission divine, ajoute une dimension mystique à sa vie philosophique. Cette croyance en un guide spirituel intérieur et en une mission des dieux a renforcé son engagement envers la recherche de la vérité et sa détermination à suivre le chemin de la philosophie, même au péril de sa vie. Cette dimension mystique et prophétique a contribué à faire de Socrate un modèle intemporel de vie philosophique, inspirant les générations futures à chercher la vérité avec courage et dévotion.
D. L'influence de l'Apologie de Socrate dans la philosophie occidentale
1. La filiation de la pensée socratique chez les disciples de Socrate
La filiation de la pensée socratique chez les disciples de Socrate La pensée socratique a laissé un héritage durable à travers ses disciples, qui ont cherché à perpétuer et à développer les enseignements de Socrate. Parmi les disciples les plus influents de Socrate, on compte notamment Platon et Xénophon. Leurs écrits et leur interprétation de la philosophie de Socrate ont joué un rôle clé dans la préservation et la transmission de sa pensée. Voici comment la filiation de la pensée socratique s'est manifestée chez les disciples de Socrate :
a) Platon : Platon est sans doute le disciple le plus célèbre de Socrate. Il a été profondément marqué par les enseignements et la personnalité de son maître. Bien que Socrate n'ait rien écrit, c'est à travers les dialogues de Platon que nous avons un accès direct à la philosophie socratique. Platon a utilisé la figure de Socrate comme personnage central de ses dialogues, dans lesquels Socrate pose des questions et guide la réflexion de ses interlocuteurs. Platon a développé et approfondi les idées de Socrate, en particulier sur des sujets tels que la connaissance, la justice, la vertu et la nature de l'âme. Il a également intégré les notions de l'humilité intellectuelle et de l'ironie socratique dans ses dialogues. La théorie des Idées, selon laquelle les objets du monde sensible ne sont que des reflets imparfaits des Idées éternelles et immuables, est l'un des concepts clés développés par Platon et qui trouve ses racines dans les réflexions socratiques sur la connaissance et la vérité.
b) Xénophon : Xénophon était un autre disciple important de Socrate, dont les écrits ont également contribué à préserver les enseignements de son maître. Xénophon a notamment relaté les conversations et les leçons de Socrate dans ses œuvres "Mémorables" et "Apologie de Socrate". Bien que son approche soit plus pragmatique que celle de Platon, Xénophon a mis l'accent sur l'importance de la vertu, de la piété et de la discipline morale, des thèmes centraux dans la philosophie socratique.
c) Autres disciples : Outre Platon et Xénophon, d'autres disciples de Socrate ont également contribué à la transmission de sa pensée et à la préservation de son héritage philosophique. Des penseurs tels que Aristippe de Cyrène, Antisthène et Euclide ont été influencés par les enseignements de Socrate et ont développé leurs propres écoles de pensée, connues sous le nom de "socratiques". Bien que leurs interprétations de la philosophie de Socrate puissent varier, ces disciples ont tous cherché à poursuivre la quête de la vérité et de la sagesse, dans la lignée de leur maître. La filiation de la pensée socratique s'est poursuivie bien au-delà des disciples directs de Socrate. Les écoles philosophiques ultérieures, comme l'Académie de Platon et le Lycée d'Aristote, ont été profondément influencées par la philosophie socratique. L'héritage de Socrate a également laissé une empreinte durable sur la pensée occidentale, influençant des penseurs tels que les stoïciens, les néoplatoniciens et les penseurs de la Renaissance.
La filiation de la pensée socratique chez les disciples de Socrate a été essentielle pour préserver et développer les enseignements de ce grand philosophe. Les écrits de Platon, Xénophon et d'autres disciples ont permis de transmettre la méthode socratique, les idées et la quête de la vérité à travers les générations. L'influence de Socrate sur la philosophie occidentale reste profondément ancrée, et sa recherche de la sagesse continue de nous inspirer à ce jour.
2. L'héritage de Socrate dans la pensée antique et contemporaine
L'héritage de Socrate dans la pensée antique a été considérable, influençant de manière significative les philosophes de l'époque et les écoles de pensée qui ont suivi. De même, son impact sur la pensée contemporaine reste profond, car de nombreux aspects de sa philosophie continuent de résonner et d'inspirer les penseurs d'aujourd'hui. Voici comment l'héritage de Socrate se manifeste dans la pensée antique et contemporaine :
a) Dans la pensée antique :
1. Platon : Comme mentionné précédemment, Platon était un disciple de Socrate et a joué un rôle majeur dans la préservation et le développement de sa philosophie. Les dialogues de Platon mettant en scène Socrate ont transmis ses méthodes d'interrogation et sa quête de la vérité. Platon a également élaboré des concepts philosophiques clés, tels que la théorie des Idées, qui trouvent leurs racines dans la pensée socratique.
2. Aristote : Aristote, élève de Platon, a également été influencé par la pensée socratique. Bien qu'il ait développé sa propre approche philosophique, on retrouve des échos de l'approche socratique dans sa méthode d'enquête et dans son insistance sur la recherche de la vérité par le raisonnement et l'observation.
3. Les écoles socratiques : Les disciples de Socrate, tels qu'Antisthène et Aristippe, ont fondé des écoles philosophiques distinctes qui ont été étiquetées comme des écoles socratiques. Ces écoles ont continué à promouvoir certaines des idées clés de Socrate, telles que la quête de la vertu et de la sagesse, ainsi que l'importance de l'humilité intellectuelle.
b) Dans la pensée contemporaine :
1. Méthode socratique : La méthode socratique, basée sur le questionnement et l'exploration de la vérité, continue d'influencer la pensée contemporaine. De nombreux chercheurs, enseignants et penseurs utilisent encore aujourd'hui cette approche pour encourager la réflexion critique et l'analyse rigoureuse.
2. Éthique et vertu : Les concepts éthiques et les idées de Socrate sur la vertu ont inspiré de nombreux philosophes contemporains à explorer les questions morales et à chercher des principes éthiques pour guider leur vie. L'idée d'une vie bonne, basée sur la recherche de la vérité et de la vertu, reste pertinente dans la réflexion éthique moderne.
3. Humilité intellectuelle : L'importance de l'humilité intellectuelle, une vertu clé dans la philosophie socratique, a également été reconnue dans la pensée contemporaine. Les chercheurs et les penseurs contemporains reconnaissent l'importance d'être conscients de notre ignorance et d'être ouverts à l'apprentissage continu.
4. Dialogue et débat : L'approche socratique du dialogue et du débat a eu une influence durable sur la pensée contemporaine, en particulier dans les domaines de l'éducation, de la philosophie et du débat public. L'encouragement à remettre en question ses propres croyances et à rechercher activement la vérité continue d'être un pilier dans la poursuite du savoir.
L'héritage de Socrate dans la pensée antique et contemporaine reste un pilier fondamental de la philosophie occidentale. Sa méthode socratique, sa recherche de la vérité, son engagement envers la vertu et l'humilité intellectuelle continuent d'influencer les penseurs d'aujourd'hui. L'héritage de Socrate est un rappel intemporel de l'importance de la réflexion critique, de la quête de la sagesse et de l'épanouissement moral dans notre quête de compréhension du monde et de nous-mêmes.
III. Conclusion
A. La portée éternelle de l'Apologie de Socrate
L'Apologie de Socrate, écrite par Platon, est un texte d'une portée éternelle qui transcende le temps et continue d'inspirer les générations successives. Ce plaidoyer en défense de Socrate lors de son procès est bien plus qu'un simple récit historique ; il présente des thèmes et des idées intemporels qui restent pertinents dans la pensée et la société contemporaines. Voici comment l'Apologie de Socrate conserve sa portée éternelle :
1. La quête de la vérité et la méthode socratique : Au cœur de l'Apologie se trouve la quête de la vérité, l'engagement absolu de Socrate pour la recherche du savoir et de la sagesse. La méthode socratique, basée sur le questionnement et le dialogue, est présentée comme un moyen infaillible de découvrir la vérité et de se rapprocher de la connaissance. Cette approche philosophique de l'interrogation critique et de l'exploration continue de guider les penseurs contemporains dans leur quête de la vérité et de la compréhension du monde.
2. L'importance de l'autocritique et de l'humilité intellectuelle : L'Apologie met en lumière l'humilité intellectuelle de Socrate, qui reconnaît sincèrement son ignorance et son désir de rechercher la sagesse. Cette notion d'autocritique et d'humilité intellectuelle reste une valeur essentielle dans la pensée contemporaine, encourageant les individus à être conscients de leurs limites de connaissance et à rester ouverts à l'apprentissage continu.
3. Le courage moral et la fidélité aux principes : Socrate a fait preuve d'un courage moral exceptionnel en refusant de se conformer aux attentes de la société et en restant fidèle à ses principes, même face à la mort. Ce courage moral inspire toujours les individus à défendre leurs convictions et à agir selon leurs valeurs, indépendamment des pressions sociales ou des conséquences potentielles.
4. La dimension prophétique et la mission divine : L'idée du "daimon" personnel de Socrate et de sa mission divine a donné une dimension mystique à l'Apologie. Cette dimension prophétique souligne l'idée que la quête de la vérité et la recherche de la sagesse sont des entreprises d'une portée spirituelle. Cette notion de mission personnelle et de connexion avec quelque chose de plus grand que soi continue de susciter une réflexion sur le sens de la vie et sur la quête de notre propre mission dans le monde.
5. L'exemple de vie philosophique : L'Apologie présente Socrate comme un modèle de vie philosophique, incitant les lecteurs à contempler les valeurs et les vertus qu'il incarnait. Sa vie exemplaire et son engagement envers la philosophie servent de guide aux penseurs contemporains, les encourageant à mener une vie réfléchie, éthique et philosophique.
La portée éternelle de l'Apologie de Socrate réside dans sa capacité à transcender l'histoire et à continuer d'inspirer les générations successives. Les idées et les thèmes abordés dans ce texte restent pertinents dans la pensée contemporaine, et l'héritage philosophique de Socrate continue d'enrichir notre compréhension de la vérité, de la vertu et de la sagesse. L'Apologie de Socrate demeure ainsi un témoignage intemporel du pouvoir de la philosophie et de la recherche de la vérité pour éclairer et guider nos vies.
B. L'importance de la philosophie socratique dans notre société moderne
La philosophie socratique conserve une importance pertinente et significative dans notre société moderne. Les enseignements de Socrate et sa méthode de questionnement critique continuent d'avoir un impact profond sur notre compréhension du monde et de nous-mêmes. Voici quelques raisons qui démontrent l'importance de la philosophie socratique dans notre société moderne :
1. Pensée critique et dialogue ouvert : La méthode socratique, basée sur le questionnement et le dialogue ouvert, encourage la pensée critique et la réflexion profonde sur des sujets complexes. Dans un monde rempli d'informations, de désinformation et de fausses nouvelles, cette approche philosophique est cruciale pour développer des compétences d'analyse et de discernement chez les individus. La philosophie socratique nous incite à remettre en question nos propres croyances, à considérer différentes perspectives et à chercher activement la vérité.
2. Humilité intellectuelle et apprentissage continu : L'importance de l'humilité intellectuelle, qui consiste à reconnaître notre ignorance et à rester ouverts à l'apprentissage, est essentielle dans notre société moderne. Face à des connaissances en constante évolution et à des défis complexes, l'humilité intellectuelle nous permet d'admettre que nous ne savons pas tout et d'être disposés à apprendre des autres et de nouvelles idées.
3. Éthique et responsabilité : La philosophie socratique met l'accent sur l'importance de la vertu, de la justice et de la responsabilité individuelle. Dans notre société moderne, où les décisions éthiques et morales sont de plus en plus complexes, ces principes philosophiques nous aident à orienter nos actions et nos choix de manière responsable et éthique.
4. Rôle de la philosophie dans la vie quotidienne : La philosophie socratique nous rappelle que la recherche de la vérité et de la sagesse n'est pas réservée aux académiciens ou aux penseurs professionnels, mais qu'elle est pertinente dans la vie quotidienne de chacun. Cette philosophie nous incite à vivre de manière réfléchie et à nous engager dans des conversations significatives avec les autres.
5. Tolérance et ouverture d'esprit : La méthode socratique encourage l'écoute active et l'ouverture d'esprit envers les perspectives différentes. Dans notre société moderne, caractérisée par des débats polarisés et des divisions idéologiques, cette approche philosophique est essentielle pour favoriser le dialogue constructif et le respect mutuel. 6. Sagesse dans les prises de décision : La philosophie socratique nous rappelle l'importance de ne pas prendre de décisions hâtives ou basées sur des préjugés, mais plutôt de rechercher des raisons justes et des arguments solides. Cette approche peut être appliquée dans de nombreux domaines de notre vie, que ce soit en politique, en économie, en éthique professionnelle ou dans nos relations interpersonnelles.
La philosophie socratique joue un rôle essentiel dans notre société moderne en encourageant la pensée critique, l'humilité intellectuelle, l'éthique, la responsabilité, la tolérance et l'ouverture d'esprit. Elle nous incite à être des penseurs actifs et responsables, prêts à rechercher la vérité et à agir de manière éthique dans nos vies quotidiennes. L'héritage de Socrate continue de nous inspirer à être des individus éclairés et engagés, capables de relever les défis contemporains avec sagesse et réflexion.
C. Invitation à poursuivre la quête de la vérité et de la sagesse grâce à la méthode socratique
La philosophie socratique, avec sa méthode de questionnement et de recherche de la vérité, nous invite à poursuivre la quête de la sagesse de manière active et persévérante. Cette approche philosophique nous rappelle que la recherche de la vérité est un processus continu et jamais abouti. Voici comment la méthode socratique nous encourage à poursuivre cette quête :
1. Questionner nos croyances : La méthode socratique nous incite à questionner nos croyances, nos opinions et nos préjugés. Elle nous pousse à examiner de manière critique nos convictions, à identifier les faiblesses de nos arguments et à être ouverts à la possibilité de changer d'avis. En remettant en question nos propres croyances, nous pouvons nous rapprocher de la vérité et affiner notre compréhension du monde.
2. Rechercher la sagesse à travers le dialogue : La méthode socratique repose sur le dialogue et l'échange d'idées avec les autres. En engageant des conversations constructives, nous pouvons bénéficier des perspectives et des connaissances des autres, ce qui élargit notre compréhension et nous permet de voir les choses sous différents angles. La recherche de la sagesse devient ainsi un effort collectif, où chacun contribue à l'enrichissement mutuel.
3. Reconnaître notre ignorance : Socrate avait coutume de dire "Je sais que je ne sais rien". Reconnaître notre propre ignorance est la première étape pour poursuivre la quête de la vérité. Cette humilité intellectuelle nous empêche de tomber dans l'arrogance et nous encourage à rester ouverts à l'apprentissage tout au long de notre vie.
4. Faire preuve de curiosité et de persévérance : La méthode socratique exige de la curiosité intellectuelle et de la persévérance. Elle nous incite à poser des questions difficiles, à chercher des réponses et à continuer à explorer, même lorsque les réponses ne sont pas évidentes. La quête de la vérité est un voyage complexe et sans fin, mais c'est l'engagement envers ce processus qui nous permet de grandir intellectuellement et spirituellement.
5. Intégrer la philosophie dans notre vie quotidienne : La philosophie socratique nous invite à intégrer la recherche de la vérité et de la sagesse dans notre vie quotidienne. Au-delà des débats académiques, nous pouvons appliquer les principes de la méthode socratique dans nos prises de décision, nos relations avec les autres et notre manière de voir le monde. En adoptant une approche philosophique dans notre vie, nous devenons des citoyens plus réfléchis et responsables.
La méthode socratique est une invitation à poursuivre la quête de la vérité et de la sagesse de manière active et engagée. Elle nous encourage à questionner nos croyances, à dialoguer avec les autres, à reconnaître notre ignorance et à faire preuve de curiosité et de persévérance dans notre recherche de la vérité. En suivant cette approche philosophique, nous pouvons continuer à grandir intellectuellement et spirituellement, enrichir notre compréhension du monde et de nous-mêmes, et ainsi, contribuer à un monde plus éclairé et réfléchi. La méthode socratique reste un héritage précieux qui continue de guider les penseurs de toutes les époques vers la quête éternelle de la sagesse et de la vérité.
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